Nous nous inscrivons, modestement, dans une perspective révolutionnaire : cela implique que nous estimons qu’il existe des rapports de domination systémiques, et qu’il est possible de les bouleverser ou de radicalement les transformer. Ces rapports systémiques ne nous sont pas extérieurs, et la ligne de front est aussi en chacun.e de nous : nous faisons partie du monde, et le monde fait partie de nous.
Nous devons être lucides sur l’état du monde, sans que cette lucidité nous mène jamais à la résignation. De nos groupes de partage d’expériences entre meufs, nous retirons le constat que presque toutes, nous avons fait face à des agressions, des abus, des gestes de prédations. Nos milieux militants ne sont pas exempts de ces dynamiques, et nous ne souhaitons pas entretenir l’illusion du safe. Cela ne veut pas dire que nous devrions nous accommoder des violences. Renforçons les solidarités féministes, ouvrons des espaces d’alliance, diffusons nos réflexes d’autodéfense, refusons d’être assignées au statut de proie.
Destitution et justice transformatrice
Nous pensons sérieusement qu’en plus de faire face à la justice et à la police, en défendant pied à pied ceux et celles qui s’y trouvent confronté.e.s, il nous faut soutirer à la police et la justice leur pouvoir d’institution : celui de régler nos conflits. Ce geste de destitution n’est pas de l’ordre de la morale : ce n’est pas mal d’avoir recours à la police, et nous aidons d’ailleurs ceux et celles qui le souhaitent à porter plainte pour violences policières. Nous pensons qu’il est nécessaire de réfléchir pragmatiquement à comment faire autrement, car si nous ne travaillons pas à des alternatives crédibles, la seule solution sera toujours de se tourner vers la police :
“Dans ce pays, quelles sont les options quand quelqu’un vous fait du mal ? Appeler la police et voir quelqu’un de l’extérieur impliqué dans le processus, ou vous débrouiller par vous-même. Ne rien faire n’est pas une bonne option pour beaucoup de gens [...]. Vous ne devriez pas avoir à choisir uniquement entre vous adresser à l’État ou ne rien faire.”
Mariame KABA, citée dans l’article “Tout le monde peut se passer de la police, Organisations communautaires pour abolir la police à Chicago”, dans Jefklak, janvier 2017
Ces positionnements nous rendent attentifs aux expériences de justice communautaire, transformatrice, telles qu’elles ont pu avoir lieu dans des communautés kurdes, à l’échelle de quartiers à Chicago, ou dans des communautés zapatistes. Nous en avions parlé lors de l’organisation d’un séminaire, organisé avec d’autres, sur la justice, sur 3 jours, dont le titre était : “La justice : la connaître, y faire face, vivre sans”.
Dans la discussion-atelier « Vivre sans la justice et la police », nous avions abordé l’épineuse question de la gestion de conflits et de violences et discuté des expériences de justice transformatrice, de justice communautaire dans des communautés autonomes au Chiapas, notamment d’un point de vue féministe. Aucune réponse miracle n’en est sortie, ni aucun mode d’emploi à suivre à la lettre. Quelques pistes se sont dégagées : écouter et appuyer la parole de la personne agressée dans un climat de bienveillance et non pas d’enquête, ouvrir des espaces de discussion non-mixtes de soutien et de réparation autour de la personne agressée, confronter l’agresseur à ses faits et le pousser à changer, mais aussi viser à transformer la communauté en pointant du doigt les mécanismes de domination genrés, les ressorts problématiques... et veiller à ce que les féministes ne s’épuisent pas dans ces processus longs et complexes. Reposer la question de la responsabilité collective, du genre de rapports qu’on entretient, et de comment les transformer, en parlant des choses concrètes.
Ces pratiques posent tout un tas de questions : qu’est-ce qu’une communauté ? Comment différencier ce qui est de l’ordre du conflit et ce qui est de l’ordre du tort ? Est-ce que la réparation est un objectif atteignable ? Quelle place pour la vengeance [1] ? Comment des décisions acquièrent-elles une autorité ?
