Vous trouverez ci-dessous une brochure qui compile des extraits du livre Soulèvement, ainsi que la version intégrale du livre en PDF.
« La différence entre les choses et les évènements, c’est que les choses perdurent dans le temps. Les évènements ont une durée limitée. Le prototype d’une « chose » est une pierre : nous pouvons nous demander où elle sera demain. Tandis qu’un baiser est un « évènement ». Se demander où se trouvera le baiser demain n’a pas de sens. Le monde est un réseau de baisers, pas de pierre. »
L’ordre du temps, Carlo Rovelli
Cette brochure compile une série d’extraits du livre Soulèvement sorti à l’automne 2020. Le choix d’en compiler une partie dans une brochure est la conséquence d’un pari : celui que du dépassement de l’actuel mouvement contre la réforme des retraites dans autre chose, celui que cette brochure apporte quelques éléments utiles de discussion au sein du mouvement. Vous trouverez aussi le livre entier en libre téléchargement sur internet. Peut-être fera-t-il l’objet d’une réactualisation prochaine ? Nous verrons.
La brochure est structurée en parties, qui visent à répondre à des questions pratiques et stratégiques. Nous commencerons avec un extrait de la première partie, qui revient sur les limites & dynamiques du mouvement GJ. Car depuis les bientôt 5 ans qui nous séparent du début de ce mouvement, la question du bilan de ce mouvement est sur toutes les lèvres et toutes les réflexions, y compris les plus sombres : on a essayé et on a perdu entend-on d’un côté, tandis que d’autres tirent le bilan que c’est bien par peur du mouvement que l’État a été obligé de lacher quelques miettes.
Une chose est sûre, ce mouvement constituait le point culminant de la séquence de lutte ouverte en France. Jusqu’à maintenant ?
Le lien de la brochure en PDF :
https://camaraderevolution.org/wp-content/uploads/2023/03/slvmt-broch.pdf
Le lien du livre en PDF :
https://camaraderevolution.org/wp-content/uploads/2023/03/SLVMT.pdf
Le texte complet de la brochure ci-dessous.
Limites & dynamiques du mouvement GJ
Commençons pas retourner en décembre 2018. On ferme les yeux (...) et on inspire. La fraîcheur de l’air nous rappelle que nous sommes en hiver. Il fait sombre, les lumières qui nous éclairent sont artificielles, d’un jaune qui résonne sur nos gilets. L’odeur du gaz se dissipe. Nous sommes le soir du samedi 1er décembre. Partout, les manifestants rentrent chez eux. On discute, bien sûr, par petits groupes. On surprend, dans le métro, des conversations exaltées, des rires. Sur le chemin, les groupes peu à peu se séparent, et, un peu partout sur les visages, la lueur des smartphones remplace celle des lampadaires. Déjà, on s’interroge en ligne sur la suite, on commente, publie, like, partage. (...) Car les gilets jaunes, (...)c’est aussi une myriade d’assemblées virtuelles qui se tiennent en permanence, dans l’antre de l’ennemi, hébergées par Facebook. Ce sont des centaines de groupes locaux, régionaux, nationaux, qui ont énormément participé à l’ampleur du mouvement.
On y discute, on partage aussi des images, des vidéos, et ainsi de suite. On y débat, à la fois des perspectives et des revendications. Et on y écoute avec attention, aussi, les avis de ceux qu’on s’est pris à suivre, depuis quelques semaines, les « célébrités du mouvement ». (…)
Maxime Nicole alias Fly Rider (...) le premier, va donner à la revendication du RIC le coup de pouce qu’il lui fallait pour apparaître au premier plan, via une vidéo sortie le 5 décembre. (…)
La raison pour laquelle le mouvement va si largement reprendre cette revendication, c’est qu’elle arrive au bon moment (...) beaucoup ont peur. Sortis il y a quelques semaines dans la rue pour protester contre des conditions de vie odieuses, ils ne sont pour autant pas prêts pour l’aventure de la révolution. L’État, ce monstre de film d’horreur, se retourne contre eux, et ils semblent n’avoir d’autre choix que celui de l’affronter. Ils le savent, nous le savons – nous avons assez vu ce genre de films – que lorsque ce moment arrive il est hors de question de se disperser. Et soudain, comme tombé du ciel, voici qu’on leur propose un pipeau, un instrument à vent, en leur disant : « Si vous soufflez assez fort là-dedans, vous pouvez faire du monstre ce que vous voulez » – domestiquer le monstre, sans avoir à l’abattre. De plus, en se concentrant sur un dispositif institutionnel sans trancher aucune question sociale, l’unité est préservée, sur la base d’un plus petit dénominateur commun : la volonté de changement. Le succès est immédiat, et dès lors, peut-être, nous avons perdu.
