Janvier 2015, entretien à Grigny
Témoignage d’Amid
"Les habitants de Grigny sont doublement en deuil, c’est-à-dire qu’ils condamnent les assassinats, ils sont convaincus qu’ils s’agit d’un crime. Pour autant, certains ne se reconnaissent pas dans Charlie. Les habitants considèrent qu’il y a une caricature, ils ne veulent pas être du côté de la caricature parce qu’ils trouvent que c’est insultant et humiliant.
Les gens sont en double deuil, parce qu’ils se sentent coupables d’avoir aimé quelqu’un qui a grandi avec eux, c’est dur affectivement. Ils se sentent touchés par ce qui s’est passé, d’autres se sentent coupables de ce qui s’est passé, et le fait que toute la presse et les politiques se concentrent sur Grigny et sur les habitants de la Grande Borne, c’est encore une autre chose. Les gens sont fatigués, ils ne veulent plus parler de ça, ils voudraient tourner la page. C’est des vies brisées, ils se sentent humiliés parce qu’on pointe quelque chose contre lequel ils n’ont aucun moyen de réponse.
Ils se désolidarisent, mais ils condamnent aussi le fait que la caricature et le blasphème aient été utilisés pour montrer du doigt les plus pauvres et les plus désarmés. On ne trouve pas le bon niveau pour parler de ça, on ne trouve pas les bons mots, les bons lieux. Les gens cherchent un espace qui ne soit ni Charlie ni anti-Charlie, un autre espace où ils puissent condamner ce qui a eu lieu sans pour autant renier leur foi ou ce qu’ils font. Pour eux, et pour moi, il existe un autre espace d’intellectualité que Charlie. Ce qu’ils n’ont pas accepté, c’est d’organiser politiquement quelque chose contre les habitants de Grigny, qu’il y ait eu une confusion de tout ça.
Tu penses à quoi ?
On ne parle jamais des frères Kouachi, ou très peu, on ne parle que d’Amedy Coulibaly, parce qu’il a vécu à la Grande Borne, donc dans un quartier. On parle de l’ "appartheid" de Valls, on parle du "ghetto", on réintroduit des mots corrompus, qui n’ont rien à voir et on ne parle pas de la réalité internationale. On en fait une histoire locale. Et on ne peut pas le faire avec les frères Kaouchi, parce qu’ils viennent de Corrèze, donc la thèse des musulmans qui habitent dans les quartiers chauds ne marche plus. On a besoin de se centrer sur Amedy Coulibaly, je pense que c’est une erreur analytique grave.
Pourquoi on a besoin d’utiliser le terme "appartheid" ? Parce qu’on remet la question des assassinats au coeur de la banlieue, c’est-à-dire qu’on signifie que c’est la banlieue qui génère ça. C’est un drame... C’est une ruse de la raison, on triche avec les gens, ce n’est pas vrai. Moi j’apprends à la télé que Amedy est entré en contact avec les frère Kouachi en prison, avec des gens déjà impliqués dans le terrorisme, de ce qu’on nomme terrorisme, donc la CIA est au courant, les services secrets français sont au courant, le monde entier est au courant. À Grigny il existe un Contrat Local de Sécurité, dans lequel on rassemble toutes les institutions, le Préfet, l’inspection académique, les commissaires de polices,... Dans cet espace institutionnel, il s’agit de faire le point sur des jeunes qui seraient en rupture et qui seraient tentés de déraper ou d’être conduits à des formes de délinquance. J’ai participé à ces CLS, ça fait parti de mes missions, pas une seule fois on m’a parlé d’Amedy Coulibaly, pas une seule fois... Je m’interroge : pourquoi ça n’a pas été mis en place ?
C’est qu’on ne vous fait pas confiance non ?
Bien sur, on nous prend pour des voyous, c’est certain. C’est pas une histoire locale, on doit traiter cette question d’un point de vue international, les banlieues, les quartiers comme les nôtres ne sont pas le lieu de fabrique de terroristes, c’est pas vrai. Des gens peuvent être endoctrinés n’importe où. D’autres gens peuvent penser que c’est un acte politique, pour moi ce n’en est pas un. Pour des gens c’en est un.
Des gens dans le quartier ?
