7h30
Différents convois convergent vers le point de rendez-vous. Sur place, quelques gendarmes nous attendent déjà. S’en suit malgré tout une petite procession aux couleurs bigarrées, pancartes, cagettes de victuailles, planches et tréteaux. Nous sommes une trentaine à rejoindre le péage. Pour lever les barrières, les condés demandent des noms. Deux personnes décident aussitôt de décliner leur identité. Une table et quelques chaises sont installées sur le côté. Plusieurs banderoles sont accrochées : « Stop à la profitation ! » (en référence aux luttes en Martinique et en Guadeloupe), « Stop au réarmement ! #fucklecornu » (nommé la veille). Les préparatifs nocturnes pour une perche-cloche à cacher les caméras n’auront pas servi à grand-chose…
Un des premiers camions arrêté : « Si on était payé pour réfléchir on serait pas payé cher… ! » Les tentatives de discussions se font avec les flics dans les pattes : « Oui il va se garer là, mais il faudra bien le laisser partir bosser. »
On lance : « Merci à l’usine APRR de flinguer toutes les rivières de la région. » On nous répond : « Merci pour le bitume, mais moi j’transporte du verre. » Un premier camion APRR fait demi-tour. Joie ! À 200 mètres de là, une usine à bitume bat son plein et pollue rivières et champs malgré les nombreuses oppositions locales.
9h00
« On n’en veut pas du bitume, demi-tour, demi-tour, on n’en veut pas du bitume ! » Un deuxième camion fait demi-tour. Applaudissements ! À chaque manœuvre, les effluves infernales du bitume en fusion.
Une femme au volant, « Ahhh non bien sûr, je ne suis pas d’accord avec la politique, mais pas non plus avec les manifestations et la façon dont elles ont lieu. C’est violent ce que vous faites, moi je veux juste rendre visite à mon fils. De toute façon il n’y a pas de solutions. » Puis en quelques minutes, elle s’effondre en larmes. Nous fait l’aveu déchirant d’un sentiment inexorable d’être isolée, sans lien avec le monde extérieur, par peur de celui-ci.
Un personnel hospitalier de Semur parle de la logique des CDD à répétition : « Il faudrait un nombre limite de CDD dans le public ! »
Puis ça commence, une femme se dit être contre les cons et les gens qui ne travaillent pas. S’en suit une discussion avec les gendarmes zélés pour discuter des modalités d’ouvertures des barrières.
« - Ah non mais là, la petite bordure à coté elle n’est pas prévue pour des piétons, voyons. Vous voyez, où sont vos collègues, ce n’est pas en sécurité… !
- Oui mais c’est pas comme si c’était prévu d’habitude d’ouvrir les barrières de l’autoroute… ! »
Puis la conversation avec le gendarme glisse vers des considérations stériles sur les modalités d’intervention, les procédures, etc.
Un camion fait demi-tour en accélérant à fond vers nous tandis qu’un autre, transportant de la matière à fabriquer des pneus, fait demi-tour avec joie.
Le camion suivant transporte des matières sécurisées (cuir, sac à mains ou autre) et prétend que s’il dévie de son trajet, il sera bloqué (et attendu au tournant), appelé par l’usine, etc. Pour le moment il ne veut pas de ça. Mais d’autres camionneurs sont solidaires du mouvement !
Temps suspendu. On pense aux camions, ces greniers de marchandises en mouvement qui répondent à la logique implacable des flux : l’économie doit fonctionner, l’argent circuler, les marchandises doivent être acheminées, coûte que coûte… comment de tels camions pourraient-ils rester bloqués…
Un camion Sicarev file vers l’abattoir de Migennes « Avec les bêtes on ne peut pas être bloqués ». Il met un coup d’accélérateur quand on lui lance « Demi-tour, demi-tour, on va libérer les bêtes… ! »
En essayant d’aller donner un coup de main pour sangler les barrières de péage, un officier de la gendarmerie (il en arrive bizarrement de plus en plus) : « Oh non non mais attendez, ce n’était pas ça le deal, soit on prend les identités de ceux qui participent soit vous vous débrouillez à deux » en parlant aux deux personnes qui ont déjà donné leurs noms.
10h00
Un second camion Vuitton et la rengaine : « Marchandise sécurisée. »
Un médecin urgentiste sort de 24 h de garde, épuisé. Sur le coup, il semble n’avoir que peu de solidarité envers le mouvement.
