Sale temps pour les capitalistes : Rabasse.info rejoint le réseau Mutu pour relayer les luttes de Franche-Comté !

Nahel, un an après



« L’insurrection fut snappée. »

En juin 2023, une partie de la jeunesse des quartiers populaires est entrée en confrontation directe avec l’État.

Alors que des militant*es antiracistes sont convoqués par le parquet antiterroriste et que le ministère de l’Intérieur se vante d’avoir interpellé plus de 7000 personnes dans le cadre de l’opération « place nette XXL », on ne peut que s’étonner du peu de références aux insurgés de juin 2023 dans les discours camarades qui abordent la séquence initiée à la rentrée 2023. Nous semblons éprouver toute les difficultés à nommer ce qui s’est passé lors de cette semaine, à en tirer des enseignements et à inscrire cet événement dans une trame.

Pourtant, l’événement insurrectionnel de juin 2023 continue de faire problème pour nous, ainsi que pour nos ennemis. Ne serait-ce que parce que la répression du mouvement n’est malheureusement pas terminée. Ou parce que les processus de déshumanisation, de relégation, de discrimination et de ségrégation qui traversent et unissent les banlieues d’immigration sont de plus en plus brutaux et naturalisés par les discours médiatiques. Étant donné que nous pensons que notre silence embarrassé est l’une des tendances du dispositif contre-insurrectionnel qui s’est déployé à partir de juillet 2023, nous essaierons dans ce texte d’esquisser des pistes pour un bilan politique des révoltes qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk en 2023.

1. C’est bien une insurrection qui a eu lieu en juin 2023. Il est donc nécessaire d’analyser cet événement à partir d’une grille de lecture qui prend les émeutes au sérieux.

A la mi-juillet 2023 existait un relatif consensus à gauche sur le fait que la rébellion de juin 2023 était bien « politique ». C’est un des maigres acquis de l’antiracisme politique : il est maintenant communément admis qu’il est normal pour les jeunes des quartiers populaires de se révolter compte tenu de leurs conditions de vie et du continuum de violence et d’humiliation qu’ils subissent au quotidien. C’est important de le formuler de cette façon, car la reconnaissance de cette évidence est le fruit d’un combat aussi laborieux qu’acharné. Mais, malheureusement, s’il était assez aisément admis à gauche que la révolte était motivée, peu d’intérêt a été porté à ses formes et à ses contenus. Le soulèvement ne se suffisait pas à lui-même et « manquait d’un discours articulé », de « revendications » ou de « représentants » en mesure de lui offrir des débouchés politiques. Tout s’est passé comme si le caractère spontané et protéiforme du mouvement lui retirait toute puissance d’affirmation aux yeux de la gauche. Nous affirmons plutôt qu’il est nécessaire d’analyser le mouvement depuis ce qu’il a accompli, depuis ce qu’il est et non pas ce qu’il n’est pas (ou ce qu’il devrait être).

Au contraire de beaucoup de discours émanant autant de la gauche partisane que des militant*es professionel*les de l’antiracisme politique, nous pensons qu’il ne faut pas minorer la signification de ces vitres brisées, de ces voitures brûlées, de ces magasins pillés, de ces commissariats et mairies incendiées et de ces milliers de feux d’artifice tirés en direction des forces de l’ordre. Pour la gauche, le déni du contenu affirmatif de la révolte sert à exploiter le débordement pour réaffirmer son rôle de seul médiateur légitime de la colère sociale (en vue d’éventuellement changer – un peu ! - le monde). Pourtant, un événement authentiquement révolutionnaire a bien eu lieu. Un événement qui s’est soldé par un échec, pétri de contradictions et de limites, mais porté par une jeunesse qui a montré qu’elle n’attendait ni reconnaissance, ni gains symboliques ni palliatifs à sa souffrance.

2. C’est la logique de la violence raciale qui fait de l’insurrection une évidence.

Depuis au moins 1979, l’émeute continue d’être le moyen d’action privilégié de la jeunesse issue de l’immigration post-coloniale en France, alors que le pouvoir semble déterminé à ne pas réformer les relations raciales – ni même à admettre qu’elles existent. Le pouvoir blanc en France mène une stratégie (de plus en plus impossible à tenir) qui consiste à empêcher l’émergence d’une classe dirigeante issue de l’immigration en mesure de représenter les personnes issues de l’immigration post-coloniale (et des colonies atlantiques, indiennes et pacifiques) dans le champ politico-institutionnel. Les quelques « leaders » autorisés n’en sont pas : ce sont des chercheur*euses, des responsables associatifs, des artistes et des sportifs pris dans des relations de dépendance économique vis-à-vis de l’État (ou des partis de gauche) et qui n’ont le droit de s’exprimer qu’à condition de ne pas aborder le problème des frontières raciales et de la suprématie blanche.

