Incomplétude salutaire



On ne peut combler que ce qui a un fond et des bords.
Et nous ne sommes pas des récipients mais des êtres poreux

Que me manque-t-il ?
Impression qui s’impose parfois si subitement, au sein d’une journée jusque-là pleine d’épanouissements, qu’elle ne peut être que physiologique.

Cette question sous-tend de nombreuses choses.
Comme l’idée saugrenue qu’ « aller bien » serait un état dans lequel on se trouverait dépourvu·e de ce qui fait qu’on « va mal ».
Ou encore qu’ « être comblé·e » puisse décrire quelque réalité enviable.

On ne peut combler que ce qui a un fond et des bords.
Et nous ne sommes pas des récipients mais des êtres poreux qui absorbent, incorporent et excrètent. Et parfois : ça fuit par tous les pores !

Aucune chance donc de se combler sans au préalable mutiler les interstices au travers desquels le monde nous emplit. Pour y interdire tout retour, avec la triste technique de la nasse à écrevisse.
Alors on se remplit, on ne veut rien lâcher, ne rien rendre de ce qui nous a atteint ; on croit que la joie de cette atteinte serait amoindrie s’il en ressortait un fragment.
Une fois comblé·e, on se renferme sur notre trop plein ; les pores à présent colmatés, nous sommes hermétiques.

Est-ce là chose désirable ? Car il nous manque alors : le monde.

Se demander ce qui me manque, c’est croire à un état de complétude et se frustrer de ne pas y être.

Mais rien ne viendra à bout de notre incomplétude chronique.
C’est elle qui nous invite à aller voir ailleurs si j’y suis. Et_ oui ! J’y suis. Justement parce que je suis allé·e voir, que je suis un peu devenu·e cet ailleurs.

Être complet·e, ce serait être tout. Mais il paraît que Dieu est mort.
Alors dépassons notre ivresse hermétique en boulimie de l’ailleurs.
Car trop souvent, seul nous manque le goût du manque.


P.-S.

Chronique à parution variable.
Pour retrouver tous les textes, ça se passe ici.