« Le réel ne s’était pas encore confondu avec le virtuel »



« Mes jeunes lecteurs, avec les critères des gens de leur âge, trouveront peut-être qu’à ses débuts l’Internet était bien trop lent, et que de son côté le Web était très laid et pas vraiment divertissant. Mais ils ont tort.  »
Quelques extraits de la biographie d’Edward Snowden.

Le livre de Edward Snowden - Mémoires vives - qui vient de sortir en France raconte sa vie et la manière dont il a choisi de sortir au grand jour les dossiers top secret de la NSA.

Un ami me l’a offert la semaine dernière pour me faire décrocher de l’ordinateur.
C’est loupé.

Bien avant de décrire la surveillance généralisée, Snowden raconte l’émergence d’Internet, ce qu’il a ouvert comme horizon de créativité, d’apprentissage et de rencontres.
Il nous donne envie de continuer à nous battre pour que persistent des portions d’internet libre, et nous donne dans la suite du livre quelques pistes pour continuer à mener ce combat, entre autre par la découverte du projet Tor et de Tails.

Le lecture des quelques pages qui décrivent la naissance d’internet m’ont suffisamment enthousiasmé pour avoir envie de les partager largement.


Mes jeunes lecteurs, avec les critères des gens de leur âge, trouveront peut-être qu’à ses débuts l’Internet était bien trop lent, et que de son côté le Web était très laid et pas vraiment divertissant. Mais ils ont tort. À l’époque, se connecter signifiait entrer dans un autre monde qui nous semblait le plus souvent coupé de la vie réelle. Le réel ne s’était pas encore confondu avec le virtuel, et il appartenait à chacun d’apprécier les limites de ces deux mondes.

C’était justement ce qu’il y avait d’exaltant : on était libre d’imaginer quelque chose d’inédit, de tout recommencer à zéro. On encourageait l’expérimentation et l’originalité de l’’expression, tout comme on insistait sur le rôle prééminent de la créativité chez l’individu, ce qui venait compenser le manque de convivialité du Web 1.0. Prenez l’exemple de GeoCites : ce site avait peut-être un fond qui clignotait en vert et en bleu, avec un texte qui défilait en blanc, tel un bandeau vous interpellant au milieu de l’écran - « Lisez ça d’abord ! » - sous le gif d’un hamster en train de danser.

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Mais pour moi, ces excentricités foireuses et qui trahissaient un travail d’amateur indiquaient tout simplement que c’était une intelligence humaine, celle d’un individu, qui était à l’origine du site. Profs d’informatique, ingénieurs système, diplômés de littérature travaillant au noir, économistes scotchés à leur fauteuil du sous-sol, etc. : tous étaient ravis de faire part de leurs recherches et de leurs convictions, non par intérêt financier mais tout bonnement pour gagner des gens à leur cause. Qu’il s’agisse en l’occurrence, de PC, de Mac, de régimes macrobiotique ou de la peine de mort, moi, ça m’intéressait. Ça m’intéressait parce qu’ils débordaient d’enthousiasme. On pouvait même les contacter, ces drôles de types brillants, et ils ne demandaient qu’à répondre à mes questions par le truchement de formulaires et des adresses mail figurant sur leurs sites.

À l’approche de l’an 2000, le monde connecté allait devenir de plus en plus centralisé et consolidé, les États et le monde des affaires s’efforçant d’intervenir davantage dans ce qui avait toujours été une relation de pair à pair, ou peer-to-peer. Reste que pendant un laps de temps bref et merveilleux qui, tant mieux pour moi, a grosso modo coïncidé avec mon adolescence, Internet a d’abord été fait par et pour les gens. Son but était d’éclairer le citoyen lambda et non de monnayer les services qu’on lui rendait, et il obéissait davantage à un ensemble provisoire de normes collectives en constante évolution qu’aux termes d’un contrat de service qui visait l’exploitation et qu’on pouvait faire appliquer dans le monde entier. À ce jour, je considère que les année 1990 ont engendré l’anarchie la plus agréable et la plus réussie que j’ai connue.