Le maintien des frontières raciales s’opèrent par un ensemble de discours qui nie l’existence même de l’antagonisme racial. La logique du déni racial en France fait des manifestations du racisme tour à tour le produit d’un manque « d’intégration et d’acculturation à la société française », d’un manque « d’opportunités dans les quartiers populaires », de la « géographie des grands ensembles », et dans ces versions les plus sophistiqués, le produit d’un « système » dont personne n’est responsable à part un passé qu’il s’agirait simplement de regarder en face pour soigner la société de sa pathologie de la différence.

Chacun de ces discours ignore la politique mêlant déshumanisation, violence, désir, répulsion et surexploitation qui sous-tend les relations raciales dans ce pays comme ailleurs. Il est pourtant urgent que l’on se situe tous dans l’antagonisme qu’elle constitue. Cela nécessite de se confronter à une réalité aussi tangible que dérangeante : la violence raciste est irrationnelle, n’a aucune fonction, sinon provoquer la jouissance de celui ou celle qui l’exerce. Il va falloir admettre que quelque soit leur classe sociale, leur genre et leur fonction – il y a quelque chose de fondamentalement dérangé et ambivalent dans la manière dont les blancs se rapportent à l’altérité que nous représentons pour eux et à nos corps. De James Baldwin, à Frantz Fanon jusqu’à récemment Frank Wilderson, de nombreux auteur*ices expliquent comment les blanch*es se subjectivent et parviennent à jouir de leurs existences (au sens propre du terme « jouir ») en se distinguant et en violentant des corps fongibles et corvéables à merci. Cette triste réalité est valable pour les descendant*es d’esclave mais aussi pour les descendant*es de colonisé*es : l’ordre racial post-colonial repose sur des processus d’infériorisation et d’exclusion et des dispositifs de contrôle en excès sur toute fonction économique et qui mobilise des affects et des désirs inconscients et/ou inavouables. On a tous l’intuition qu’il y a quelque chose de libidinal qui se joue dans l’obsession pour le dévoilement du corps des femmes arabes, dans la mise en scène de la souffrances des corps noirs (y compris par les gens de notre camp), dans les humiliations dévirilisantes de la police (voire des viols), et dans les contrôles anodins qui finissent en meurtre (et dans le soutien inconditionnel accordé aux meurtriers). Il est maintenant temps de conscientiser l’objectification dont nous faisons l’objet et le monde qu’elle constitue.

La hiérarchie raciale est aussi irrationnelle que nécessaire. Elle est la grammaire singulière à travers laquelle la domination extrême et la surexploitation est naturalisée et biologisée, le récit de l’engendrement du monde à travers lequel le sujet blanc de l’économie rend désirable la mise au travail de l’ensemble des êtres de nature, l’ordre symbolique à travers lequel chacun*e se rapporte à soi et aux autres. Cette distribution des places et des fonctions ne peut être ni réformée ni retournée au service d’autre chose – mais uniquement détruite emportant le monde qu’elle sous-tend et actualise avec elle. La contre-violence émeutière n’est donc pas une impulsion émotionnelle ou un cri du désespoir mais la plus juste et la plus réaliste des dispositions face au monde où les catégories raciales sont opérantes. Chaque commissariat brûlé, chaque feu d’artifice tiré, chaque magasin pillé est un acte de pouvoir sur soi, son corps et sa psyché ainsi qu’une attaque contre le monde engendré par la hiérarchie raciale. Il s’agit de détruire ce qui fait de nous des noirs et des arabes – y compris nos quartiers.

3. Ces tours ne sont pas les nôtres, ces quartiers ne sont pas les nôtres, ce pays et ses institutions ne pourront jamais devenir nôtres.