Elles nous invitent en tout cas à adopter une approche pragmatique, de responsabilisation collective, qui ne fonctionne pas par l’application automatique d’un code de déontologie, d’une loi, ou d’une morale.
De l’exclusion et de la purification
Et puis il y a la question de l’exclusion d’un agresseur : si elle peut être absolument nécessaire pour la victime afin de reprendre pied, de ne pas craindre de le croiser dans les espaces qu’elle fréquente, elle ne nous semble pas être forcément la réponse univoque à appliquer systématiquement.
Un des risques qu’elle contient, c’est de faire croire que le problème est réglé parce que la brebis galeuse a été écartée. Avec les autrices de Premiers pas sur une corde raide, nous souhaitons :
“(...) éviter l’illusion selon laquelle la communauté pourrait se refonder sur une purge salvatrice. La justice d’État fonctionne en partie d’après ce précepte, et pourtant chacun sait qu’elle n’est qu’un système reproduisant cela même qu’elle dit combattre. Identifiant le déviant, l’inscrivant « hors la loi », la société se légitime elle-même, se renforce et se donne bonne conscience. Le recours au cas exemplaire permet à tous ceux qui ne sont pas directement visés par l’accusation de se laver de tout soupçon, notamment en affirmant publiquement leur adhésion au processus. L’effectivité d’un tel recours repose moins sur l’examen intime et collectif des logiques de domination qui contaminent nos rapports, que sur la peur d’être incriminé à son tour. Certes, ce procédé a historiquement fait ses preuves, il peut certainement arriver à modifier les comportements. On peut toutefois douter de sa capacité à installer le climat de confiance nécessaire à l’élaboration durable d’autres rapports. C’est à ce point, précisément, que se révèle toute la complexité du brouillage entre ami.e.s et ennemi.e.s, à laquelle le féminisme se retrouve sans cesse confronté. Une réelle transformation ne viendra pas de l’adoption d’un code de comportements irréprochables, mais bien de l’attention toujours renouvelée à l’autre et aux signes qu’il ou elle envoie, à la circulation du pouvoir, à la complexité et la profondeur des relations.”
Extrait de Premiers pas sur une corde raide, disponible sur infokiosques.net
Nous refusons l’innocence comme point de vue, et refusons l’idée de la purification d’un milieu.
Nous ne supportons pas d’entendre des types nous expliquer à quel point il est violent de côtoyer quelqu’un qui en a déjà agressé une autre.
Les dénonciations publiques ont libéré la parole, mais elles ont aussi, parfois, servi à construire des monstres, bien pratiques à mettre en avant, pour clamer du même coup sa propre innocence. Nous refusons cette logique qui tendrait à faire croire qu’il suffit de virer quelques anormaux pour préserver notre sécurité : nous savons trop que le problème c’est justement la “normalité” et ses rapports structurels.
L’utilisation de la catégorie monstrueuse du violeur sert parfois à dessiner une ligne de partage bien nette entre les hommes bien, qui n’ont rien à se reprocher et les autres, les violents, les violeurs, ceux qui dépassent le consentement [2]. Or la réalité est tristement banale : les agressions et viols sont majoritairement commis dans des situations effroyablement familières, ils découlent de systèmes de domination quotidiens. Ce que nous disons là ne revient pas à normaliser ces situations d’abus, ni à déresponsabiliser la personne qui a dépassé le consentement et les limites d’une autre. Ce ne sont pas des structures qui violent mais bien des personnes.
Cela revient simplement à dire que réfléchir en termes de monstres ne nous permet pas bien de penser le caractère structurel des rapports merdiques. Nous pensons que c’est bien parce que les rapports que nous décrivons sont systémiques que l’émancipation individuelle ne pourra se passer d’émancipation collective.
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