Je me suis également passionné pour le bulletin board system (BBS), ou système de bulletin électronique, du Web. Là-dessus on pouvait choisir un nom d’utilisateur et taper n’importe quel message que l’on avait envie de poster, en s’intégrant à un groupe de discussion qui existait ou bien en en créant un nouveau. […]

Dans la plupart de mes message et chats, je cherchais des réponses à des questions concernant la construction de mon propre ordinateur. On me répondait de façon extrêmement précise et studieuse, avec une gentillesse et une générosité qui serait aujourd’hui impensables. […] Loin d’être pompée dans un manuel, la réponse avait été rédigée uniquement à mon intention, pour m’aider à résoudre mes problèmes les uns après les autres, jusqu’à ce qu’on n’en parle plus. J’avais 12 ans et je correspondais avec un adulte que je ne connaissais pas et qui habitait au diable, ce qui ne l’empêchait pas de me traiter en égal car je prenais l’informatique au sérieux. Cette courtoisie, si éloignée des propos sournois qu’on échange aujourd’hui sur les réseaux sociaux, tient selon moi au fait qu’à l’époque la barre pour entrer dans le milieu était haute. Après tout, les seules personnes qui fréquentaient ces forums étaient celles qui le pouvaient, qui en avaient vraiment envie et qui possédaient les compétences requises, la passion nécessaire. Car dans les années 1990 il ne suffisait pas de cliquer pour se connecter sur Internet ; il fallait se démener même pour ouvrir une session.
[…]

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L’anonymat ou bien le recours à des pseudonymes permettait d’avoir des rapports équilibrés. Je pouvais me réfugier derrière pratiquement n’importe quel pseudo et devenir du même coup une autre version de moi-même en plus âgé, plus grand et plus viril. Je pouvais même avoir plusieurs « moi ». J’en profitais pour poser les questions qui me semblaient trahir mon amateurisme sur des forums d’amateurs, en me glissant chaque fois dans le peau d’un personnage différent. Mes compétences en informatique se développaient si vite que, loin d’être fier d’avoir fait tant de progrès, j’étais au contraire gêné d’avoir été jadis un ignare en la matière, et je voulais avancer. Je tenais à dissocier mes divers « moi ». Je me disais que squ33ker devait être autrefois, il y a bien longtemps, c’est-à-dire mercredi dernier, un drôle d’imbécile pour poser des questions sur la compatibilité d’un jeu de composantes !

En dépit de cette philosophie prônant la coopération et le mise en commun, je ne nie pas qu’il existait une concurrence impitoyable et qu’il arrivait que les intervenants, presque tous des hommes hétérosexuels travaillés par leurs hormones, s’engueulent et ne se fassent pas de cadeaux. Mais comme on ne savait pas à qui au juste on avait à faire, ceux qui vous détestaient n’existaient pas vraiment. En dehors de vos déclarations et de la façon dont vous vous exprimiez, ils ne connaissaient rien de vous. Si, ou plutôt quand l’un de vos arguments provoquaient la colère, vous n’aviez qu’à changer de pseudo et mettre un nouveau masque pour rejoindre vos détracteurs et démolir cet avatar que vous aviez renié comme s’il s’agissait d’un inconnu. Je vous assure que, par moments, c’était un vrai soulagement.

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Dans les années 1990, Internet n’avait pas encore été victime de la plus grande injustice de l’histoire numérique, lorsque les gouvernements et les entreprises ont décidé de confondre celui que vous êtes sur Internet et celui que vous êtes dans la vie de tous les jours. Autrefois, les gamins pouvaient se connecter et raconter des inepties sans être obligés de s’en justifier le lendemain. Vous estimerez peut-être que ce n’est pas vraiment le milieu le plus sain pour se développer, mais c’est pourtant le seul dans lequel vous avez le possibilité d’évoluer. Je veux dire par là que dans les premiers temps d’Internet, les occasions de se dissocier nous ont encouragés, ceux de ma génération et moi, à remettre en question les convictions les plus solidement ancrées en nous au lieu de camper sur nos positions et de les défendre mordicus quand elles étaient contestées. Cette faculté que nous avions à nous réinventer signifiait que nous n’avons jamais été obligés de prendre parti, ou encore de serrer les rangs par peur de faire quelque chose qui nuirait à notre réputation. Les erreurs vite punies mais vite corrigées permettaient au « coupable » et à la communauté d’avancer. Pour moi comme pour bien d’autres, c’était la liberté.

[…] Au XXIe siècle, Internet et sa technologie allaient viser d’autres objectifs : défendre la fidélité à la mémoire, la logique identitaire et du même coup le conformisme idéologique. Mais à l’époque, du moins pendant un certain temps, Internet nous protégeait en oubliant nos transgressions et en pardonnant nos écarts.

Mémoires vives, Edward Snowden, p. 52 à 56


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