Des Touaregs aux Lentillères ?



Lors de la dernière fête des Lentillères, dans la lignée des « Quartier Libre », une nouvelle brochure paraissait. Dans ce cours entretien, Bilal nous réexplique comment et pourquoi une communauté touareg s’est installée et vit désormais sur ces terres occupées. Il y a 3 ans, dans Quartier Libre N°1, il nous emmenait sur les chemins des Lentillères et sur ceux de son désert natal.

Sur l’illustration, on lit en Tifinagh :
Les amis, écoutez et vous apprendrez
Moi, c’est mon coeur qui a brûlé...

Il s’agit de la première chanson du groupe de musique Tinariwen : Imidiwan Sajdat tislim. Cette chanson parle de comment vivent les Touaregs, et appelle les touaregs à s’unir dans la lutte pour garder leur territoire.

« En 2012, pas mal de touaregs sont arrivés à Dijon. Ils ont d’abord habité au premier squat de la Boucherie, rue Bertillon, à côté du Quartier Libre des Lentillères. Au début, ils étaient juste 3 ou 4. Ils sont ensuite passés par le squat de Pôle Emploi, boulevard de Chicago, jusqu’à arriver à celui de Cap Nord. En 2015 il y a eu une nouvelle vague : ils sont devenus beaucoup plus nombreux.
Les gens des Lentillères aident beaucoup à l’ouverture des squats et c’est comme ça qu’il y a eu une rencontre. La première approche, c’était des Touaregs qui grattaient en acoustique au squat de Pôle Emploi à qui on a proposé de venir jouer à la Fête de Printemps de 2015. Ça a beaucoup aidé au rapprochement, jusqu’en 2016 où quelques Touaregs plus habitués des lieux sont venus habiter de leur initiative aux Lentillères.
Après l’expulsion du squat de Cap Nord en 2016, toutes les personnes migrantes qui y vivaient se sont retrouvées à la rue. Une décision a été prise d’accueillir les gens au camping en attendant de trouver une solution. Après une quinzaine de jours, le squat XXL, à côté de l’Espace Autogéré des Tanneries, a été ouvert. Tout le monde est parti y vivre, sauf un groupe de Touaregs qui n’ont pas démonté leurs tentes et ont préféré rester à l’ombre des arbres du camping des Lentillères.
Leurs compatriotes les ont rejoints petit à petit sur place, jusqu’à se retrouver à une petite cinquantaine. Ils n’avaient plus envie de retourner au squat XXL : tout ce qu’ils voulaient, c’était rester sur le Quartier. On est arrivé au début de l’hiver, et alors les Lentillères ont décidé de les loger. Des gens ont libéré des caravanes pour qu’ils s’y installent, des collectifs les ont accueilli dans leur cabane ou leur maison retapée pour vivre avec : depuis, les Touaregs sont toujours sur place, ils sont une trentaine aujourd’hui.

Si les Touaregs sont là c’est d’abord par besoin. Mais ce qu’on trouve ici aussi, c’est une forme de liberté. On ne vit pas en appartement, mais dans des caravanes, alors la vie est plus ouverte. C’est un peu comme une tente : tu sors, tu profites de la nature, tu as l’air autour, tu sens : il y a la forêt. Même si le désert n’est pas la forêt, c’est les arbres, les plantes, le vent : tout ça, on l’a dans le sang. La vie en appartement ça semble impossible pour nous les Touaregs.
Il y a aussi le côté festif. Les Touaregs ont une culture de la fête : chanter, faire de la musique, danser, crier. Il y a beaucoup de concerts ici auxquels on est content de pouvoir participer (car c’est prix libre), on a même organisé nous-mêmes des concerts. Ici on peut chanter, crier sur la musique et on va rien nous dire, il y a toute cette liberté-là jusque dans les concerts. On n’a pas peur du regard et des jugements, on est à l’aise ici.
Et après, ça permet aussi de se retrouver ensemble dans un même endroit : c’est la communauté, le collectif et la solidarité. Quand il y a besoin, tout le monde se retrouve ensemble. Si des gens ont du mal à trouver un document, ils n’ont pas besoin d’appeler, ils demandent à leur voisin francophone qui leur explique en 20 minutes et c’est bon.
Toute notre vie de d’habitude, on a pu la retrouver ici.

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De vivre ici, ça permet d’apprendre beaucoup de choses qu’on ne connaissait pas avant. Le monde occidental déjà : même si la vie aux Lentillères est très différente, il y a la culture du reste de la société européenne. Normalement, quand tu es en demande d’asile, tu es en foyer, tout seul. C’est dur de te faire des ami·es ou de savoir quoi faire, où sortir, comment rencontrer des gens, parce que tu ne sais pas comment te comporter. Ici tu rencontres des Français·es, tu es à l’aise, tu peux faire des rencontres, vivre des relations amoureuses. C’est grâce à la convivialité ici, et aussi à la pratique de la langue avec la vie quotidienne.

Ça fait aussi comprendre le côté un peu politique, comment ça se passe en France : il y a beaucoup de choses que les Touaregs ont compris sur l’actualité grâce à cette vie quotidienne avec les gens.
Nous les Touaregs, on est né dans une lutte : on a quitté une lutte en quittant notre pays, et ici c’est aussi un monde de luttes qu’on a rencontré. Ça, ça fait que c’est beaucoup plus facile de se comprendre, de s’entendre, parce qu’il y a des points communs là-dedans. Les Touaregs luttent pour l’Azawad depuis l’indépendance du Mali. Ils doivent s’exiler à cause de la persécution depuis 2012. C’est la première fois dans l’Histoire que les Touaregs ont du quitter leur pays de manière aussi massive. Quitter un endroit en lutte pour un autre en lutte c’est pas dépaysant. En plus, les gens des Lentillères connaissent la lutte de l’Azawad, ils soutiennent ça dans leur cœur.