Oui, des gens le pensent. Il y a 20 morts, 17 personnes qui ont été assassinées mais 20 morts. La maman d’Amedy Coulibaly mérite comme les autres qu’on lui présente nos condoléances. Nier qu’il y ait 20 morts, c’est nier la responsabilité de l’État dans cette organisation. Je pense qu’on doit réinterroger toutes les institutions, et aussi les politiques extérieures. Ce n’est pas que je sois d’accord avec les uns ou les autres, c’est des tyrans, mais quand les politiques extérieures ont fabriqué les Daesh, que ces mecs-là viennent s’emparer des jeunes du quartier ou du monde rural, à un moment donné tu es obligé de le regarder : qu’est-ce qui fait que ces mecs-là ont une puissance sur la scène internationale ? Qui les a fabriqué si ce n’est les politiques extérieures ? Qu’est-ce que vous avez mis en place qui permette à ces gens de venir ici chercher des jeunes comme Amedy.
Pour eux, l’unité nationale, ce n’est pas un mot qui figure dans leur registre, ça n’existe pas, ça n’apparaît pas, ça ne se pense pas.
Est-ce qu’il y a eu des manifs à Grigny ?
Oui, le maire a organisé une minute de silence, avec 250 personnes, avec tous les militants associatifs, des personnes encartées. Moi ce qui m’intéresse c’est les habitants. Toutes les confusions entretenues, avecles propos de Malek Boutih [1], ça va générer une telle tension, que si ça explose demain c’est projecteurs à nouveau sur Grigny. Et ce qui me fait peur aussi, c’est qu’aujourd’hui la police a un droit de tuer, elle a un droit à la bavure. Demain si des gamins débordent, ils pourront justifier de les tuer en parlant d’Al Qaida. Il faut apaiser les choses, moi ce qui m’intéresse c’est comment on empêche les gamins de se faire tuer, des familles d’être détruites, et comment faire pour qu’ils puissent garder leur dignité, défendre leur principe. Comme j’ai la possibilité de parler dans des lieux, je me plais à dire que des gens sont des bouffons qui parlent de choses qu’ils ne connaissent pas. Ce que dit Valls... Pour moi c’est des menteurs, même si 90% de la population les croient, c’est leur problème. Pendant la seconde guerre mondiale, ces 90% étaient derrière Pétain. C’est comme le barrage de Sivens [2], c’est un scandale, on tue un jeune homme là-dedans, et puis d’un seul coup il serait presque responsable.
Ça en a parlé ici ?
Bien sur. Ici les gens voyaient surtout que les policiers avaient tué un jeune homme, qu’ils considèrent qu’ils ont le droit de tuer, et que la démocratie n’existe pas.
Est-ce qu’il y avait une forme d’identification ou de compréhension ?
Non, pas forcément. Mais des gens qui sont un peu des combattants sont attentifs à ça, et ont considéré qu’il y avait un combat qu’ils trouvaient justes. Sans en comprendre tout le sens. Le mot identification est un peu fort, mais ils trouvaient qu’il y avait l’idée d’un combat. Des gens sont politisés et d’autres non. D’autres sont surtout sur l’affect.
Et Malek Bouty il dit quoi ?
Olala il faut lire les journaux locaux, le JDD d’hier.
Ils parlent de la compromissions des élus locaux ?
Oui, il traite les musulmans de nazis. Il fait des confusions...
Il visait quel élu ?
Le maire. C’est scandaleux. Il veut prendre cette ville, donc il est prêt à augmenter les logiques sécuritaires, pour jouer la surenchère en disant que c’est le maire qui a fabriqué Amedy Coulibaly. Son idée est de dire que les villes comme Grigny il faut les mettre directement sous la tutelle de l’État, parce qu’on peut plus les gérer, tout le monde est corrompu. Il dit des choses détestables, il allume le feu...
Est-ce que tu as l’impression que des choses vont se transformer, des mesures mises en place ?
Je suis étonné parce que je vois peu de flic. Ils sont cachés.
Tu vois des évolutions ces dernières années ?