Bien sûr, la peur de la répression et de l’inconnu n’est pas la seule raison pour laquelle le mouvement s’oriente dans un sens ou dans un autre. Il suit aussi en cela une voie qui lui est propre. On peut le comparer, à ce moment-là, en décembre, à une sorte de torrent dévalant la montagne. Un cours d’eau suit toujours la voie de la moindre résistance. Il contourne les obstacles lorsqu’il s’y retrouve confronté. Mais si l’obstacle, un barrage par exemple, est trop grand, s’il obstrue le lit du torrent, alors l’eau monte peu à peu dans le barrage, finit par peser sur l’obstacle, pour enfin l’emporter. Ici le mouvement s’est retrouvé face à l’État. Il a saisi la porte de sortie qui s’offrait à lui : le RIC. Il a contourné l’obstacle sans l’emporter.
Pourquoi ? Parce qu’il n’était pas assez puissant, que son lit n’était pas assez profond pour peser suffisamment, accumuler des forces et détruire l’obstacle. En d’autres termes, parce que c’était un mouvement minoritaire. Massivement soutenu, pas assez rejoint. Comment une dynamique sociale devient-elle majoritaire ? Pourquoi, à ce moment précis, cette semaine-là, avons-nous perdu, avons nous battu en retraite ? Bien sûr, parce que nous étions affaiblis par l’ennemi. La répression a frappé fort. Elle a surtout joué sur de nombreux ressorts psychologiques, notamment avec l’épisode de Mantes-la-Jolie [les images des lycéens filmés à genoux par des flics et diffusé sur les réseaux, qui ont eu un gros impact psychologique sur le mouvement]. Mais la répression n’est pas suffisante pour expliquer la défaite à ce moment, pas cette semaine-là : en quelque sorte, la dernière où nous étions à l’initiative. Et bien sûr, comme toujours, la principale faiblesse était interne. Le RIC, le compromis, la réforme de l’État, l’unité dans un cadre démocratique, le refus de l’affrontement insurrectionnel, au profit du conflit bientôt ritualisé, tout cela n’a pas été apporté de l’extérieur, c’est une orientation qu’a pris le mouvement lui-même. Mais, et c’est l’une des principales propositions de ce livre, c’est aussi une rupture au sein même du mouvement. C’est la manifestation de la victoire d’une hégémonie sur une autre. L’hégémonie démocrate-populaire l’a emporté. Il s’agissait dès lors non plus de vaincre contre l’État, mais de le convaincre de se réformer. Cette proposition a affaibli le mouvement en le limitant à une certaine position de peuple en attente d’une réforme, par ailleurs impossible, de l’État. Pourquoi affaibli ? Car pour rester en lutte, les prolétaires ont besoin que la vie se transforme. Ce n’est pas une histoire de morale, c’est le propre de leur condition sociale. En janvier, février, nombreux sont ceux qui avaient cramé toutes leurs réserves, voire accumulé encore plus de dettes, de crédits et qui ne pouvaient faire autrement que de tout miser sur le samedi, ce qui sortait de fait la lutte de la quotidienneté. Et nous ne parlons pas seulement de travail, bien que cette question soit centrale. La condition de prolétaires, ce n’est pas qu’un travail. C’est la contrainte et la dépendance. Ce n’est pas sans raison que les deux carottes de la société capitaliste (le rêve américain en est une pure illustration) pour faire marcher les prolétaires, sont la richesse et l’indépendance. Évidemment, c’est un mensonge idéologique.
La contrainte de travailler, de trouver un revenu, car nous sommes contraints de payer pour tout. La dépendance aux diverses formes de communauté, pour obtenir un emploi, un logement, l’appui nécessaire aux mille besoins de la vie sociale, au premier rang desquelles nous trouvons la famille (Et, immédiatement après, l’État, la communauté nationale.). Là-dessus, le mouvement des gilets jaunes a montré sa force en même temps que ses limites. Lorsqu’à la mi-décembre l’offensive primordiale est stoppée, Noël approche, c’est-à-dire la fête familiale la plus importante en France. Et nous assistons alors à un phénomène nouveau : c’est sur les ronds-points que, dans nombre de lieux, les gilets jaunes choisissent de réveillonner.
