Peut-on se retrouver en prison pour avoir écrit un livre ou répondu à une interview pour la plus grande agence de presse française ?
A priori non, mais c’est pourtant ce qui risque d’arriver à Nicolas Fensch jeudi 22 novembre.
Condamné à 5 ans de prison dont 2 ans et demi avec sursis pour avoir commis des violences lors de la manifestation du Quai de Valmy en 2016, l’ingénieur en informatique était ressorti libre de son procès, un juge d’application des peines ayant jugé qu’il disposait de toutes les garanties pour bénéficier d’un régime de liberté conditionnelle. Depuis sa sortie de prison, Nicolas Fensch a néanmoins eu la mauvaise idée de raconter son parcours atypique dans un livre paru aux éditions Divergences en octobre 2018 : Radicalisation express - Du gaullisme au Black Block. De nombreux médias se sont intéressés à ce témoignage singulier et étonnant jusqu’à l’AFP qui lui consacra un long article qui fut repris par une grande partie des sites d’information. Trois jours plus tard et alors qu’il n’était soumis à aucune interdiction de s’exprimer, le parquet de Paris faisait appel de sa liberté conditionnelle. Nicolas Fensch est donc convoqué jeudi 22 novembre à 13h30 à la cour d’appel de l’île de la Cité. Les juges accepteront-ils la demande du procureur de le remettre en prison pour avoir raconté son histoire alors que rien ne le lui interdisait ? Quel que soit le résultat, les débats lors de l’audience s’annoncent passionnants. Nous publions aujourd’hui une tribune signée par une quarantaine d’écrivains, historiens, artistes, éditeurs et philosophes qui s’inquiètent d’une telle « atteinte à la liberté d’expression » et d’une pareille « servilité du parquet ».
Il arrive que l’histoire d’un individu en dise plus long sur l’époque que de longues analyses. Nicolas Fensch est un ingénieur en informatique. Il grandit dans un milieu tout ce qu’il y a de plus français – classe moyenne catholique, valeurs traditionnelles, attachement à l’ordre. Sa jeunesse, dans les années 1990, est donc gaulliste. Quoi de plus logique. Son expérience du salariat est, sans surprise, celle du cynisme managérial. Elle l’amène tout de même, à force de volonté, jusque dans l’un des plus prestigieux cabinets de consulting mondiaux. Et de là, tout aussi logiquement, au burn out. Dans cette forme de grève involontaire qu’est le burn out, surgissent souvent des interrogations, quant au sens du travail, de la vie, de l’organisation sociale. Cette année-là, un mouvement se lève, justement, un mouvement contre la loi Travail. Nous sommes en 2016. Un jour, il croise par hasard un de ces cortèges animés que les CRS matraquent sans modération, et sans raison valable. Parce qu’il a non seulement un coeur, mais aussi un cerveau, il en tire les conséquences logiques : la police ne serait donc pas là pour protéger les citoyens, mais pour s’assurer qu’ils filent droit, et gare à ceux qui font un pas de côté ! Quelques jours plus tard, alors qu’une voiture de police brûle quai de Valmy, c’est lui le manifestant masqué qui tente de faire fuir le policier avec une fine tige en plastique flexible. C’est lui qui est désigné par le Premier ministre comme l’ennemi public numéro 1, le tueur de flic. Il est arrêté en fanfare, poursuivi pour « tentative d’homicide volontaire ». Le temps d’une enquête rocambolesque, il découvre ce que c’est que de croupir en prison, puis ce que c’est qu’un procès à grand spectacle, la pression médiatique, policière. Depuis un an et demi maintenant, il vit en liberté conditionnelle. Sollicité par un jeune éditeur, il choisit de raconter sa vie. Sans forfanterie, sans scoop ni sensationnalisme, il dit le salariat, la révolte, la prison ; il livre son histoire, banale et touchante, l’histoire qui pourrait être celle de n’importe qui dans cette époque. Pour la première fois peut-être en France, un « black bloc » parle à visage découvert : et contre toute attente, contre le strict quadrillage des identités sociales, il ne parle pas la langue de bois des militants, il n’a pas le profil du super-activiste « rompu aux techniques de la guérilla urbaine ». C’est juste un enfant de son temps, qui en a les mots, qui en a partagé les illusions, avant de se réveiller. Et qui a agi d’après ce qu’il voyait, d’après son coeur, à un certain point.
Le 27 septembre dernier paraissait son témoignage. Le livre s’intitule Radicalisation express. Au même moment, une audience judiciaire longtemps repoussée a lieu pour statuer sur sa liberté conditionnelle. Les juges s’entendent pour confirmer cette liberté, qu’il n’y a aucune raison de mettre en cause. À l’occasion de la sortie du livre, Nicolas Fensch est contacté par l’AFP pour une interview. Il y dit ce qui figure déjà dans le livre, rien d’outrancier, rien de sensationnel. Malheureusement pour lui, l’interview est abondamment reprise par des médias de tout bord. Elle « cartonne », comme on dit. Manifestement son histoire parle à beaucoup. Il n’en aura pas fallu plus pour que, trois jours plus tard, le 22 octobre dernier, le parquet se décide soudain à faire appel de sa liberté. En se rendant au tribunal pour retirer sa convocation, sa juge d’application des peines lui glisse : « Faites attention à ce que vous dites sur Twitter ! » On a manifestement jugé qu’il était libre, mais pas libre de raconter son histoire. Sa liberté était à condition de se taire. Manifestement, sur des sujets aussi épineux que la prison, la brutalité des « forces de l’ordre » et les formes de la révolte, rien ne doit être propagé qui dépare du consensus gouvernemental et policier. Avis aux maisons d’éditions qui n’ont pas encore provisionné de sommes pour les frais de justice de leurs auteurs trop perspicaces !
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