Depuis qu’il y a Hollande au gouvernement, il y a moins de flics. Mais la punition est toujours là, sous des formes différentes. Tu mets des mecs en prison alors qu’ils sont innocents. Les gens pensent que le sécuritaire c’est une idée de la police, mais c’est une erreur. Le sécuritaire investit tous les champs institutionnels. Par exemple à l’école, à la Grande Borne, au collège, c’est là qu’il y a le plus de conseils de discipline où tu jettes des jeunes.
Il y a des travaux en cours, c’est pour faire une desserte routière dans le quartier ?
C’est pour faire entrer la police à l’intérieur du quartier. Le Préfet le reconnaît en tant que tel. Beaucoup de gens se revendiquent du sécuritaire, parce qu’ils n’ont pas analysé ce que c’était. Pour beaucoup de gens, c’est juste l’extention de lois plus répressives. C’est pas vrai, c’est le nouveau paradigme de l’État, c’est une construction de l’État. Moi je suis pour la sécurité, au sens noble du terme. Mais là c’est pas ça, on prévoit la sécurité par des forces armées. Quelles qu’elles soient. Le sécuritaire ne maintient pas la paix, il absente la paix. C’est son intérêt. Dans l’espace étatique, il y a le droit de créance, c’est le fait qu’un État se doit de protéger tous les habitants quel qu’ils soient, c’est un droit qui part de la constitution de 1789 et qui revient en 1958. Jamais il n’est appliqué. au contraire, on a tout fait pour l’étouffer, on en parle pas. Mais il n’est applicable que s’il y a un État.
Mais t’imagine si dans un endroit comme ici, les gens n’attendaient rien de l’État et s’auto-organisaient ?
Ce serait magnifique. Dès le primaire il y a des choses dégueulasses, au collège je t’en parle même pas, et au lycée c’est un peu plus dur parce que les gens sont un peu plus vieux. Au collège, j’ai vu des profs dire à des jeunes filles "Quand on est fini à la pisse...". À des gamines de 14 ans ! Et en plus, parce qu’elle se rebelle, on la met en conseil de discipline et elle est virée ! Les gens parlent de ça dans Grigny, quand c’est une ou deux fois ça va, mais quand c’est souvent... Comment tu veux que les gens réagissent ? Dans une interview, Jamel Debbouze dit "Les jeunes des banlieues sont dans la frustration". Non, ils sont pas dans la frustration, ils sont dans l’humiliation. Je te dis pas qu’ils ont raison, mais il y a un processus d’humiliation qui est en oeuvre. parlons de l’humiliation qu’on leur fait subir.
Ils parlent de "hoggra" ?
Oui, comment tu sais ça ? C’est l’idée d’un processus d’humiliation qu’on organise.
C’est un terme qui est apparu au grand jour avec les révoltes en Tunisie.
Il a déjà existé en Algérie il y a longtemps. Ce mot existe bien avant la révolution tunisienne. Depuis que je travaille à Grigny il a toujours existé. Avant, il était utilisé pour désigner des familles qui faisaient ça à d’autres familles. Aujourd’hui on l’utilise pour parler de la police, pour parler de l’État. C’est un mot donner à l’humiliation des institutions. C’est violent. Quelqu’un qui accepte la hoggra, c’est plus un homme ou une femme, si tu l’acceptes c’est que tu vaux rien, c’est que t’es une victime, être une victime ici c’est très grave, ça veut dire que tu acceptes l’humiliation qu’on te fait subir, t’as pas d’honneur. Tu peux pas accepter.
Médiatiquement, il y a soit des discours sécuritaires, soit des discours de gauche hyper victimisants par rapport aux banlieues...
Tout à fait, tu as raison, c’est exactement ça, c’est inacceptable. Ça me révolte... Et je ne suis même pas sur que ce soit de gauche, parce qu’à gauche ils sont aussi dans le discours sécuritaire.
Dans la gauche de la gauche. Les discours les plus critiques qu’on peut lire aujourd’hui, c’est des analyses de merde sur la fabrique des terroristes liée à la pauvreté.
C’est pas du tout ça... Enfin il peut y avoir de ça, mais ça ne peut pas être une analyse.
Quand tu fais des personnes des victimes, le processus politiques est affaiblissant.
Oui mais tu sais quoi ? On est combien ? Avec vous 6, ici à Grigny on est peut-être 100 à penser ça.
C’est déjà pas mal... Ils étaient combien les black panthers ?
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