Cela va marquer l’acte de naissance d’une sorte de familialisme, de communauté gilets jaunes, évidemment centrée sur le niveau le plus local. Ce n’est pas sans rappeler un retour à la forme communautaire du village, en particulier dans les zones rurales. Et cela pose des bornes au mouvement (bien qu’il soit important de garder en tête que ces bornes ne sont pas, au départ,
infranchissables), bornes qui donnent à réfléchir. Pour vaincre, pour s’étendre dans le temps et dans l’espace, les prolétaires n’ont d’autre solution que d’amener l’offensive jusqu’au moment où ils sont capables de changer leur situation grâce au mouvement lui-même. Ne plus avoir peur de l’huissier ; ne plus payer le loyer, sans crainte ; ni le chauffage ; aller prendre les denrées sans payer, etc. – en somme, s’organiser pour ne plus exister dans la contrainte de sa condition de prolétaires. Et, bien sûr, cela signifie s’opposer à l’État.
C’est ce cap que le mouvement n’a pas franchi, c’est le moment où l’hégémonie a basculé.
Et un mouvement qui échoue devant cela non seulement bascule dans la défaite, mais devient et produit de la communauté. Car la communauté est la forme d’entraide existant dans cette société. Sauf que ce n’est pas seulement de l’entraide, mais aussi un ensemble de liens, un filet, qui reconduit des rapports de subordination sociale. Car s’y manifeste l’ensemble des divisions et des rôles sociaux qui existent dans cette société. Les femmes sont renvoyées à leur rôle social (D’où les manifestations de femmes qui apparaissent dès la mi-décembre et qui sont l’illustration de la nécessité pour celles-ci de se défendre en tant que telles.).
Les prolétaires restent à leur place et s’ils sont aidés par des petits patrons, comme cela s’est vu à de nombreuses reprises dans ce mouvement, alors ils leur sont redevables. Voici, à son niveau le plus élémentaire, la manifestation de la défaite de l’hégémonie prolétarienne, la manifestation de la reprise du mouvement sur les rails d’une hégémonie populaire, démocrate. Pour autant, n’oublions pas que l’événement qui constitue cette communauté, c’est l’irruption de la lutte, c’est l’expérience commune du moment pré-insurrectionnel. Cela conditionne donc tout le reste, toute la suite. Il n’y avait pas de pureté prolétarienne dans les premières semaines. Il n’y aura pas de pureté démocrate dans cette mouvance gilets jaunes. L’ombre de la classe est toujours là.
Cet échec, ce basculement, est-il une cause ou une conséquence de l’échec de l’élargissement, l’approfondissement dans la classe ? Nous sommes restés un mouvement minoritaire au sein même de la classe des exploités, pourquoi ? Nous n’avons pas été rejoints par l’immense majorité des travailleurs, des ouvriers des grosses entreprises, des secteurs publics. Pourquoi ? On peut dire, d’une part, qu’en perdant l’offensive nous perdions la capacité d’entraînement de l’ensemble. Nous cessions d’être un événement social central, qui polarise, qui attire à lui. On ne rejoint pas le camp du drapeau blanc, tout au plus on le plaint, on le soutient, on sympathise.
On peut dire, d’autre part, que nous nous sommes retrouvés, nous qui étions partis à l’assaut, dans la position de celui qui se lance dans une bagarre et s’aperçoit qu’il n’est pas suivi par les siens : en face, les brutes s’approchent, mais bien peu de ceux qu’il espérait rallier le rejoignent, la plupart se contentent, sur le côté, de crier des encouragements. Que faire alors ? Nous n’avons pas de leçons à donner au passé, ni de reproches. Nous avons des leçons à en tirer. Cherchons la dynamique, la force du mouvement : l’hégémonie des prolétaires. [C]ette perspective est généralisable aux soulèvements que notre époque connaît et connaîtra.