Une dame travaille pour une maison bourgeoise : « J’y suis très bien. Mes patrons sont de très bons bourgeois, de très généreuses personnes qui partagent tout. Ils prêtent même leurs maisons secondaires à leurs employés. » On lui demande s’ils nous les prêteraient à nous aussi. « Si je vous disais tout ce qu’il ont déjà fait pour des gens comme vous. »
Deuxième camion pour l’abattoir, classique : « Ah, écoutez moi j’ai du boulot, je me lève à 5 heures, j’ai pas que ça à foutre. »
De trois gendarmes on est passé à plus d’une vingtaine, ça ne présage rien de bon.
Un camion s’arrête. Le facho parle : « Au travail … ! Faut travailler ! Si il n’y avait pas de riches il n’y aurait pas de travail ! Mon camion il vaut 150 000 balles, mon patron il me paye – faut travailler, faut se lever ! Tant qu’il y aura des gauchos la France elle va couler… Enlève ton masque, sois fier de ce que tu fais. Faut pas faire grève, le vrai français il a des couilles… Si tu veux bloquer quelque chose va bloquer les frontières… ! » Le gars nous enchaîne tellement qu’on ne lui demande même pas ce qu’il transporte. Une vraie raclure de facho ! Il s’en va en montrant le poing.
Un utilitaire floqué Transgourmet passe, un·e camarade tente une approche : « Trop bien, moi je suis gourmet et je suis trans… ! » Petit sourire.
Un camping-car Allemand met à l’épreuve les connaissances linguistiques d’un ami :
« - Hast du den Schlüssel ? (Avez-vous la clé ? lui demande-t-on)
- Ich verstehe nicht (Je ne comprends pas)
- Kennen Sie den Inhalt ? (Connaissez vous le contenu ?)
- Le contenu de la protestation ? c’est le gouvernement qui s’est effondré, qui est en ruine (Zerfiel), c’est bien ça ? »
Une voiture suisse : « En Suisse il y a beaucoup de riches qui sont très riches et des pauvres qui sont très pauvres. » Un autre conducteur se dit être libéral : « Tant que ça ne touche pas à ma vie privée ou professionnelle… ! »
11 h
Revirement de situation, les flics demandent à tout le monde de faire tomber les masques. Il s’approchent insidieusement de tous les groupes épars et créent encore davantage de dispersion, demandent les identités en prenant les gens par les bras. La valse des vraies et fausses identités déclarées commence ; cinq personnes sont embarquées par les condés vers leurs voitures, dont les deux personnes en « responsabilité » de l’ouverture des barrières. Elles sont toutes les deux auditionnées.
On se retrouve en cercle sous les grands frênes pour envisager collectivement une suite à cette journée. Certaines proposent de se redonner de l’énergie dans un mouvement plus large, à Dijon, à Châtillon… ? Comment ne pas rester seulement fermé·es sur notre petit groupe ? Et continuer à parler aux gens, à tenter d’embarquer d’autres présences.
Nous remontons jusqu’aux véhicules garés plus haut, croisons à pied les camions qui circulent. Convoi jusqu’à Montbard, suivis par une bagnole de la gendarmerie. Faux arrêt à un premier rond-point, puis arrivée vers l’Intermarché. Rebelote les banderoles sur le rond-point et déploiement d’un grand pic-nique sur le bas côté : Focaccia, Zaalouk et courgettes au saté.
Cinq gendarmes sont en poste, dont deux spécimens du PSIG. Nous commençons le tour du rond-point, dans un sens puis dans l’autre, sur les passages cloutés, en avant et demi-tour. « Rallentare, rallentare, con Lentezza, con lentezza ».
Une ramoneur nous dit : « Tout doit se faire au black, plus de cartes bleues, que de l’échange et de l’entraide, de l’argent liquide et aller dans les petits magasins ! » Une dame se gare et vient causer avec quelques-unes.
Sur le rond-point, où les voitures ne s’arrêtent pas beaucoup, distribution de Focaccia. « Focaccia révolutionnaire, Focaccia révolutionnaire : une bouchée devenez communistes, deux bouchées devenez anarchistes, trois bouchées devenez anarcho-communistes ! »


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