Une militante des quartiers populaires investie dans les luttes contre le mal logement à Montreuil m’a un jour dit que la chose la plus dure, lorsqu’on vit dans les quartiers, c’est l’impossibilité d’y avoir une intimité, de développer sereinement un rapport à son corps et à soi. Les porcs (et les assistantes sociales, les profs, etc.) sont là pour te rappeler en permanence que tu n’es pas chez toi et que ton corps est à leur disposition. Pendant longtemps, les quartiers populaires étaient le lieu d’une ambivalence spécifique du fait de leur statut de lieu d’habitation de celles et ceux dont la vie se caractérise par une proximité avec la mort : à la fois le lieu symbole de leur « mort sociale » (leur impossibilité à participer à la vie de la société) et le lieu d’une créativité populaire extraordinaire où se déploient des pratiques extraordinaires d’entraide et de solidarité qui permettent à tous*tes de survivre.

Pour sortir du registre pathétique des discours qui s’apitoient sur cette jeunesse « qui brûle ses propres quartiers » il faut donc se rappeler que les quartiers sont de part en part des champs de bataille dont les mutations architecturales et politiques sont le fruit de recompositions consécutives à des luttes. Pour le dire simplement, l’histoire du logement des individus et des familles issu*es de l’immigration post-coloniale est l’histoire d’un affrontement entre un État qui souhaite gouverner des populations qu’il estime représenter une menace potentielle – et des personnes qui ne souhaitent pas être gouverné*es et/ou être intégré*es à la vie de la cité. A ce titre, il faut rappeler que l’accès aux logements HLM a été acquis par des luttes dans les foyers, les bidonvilles et les cités de transit (dans les années 70), que la revendication d’une vie digne des premiers descendants d’immigrés (autour de 1981-1984) s’est soldée par l’instauration de la politique de la ville, et que l’accélération de la politique de rénovation urbaine est une réponse directe aux révoltes de l’hiver 2005. A chacune de ces étapes, les ambitions intégratrice du pouvoir sont indissociables d’opérations de pouvoirs et de contrôle. Et chacune de ces étapes a donc ouvert un nouveau cycle de lutte avec ses spécificités et ses limites.

Les émeutes prennent donc sens dans un contexte de destructions des espaces communs et de répression des usages récréatifs des espaces consécutifs à des phénomènes d’insubordination et d’organisations collectives de plus en plus fréquents dans les années 90 et 2000 (avec, on le rappel, les émeutes de 2005 comme acmé). L’arrière fond des révoltes de cet été est un contexte d’érosion du lien social, de répression des organisations de solidarités et d’animation politique (surtout celles qui organisaient la solidarité avec le peuple Palestinien) et de contrôle accru des déplacements des hommes noirs et arabes au sein de l’espace public (qui s’est accentué avec la pandémie) et de l’instauration d’un régime juridique d’exception qui se caractérise par la punition par l’amende.

Les révoltes de l’été 2023 peuvent être en partie interprétées comme l’affirmation en tant que sujets politiques d’individus normalement traités comme des corps potentiellement menaçants qu’il faut faire disparaître ; en remplaçant leurs immeubles par une résidence d’accès à la propriété, en détruisant la dalle où ils se réunissent, en leur mettant des amendes pour des délits imaginaires, ou en les enfermant en maisons d’arrêts. Cette figuration des personnes immigré*es – mêlant désir et crainte – et la gestion sécuritaire des quartiers qui en découle exclu de fait celles et ceux qui les subissent de la collectivité politique. Le « maghrébin décivilisé et subversif », le « travailleur (et son pendant, le chômeur) immigré », le « mec de tess » et le « musulman » sont autant de figures imaginaires qui sont des noms donnés à l’exclusion des personnes noirs et arabes de la Nation (de son histoire, de ses institutions et de son futur), et justifient leur assignation à résidence. Et c’est par un jeu de contraste assez peu subtil que l’appartenance à la Nation est valorisée et fait sens : La guerre menée aux noir*es et aux arabes à l’intérieur et à travers les cités offre à des individus issus de toutes les classes sociales la sensation d’être intégré à la majorité dominante de la société.



Proposer un complément d'info

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Se connecter
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)

Ajouter un document

Articles de la même thématique : Banlieues, quartiers populaires

Articles de la même thématique : Police

Abolir les prisons ? Rencontre avec Gwenola Ricordeau

Jeudi 6 juin, Gwenola Ricordeau nous présentera son livre Brique par brique, mur par mur, une histoire de l’abolitionnisme pénal. La présentation sera suivie d’un temps d’échange, puis d’un repas et d’une projection de Sur les toits (Nicolas Drolc, 2014).