Démocratie & convergence
[C]e qu’on appelle aujourd’hui convergence, c’est le synonyme de « cartels d’organisations ». Et quand, comme dans les gilets jaunes, il n’y a pas de direction du mouvement, cela signifie pour ce même mouvement « suivre ce que disent les directions des appareils » au nom de la « convergence ». Depuis le début, nous étions confrontés à de nombreuses difficultés dans la lutte, mais du moins nous les affrontions ensemble. Nous avions le contrôle sur notre mouvement. La grève générale, telle qu’elle a été posée par les directions de syndicats, nous est apparue lors de ces deux journées [du 5 février et du 16 mars 2019 mais cela ressemble a d’autres journées que nous avons vécu plus récemment...] comme un objet extérieur, décidé par eux. Un objet sur lequel nous n’avions que très peu de prise. Évidemment, dans ces conditions, fort peu de choses sont possibles. Et de fait, il sort peu de ces journées, en tout cas pas du tout le regain de force attendu. Mais si on veut tout de même en tirer une leçon, c’est que nous devons nous méfier de cette dépossession du mouvement : méfiance envers toutes les forces qui nous proposent de « converger » en fixant le cadre par avance. Si, il y aurait une chose à ajouter à la critique de la convergence, pour aller plus loin, et peut-être comprendre un peu mieux le rôle des groupuscules dans ces propositions politiques : il s’agit aussi de tenter de constituer une représentation de la lutte, à même de négocier avec d’autres forces. S’ériger en direction pour négocier, s’approprier la possibilité de parler au nom de tous les gilets jaunes, ce n’est pas abstrait. Nous avons vécu durant notre lutte en gilets jaunes – et en particulier dans la préparation de ces journées de grève – des moments où des militants essayaient, au nom de la fameuse convergence et de la nécessité de s’entendre avec les syndicats, de figer le mouvement dans une certaine représentation.
Cela signifie toujours définir le cadre duquel le mouvement ne doit pas sortir. En un mot, encadrer. Nous ne le redirons jamais assez : tout ce qui encadre le mouvement participe de l’étouffer. Défions-nous de toutes ces directions autoproclamées. De toute centralisation des décisions. Mais puisque le sujet est sur la table, parlons de la démocratie dans ce mouvement, comme proposition politique d’organisation. (…)
La démocratie, c’est très abstrait. Pour de nombreuses personnes, il y a la fausse démocratie, qui est grosso modo celle qu’on connaît, celle des élections, celle des pays démocratiques, et puis il y a la vrai ; celle à laquelle on aspire, celle où le « peuple » a son mot à dire. Celle-là, bien sûr, n’existe pas. Ce serait à nous de la réaliser, notamment dans nos luttes. Cette façon d’envisager la démocratie est très commode. Car, chaque fois que son usage pose problème, on peut dire que ce n’est pas le vrai usage. Au fond, la démocratie idéale, justement, n’existe pas et on peut même dire qu’elle n’existera jamais. Aussi, nous nous bornerons à parler de celle qui existe. La démocratie réellement existante est toujours l’art d’obtenir une représentation, la plus fidèle possible, à un moment donné. La démocratie est donc toujours conservatrice, dans le sens où elle représente toujours le moment précis où la représentation a été fixée, au détriment du mouvement. La fonction première de la démocratie, c’est de constituer un ordre. C’est au fond la meilleure arme du maintien de l’ordre que peut utiliser un État, car elle lui permet d’éviter la contrainte, de susciter l’adhésion, le sentiment d’être représenté, écouté. Elle permet aussi un renouvellement de l’État, par l’intégration des opposants, notamment dans les échelons locaux, au premier rang desquels les mairies. (…)
Les gilets jaunes ont rejeté la démocratie au profit du mouvement. Nous avons rejeté tout ce qui figeait nos luttes, préféré l’action au vote. Il s’agit aussi d’une rupture franche avec le mouvement des places et ses manies de voter tout et n’importe quoi. (…)
Peuple & encore sur la démocratie
« Nous sommes le peuple » est une affirmation qu’on aura beaucoup entendue dans les mouvements de la vague récente... Mais qu’est-ce que le peuple ? Et quand nous entrons en mouvement pour changer nos conditions de vie, qui est ce « nous » ? (...) Ce qui revient à dire : « Que constituerons nous ensemble dans ce mouvement ? » (N)ous en avons fait l’expérience, un mouvement collectif peut se transformer et nous transformer dans le cadre même de son action. Il peut s’aliéner, s’enliser dans un mouvement politique, additionner des colères comme des clientèles, promettre à tous, ce qui n’engage à rien et bénéficie aux faiseurs de promesses. Mais il peut aussi quitter le terrain de la revendication particulière, de la négociation, pour coaguler, dans un refus en bloc. Refus de nos conditions de vie, refus de continuer à vivre dans ces conditions. Et il peut en tirer les conséquences offensives, chemin faisant.
Ce refus va souvent avec l’auto-définition du mouvement comme représentant le peuple tout entier.
C’est que, dès les premiers jours des mouvements, ces questions : « Qui sommes-nous ? Qu’est-ce que ce mouvement ?
Qui sont les vrais ? » sont partout lancinantes. Mais si nous sommes tout le monde, plusieurs manières différentes de définir ce « tout le monde » existent et se sont posées. Et là où elle se contredisent – et justement c’est cette contradiction qui constitue la lutte pour l’hégémonie dont nous parlions –, c’est autour du rapport à la lutte. Sommes-nous tout le monde, ou en lutte pour tout le monde ?