Sûrement que nous les Touaregs, on a apporté aux Lentillères la volonté de faire des choses, parce qu’on est dans un monde de lutte depuis longtemps alors on a déjà cette pratique de manifester, apporter de l’aide, faire une bouffe typique à l’occasion, faire de la musique pour soutenir la cause.
La musique pour nous c’est notre première arme. C’est une musique qui est née dans la souffrance des révoltes, dans la souffrance d’un peuple opprimé. Même si les gens ne comprennent pas les paroles, en entendant cette musique qui vient des chants traditionnels, tu as des images qui te font comprendre les paroles. Ça parle de l’amour, de l’humanité. Mais surtout, ça parle de lutte, de chanter pour se motiver, pour sensibiliser la jeunesse à se révolter contre l’injustice. Ça parle de l’amour du désert qui est tellement sauvage et hyper riche de toutes les matières dont le monde a besoin, mais qui est en train d’être exploité d’une façon pas correcte, d’une façon qui ne pense pas au futur, où les entreprises s’en foutent du désert, des gens, de ce qu’on fait des déchets nucléaires. Le monde du désert il vivait jusque là sans toutes ces richesses, avec peu, mais il y a ces choses maudites qui sont sous le sable et dont tout le monde a besoin, et dans lequel les Touaregs n’ont aucun intérêt, bien au contraire, ils ont à y perdre leur vie, leur santé, leur futur.

Toutes ces chansons dont on parlait c’est toujours en tamasheq. Le fondateur de Tinariwen dit que pour eux, l’objectif c’est de parler tamasheq, pour que les gens entendent cette langue. Depuis les années 2000 ils n’arrêtent pas : partout dans le monde ils chantent et diffusent cette langue. C’est pour faire connaître, pas parce qu’on ne veut pas chanter dans d’autres langues.
Le tamasheq c’est une vieille langue de la famille berbère, comme tamazigh, et plein d’autres. C’est une langue parlée et écrite, avec un alphabet spécial, l’alphabet tifinagh. On la trouve partout dans le désert, avec parfois des inscriptions très anciennes sur les pierres et les cailloux.
Mais à cause de l’arabisation puis de la colonisation française, la langue et la culture d’origine des Touaregs se perdent peu à peu. On a essayé de transformer les Touaregs pour qu’illes deviennent comme les colons : c’est ce que la France a fait en essayant de leur apprendre le français. Les Arabes c’est pareil, ils ont envahi le nord de l’Afrique pour que tout le monde devienne musulman et devienne arabe, alors que l’islam pourrait être pratiqué avec n’importe quelle langue, pas seulement l’arabe.
En plus, aucun pays ne représente cette langue et cette culture pour les défendre. C’est pour ça que les Touaregs se battent aussi. C’est une lutte pour sauver la culture et l’identité pour ne pas que ça disparaisse, pour ne pas qu’on l’oublie.

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Si la France essaie de conquérir et dominer ces territoires, c’est pour les contrôler, parce qu’il y a ces intérêts du pétrole dans le désert qui poussent comme les mauvaises herbes ici. Pour avoir ces choses, il faut transformer la population de cette zone. Il faut changer la mémoire, coloniser, apprendre le français. Apprendre la langue, ça peut être une richesse mais là c’est pas ça : c’est faire oublier ce qu’il y avait avant.
Si la France venait et disait : « il y a des Touaregs, on va les faire travailler tous ensemble, mettre de l’eau ici et des choses qui servent à la vie et ne laissent pas de maladie », les Touaregs seraient contents ! Mais ce n’est pas ce que fait la France : elle forme des gens qui foutent le bordel, et ensuite elle vient pour défendre. Je me souviens d’avoir vu des casernes militaires françaises en plein milieu du désert : c’est pas là que sont les touristes, ce n’est pas eux que la France protège. Tu vois bien, il y a des travaux, des chantiers derrière ces casernes : ils creusent la terre, la France est juste là pour prendre ce qu’elle veut dans le sol et partir sans rien donner. En Europe, j’ai remarqué ça : les zones les plus riches dans l’industrie, c’est les endroits les plus riches : il y a tout, l’eau, etc. En Afrique c’est tout le contraire : c’est là où on exploite parce qu’il y a des richesses dans le sol où c’est le plus l’enfer. Par exemple, les territoires touaregs coté Niger sont très touchés par l’arrivée d’Areva, c’est extrêmement pauvre de ce côté-là alors que le sol est extrêmement riche. C’est ça Areva. C’est l’injustice absolue !
En 2012, il y a eu un mouvement de rébellion au Mali. La France est intervenue contre la possibilité d’un pays touareg, parce qu’elle sait que s’il y a un pays qui est formé elle n’aura plus la possibilité de faire ce qu’elle veut comme c’est le cas là. Elle ne peut pas laisser le pays faire lui-même les choses pour lutter contre le terrorisme, contre la sécheresse : elle n’a pas d’intérêt à ça, elle veut garder le pouvoir pour exploiter, exploiter... Elle dit qu’elle porte la paix, le développement, mais c’est le contraire.
Les Touaregs, ce qu’ils ont demandé, c’est le départ de l’administration malienne, alors que quand la France est arrivée en 2013, elle a amené l’armée malienne dans les grandes villes du territoire touareg de l’Azawad sans l’accord de personne. Alors que l’idée des Touaregs c’est de gérer leur propre territoire, de s’auto-administrer. C’est pour ça qu’ils avaient chassé l’administration malienne. La France est intervenue soit disant contre le terrorisme et elle a amené l’armée malienne. Ce que les Touaregs veulent c’est juste qu’on les laisse tranquille. »

Bilal des Lentillères, avril 2019
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