Si nous sommes en lutte pour tout le monde, dans une société fondée sur l’exploitation des uns par les autres, on se rend bien compte qu’on ne peut pas à la fois lutter pour les uns et pour les autres. Approfondir la lutte et la radicaliser, c’est agir contre l’organisation de la société fondée sur la propriété privée et le règne du fric... donc remettre en cause le pouvoir des possédants. Il y a des intérêts contradictoires dans cette société, et pour parvenir à une société réconciliée il va falloir d’abord trancher les contradictions. Et certains, les riches, seront mécontents de perdre leur place. Mais – et voici la contradiction – en même temps, si nous sommes tout le monde, alors il faut prendre les avis de tout le monde, non ? Voilà ce que propose la démocratie comme moyen de réduire les conflits : on arrête et on vote. Cela a fait ses preuves comme moyen de juguler les révolutions depuis bien des années. La révolution, comme un incendie, a besoin pour brûler de son oxygène, l’action collective incontrôlée, spontanée, vivante. Elle avance par tâtonnements, par respirations, dans une dialectique de l’expansion qui repose sur des courants contradictoires d’extension et de contraction, mais surtout, surtout, jamais ne se fige. La démocratie, c’est la représentation. C’est le remplacement de l’action par le vote, le remplacement du mouvement par l’image, le remplacement du cadre horizontal et diffus par la structure de représentation pyramidale et centralisée. Elle est la manière dont le mouvement se dote d’un encadrement qui va négocier avec l’État. Celui-ci va ensuite manger le mouvement, intégrer certains, réprimer les autres, les irresponsables, les incontrôlés : les révolutionnaires. La victoire de la démocratie conduit à étouffer la révolution sans bruit.
Aspirations démocratiques, volonté de changer les choses mais adressée avant tout à l’État, appel à une meilleure redistribution aussi : ces éléments sont autant de points communs qui inscrivent la vague récente dans le sillage de nombreux mouvements contre l’austérité, pour un changement de régime, qui se sont manifestés à l’échelle globale depuis la crise de 2008. Et il est plus que temps d’en faire un bilan, à l’heure où cette vague se termine à la manière dont les vagues meurent, leurs derniers clapotis submergés par une marée plus forte, qui vient s’affirmer contre le ressac. Depuis les révolutions arabes jusqu’aux « indignés », au mouvement des places, un « nous » s’était mis en mouvement. Il a composé un sujet de lutte. Il s’est autoproclamé le « peuple ». Mais, dans le cours de la lutte, cette vague a été confrontée au même piège, aux mêmes contradictions. Le mouvement
s’est enfermé dans un tête-à-tête avec l’État. Le « peuple » s’est levé non pour prendre en main son destin, mais pour demander à l’État de faire son boulot, de remplir son rôle. Ce rôle, il ne le lui conteste pas, au contraire il le supplie de le remplir, d’être un représentant honnête des intérêts du peuple. Cette vague internationale s’est placée dans une situation d’impuissance, otage de l’État. La position est déjà révélatrice des contradictions de ces mouvements : sur les places publiques, à la merci des forces de répression, cernés. Ce sont les forces répressives qui sont en mouvement ; les manifestants sont statiques, d’emblée sur la défensive. Pour passer à l’offensive, il leur faut quitter la place. Bien sûr, cela prend des formes très différentes selon les pays et les mouvements, mais aussi selon la manière dont l’État réagit au mouvement. EnFrance, le mouvement Nuit debout de 2016 ne dépasse pas le stade du spectacle politique à petit budget, dernier clapotis d’une vague internationale.
Mais dans certains pays les régimes étaient faibles, la colère était puissante. Le changement de gouvernance, pour utiliser une expression à la mode chez les technocrates à sang froid qui nous dirigent, fut alors accompagné par l’État, par l’armée, par les hauts fonctionnaires et la bourgeoisie... En somme par la classe dominante, qui va abandonner la clique dirigeante pour négocier avec les représentants (souvent autoproclamés) du mouvement. Le mouvement que nous vivions de l’intérieur s’est transformé en autre chose, semble avoir sécrété une représentation de la lutte qui lui est extérieure. Les assemblées de quartier, qui organisaient la lutte et la solidarité locales, sont mangées par les municipalités. Une fraction du mouvement travaille désormais pour l’État, comme élus, comme travailleurs sociaux, ou pour des ONG, associations, syndicats : cet encadrement, peu à peu, a pris le dessus. Est-ce la continuation de nos mouvements, ou leur négatif ? Le débat fait rage sur cette question. Syriza, Podemos, Ennahda, les partis qui mangent les mouvements et soulèvements sont-ils des prolongements de ceux-ci ? Oui et non. Ils en sont la recomposition. Cette recomposition est une négation de ces mouvements, mais il y a dans cette négation une part de ces mouvements, absorbée et restituée différemment. Comment cette négation du mouvement défait les forces révolutionnaires ? Comment se noie un mouvement ? (...) Nous pensons qu’une perte de puissance est préalable à la défaite. Un amoindrissement du mouvement révolutionnaire : la défaite de l’hégémonie des prolétaires, la victoire de la proposition politique du peuple comme unité politique, comme véhicule – impuissant par lui-même – de la conquête de l’État. Ce que nous voulons dire par « amoindrissement », c’est qu’(...) un mouvement peut persister dans ce qui fait sa force, ou au contraire s’aliéner, devenir autre, en l’occurrence sombrer dans la politique. Pour le dire de façon plus claire, il peut continuer l’offensive et attaquer encore jusqu’à la victoire, en prenant ce dont il a besoin pour cela en vivres, logements, rebrancher l’électricité et empêcher les expulsions, et réorganiser finalement la vie sociale, ou... négocier avec . Et négocier signifie en premier lieu accepter de respecter l’ordre et la propriété privée, pour obtenir en échange quelques concessions. Quelques aides, des subventions, des miettes distribuées aux
représentants pour acheter la paix sociale, avec la gestion du pouvoir central comme seule perspective, et tout ce que ça signifie de construction du parti électoral et des alliances nécessaires pour ce faire. Cette force en devenir, qui est alors défaite, est celle de la classe révolutionnaire, qui de mouvements en soulèvements, dans le cycle actuel, affirme peu à peu sa puissance. (...) Nous parlons ici de l’accumulation de l’expérience prolétarienne. (…) Il y a, dans la période que nous vivons, une intelligence collective. Aliéner celle-ci dans des partis séparés est une erreur tragique. Nier toute forme de bilan et d’avancées de nos luttes, c’est se tromper tout autant. Nous trouvons, dans la nouvelle vague de soulèvements qui s’ouvre, la voie de la sortie du piège de l’impuissance dans laquelle la première vague, celle du peuple sujet de l’État, s’est laissé enfermer. Cette impuissance, qui a amené les occupants des places à se faire déposséder de leur mouvement, nous l’avons combattue, au sein des gilets jaunes. Le mouvement a rejeté la représentation, les leaders, la négociation. Et nous voulions ouvrir ce livre par un récit du mouvement gilets jaunes pour cette raison. Car c’est depuis cette position que nous avons entrevu autre chose que l’impasse et la défaite. Autre chose que la subordination de nos mouvements à la conquête et la gestion de l’État : la constitution des mouvements pour eux-mêmes.
A propos de la communication au sein du mouvement
On se souvient de la phrase : « Les réseaux sociaux permettent la révolution et empêchent sa victoire. » Ce qui est clair, c’est que ces réseaux sont un espace à la fois indispensable aujourd’hui à la communication et hostile dès que la lutte s’amplifie, voire, avec l’évolution et la reprise en main policière, de plus en plus en amont. Mais d’autres enseignements sont à tirer des mouvements des dernières années, et aussi de la reconfiguration d’internet autour des plates-formes. Depuis plusieurs années, les États ont repris en main les réseaux. Ce contrôle sortira démultiplié de la crise sanitaire en cours, qui constitue aussi l’occasion d’un brusque coup d’accélérateur de ces dispositifs amorcés notamment par les lois dites « sur les fake news » ou sur les « contenus haineux ». Aussi, si on parle beaucoup, chez les révolutionnaires, de la réaction à avoir en cas de coupure d’internet par l’État, et si le cas récent de l’Iran illustre ce genre de scénario, nous pensons ici qu’il ne concerne pas les pays occidentaux. L’Iran est un cas assez particulier, qui n’est donc déclinable que pour des pays connaissant le même genre de positionnement géopolitique : celui d’un État confronté à une hostilité états-unienne suffisamment forte pour que l’enjeu de sa déstabilisation passe avant la disciplinarisation de la population. En clair, l’État iranien a toutes les raisons du monde de penser que les grandes plates-formes, FB, Google, etc., ne collaboreront pas avec lui. Il a donc modifié l’architecture de son réseau internet de manière à en contrôler et à en centraliser les nœuds d’entrée/sortie, et ainsi à empêcher l’accès de la population potentiellement insurgée aux plates-formes de communication qui ont leur serveur à l’extérieur de l’Iran.
Et il est clair que ce type de question se pose aussi pour les autres régimes qui savent être sous la menace américaine. On peut citer la Russie, qui a réussi à la fin décembre 2019 un test grandeur nature visant à se couper de l’internet mondial. Mais pour les autres pays du monde, la situation est différente. Avec l’évolution des pratiques et la centralisation du Web autour de quelques plates formes se partageant l’essentiel de l’usage, l’enjeu actuel n’y est plus la coupure d’internet mais le contrôle de ce qui se dit sur les plates-formes. La Chine est un cas spécifique car elle a toujours maintenu une position particulière de protectionnisme vis-à-vis de son réseau internet, avec une pénétration très faible des grandes plates-formes états-uniennes au profit d’acteurs locaux. Cependant le résultat est à peu près le même au final, car si cela a rendu l’État chinois beaucoup moins vulnérable à l’hostilité américaine, cela lui permet d’être capable de contrôler les plates-formes locales de la même manière que les pays occidentaux peuvent contrôler les leurs. Ainsi, les moyens de censure des États sont et seront à l’avenir à la fois bien plus insidieux, plus modulables, et aussi moins coûteux pour l’économie qu’une coupure globale. Nous avons déjà parlé des diverses lois adoptées peu à peu, sur les contenus haineux, les fake news, etc. Nous assistons en fait d’ores et déjà au déploiement général de la censure, déléguée aux platesformes elles-mêmes, avec une échelle de gradation. Restriction d’audience pour les pages Facebook, suppression de « posts », désactivation momentanée de compte, suppression définitive, signalement automatique à la police, incarcération à le suite de messages sur les réseaux, brigades de police spécialisées dans la « Web criminalité » comme ils disent : tout est déjà en place. (…) Aussi, c’est avec raison qu’au sein du mouvement (...) certains tentent de limiter les risques en utilisant surtout Signal et Telegram. C’est un bon début, mais, ne nous leurrons pas, en particulier sur Telegram : si on peut espérer une réactivité moins grande que Facebook, Telegram finira aussi sûrement par collaborer avec l’État, de gré ou de force.
Il est donc plus nécessaire que jamais que le mouvement se dote et défendent les outils qui lui sont propres, et réfléchisse à la communication dans les moments de censure globale. (…) [O]n ne peut pas compter que sur le numérique et il est crucial de réfléchir à des solutions analogiques. Nous pensons en premier lieu à la radio, outil de toujours des personnes lors d’une révolte sociale comme d’ une catastrophe naturelle, pour communiquer largement. Enfin, si la diffusion immédiate de l’information est un enjeu qui mérite d’être traité à part, il nous faut aussi souligner la nécessité pour nos mouvements de maintenir des outils de communication plus tangibles, comme le papier – les journaux, les tracts, les brochures, les livres. Nous assénons peut-être là une évidence, mais elle méritait d’être rappelée.
Grève de masse & syndicats
Par le passé, nombre de révolutionnaires(...) partaient du principe que c’étaient les secteurs stratégiques où se concentre la classe ouvrière qualifiée qui entraîneraient le reste du prolétariat dans la lutte. La stratégie mise en avant par ces courants1, c’est la grève générale. Il est proposé alors d’organiser une cessation collective de travail dans les secteurs stratégiques, à l’échelle nationale. Dans certains cas, on peut aussi mettre en avant la cessation concertée du travail dans un secteur clé, comme par exemple la logistique, à une échelle continentale voire globale. Cette variante a cela de plus intéressant qu’elle permet la mise en relation, pour un tel projet, de travailleurs en lutte dans plusieurs endroits du globe. Mais, en concentrant les espoirs de toute une classe sur une minorité de travailleurs situés de façon stratégique, elle n’en est pas moins irréaliste d’un point de vue révolutionnaire. En premier lieu, par son contenu : l’appel à la grève générale, à paralyser le pays, « croiser les bras », cantonne le mouvement à une position défensive, qui laisse l’initiative à l’État. Cette critique n’est pas neuve, c’est déjà ce que soulignait le révolutionnaire anarchiste E. Malatesta, il y a plus d’un siècle, dans ses polémiques avec ses camarades syndicalistes révolutionnaires. Et cette position ne serait pas vraiment un problème s’il s’agissait d’un point de départ collectif, tel qu’ont pu l’être les blocages généralisés dans les soulèvements des années précédentes, par exemple en novembre-décembre 2018 en France durant le mouvement gilets jaunes. Car, si on assistait effectivement à une grève généralisée, cela voudrait dire que les grévistes se constituent en piquets, sont joignables. Ce qui est aussi une ouverture des possibles, les grévistes disposant de lieux où organiser l’offensive. Mais nous pensons probable que cette hypothèse tienne plutôt du mirage social, celui d’une grève qui se généralise préalablement à une situation insurrectionnelle. Car tout indique que l’État ne nous laisse pas nous organiser, ne laisse pas les piquets se tenir ; et que la force du mouvement se déploie dans la rue, et en cela n’est plus une grève qui se généralise mais qui devient émeute, voire, en cas de diffusion massive de la pratique sur un temps court, des grèves insurrectionnelles. Mais nous ne pouvons ni ne voulons rejeter ces perspectives, et il s’agira d’y être attentifs dans la séquence qui s’ouvre. Partant de là, nous devons distinguer l’une de l’autre :
- la généralisation de la cessation du travail, l’irruption de grèves sauvages émeutières ;
- la stratégie syndicale de la grève générale « carrée », à l’appel des directions des syndicats et visant à paralyser les secteurs clés de l’économie nationale.
Dans ce cas, ce n’est pas le mouvement qui appelle à la grève, et il s’agit au préalable qu’existent des syndicats assez forts pour le faire. Du fait de sa méthode, la paralysie des secteurs clés de l’économie nationale par la grève des travailleurs de ces secteurs, ce type de grève n’est d’ailleurs pas vraiment général. Nous proposons plutôt le terme de grève nationale pour définir ces pratiques.
Car parler de grève générale engendre une confusion : le terme renvoie à un imaginaire social ancien, lié au vieux mouvement ouvrier, et en réalité mensonger. Ce qui est visé et paralysé, dans les grèves nationales, ce n’est pas l’économie générale, mais plutôt la nation, ses infrastructures et le cœur de ce qu’elle exporte. Ainsi, les secteurs touchés sont toujours l’énergie, le transport, singulièrement les ports, les secteurs industriels liés à l’État. Citons aussi, pour les pays exportateurs, les secteurs des matières premières à l’export (le cuivre du Chili, le pétrole de l’Algérie ou de l’Iran, par exemple). Cela installe sur le devant de la scène les travailleurs spécifiques de ces secteurs, tout en dépossédant tous les autres, renvoyés à une position de spectateurs extérieurs à la grève, au mieux soutiens par délégation. D’ailleurs, le propos de ces grèves est bien de mettre en scène les secteurs stratégiques de l’économie nationale pour affirmer la place des travailleurs de ces secteurs, leur légitimité politique, représentée par les syndicats. Ensuite, ceux-ci seront à même de négocier, en mettant dans la balance la fin de la grève. Voici pourquoi nous proposons plutôt de partir de la position de la classe dans son ensemble. Elle n’est pas concentrée. Et c’est sa force. Elle n’a pas de centralisation, et n’en veut pas. Car là où le capital peut concentrer systématiquement sa force de frappe sur tout ce qui constitue un point de fixation (et c’est sa stratégie depuis quarante ans), il est en difficulté lorsque la classe produit une offensive généralisée. Et nous tendons la main à tous les camarades engagés dans les luttes de ces secteurs : sans vous, le capital ne tourne pas. Sans nous, c’est-à-dire sans l’ensemble de la classe, la victoire est impossible, et les perspectives pour les luttes sont toujours bloquées entre un corporatisme dont les bénéfices se réduisent année après année et le chantage à la délocalisation, à la réorganisation capitaliste pour faire face à la grève (fermeture/délocalisation de centres Amazon, de raffineries, déplacement d’un hub logistique... les capitalistes ont su s’adapter aux luttes de la classe...), voire, si vraiment le secteur est trop stratégique à un moment T, la répression sanglante de la grève. L’offensive d’ensemble est notre seule perspective de victoire. (…)
Parlons stratégie
Discutons insurrection. Posons sur la table ce problème vital pour qui veut la victoire des révolutionnaires : comment faire chuter l’État avant qu’il ne nous réprime, écrase, torture et tue. Car c’est devant ce mur d’acier que les mouvements des années précédentes se sont figés, ont basculé, dans le RIC, l’assemblée constituante, la refonte de la gestion municipale de la police et autres promesses démocratiques. L’appel pathétique à la réforme de l’État qui n’est que le drapeau blanc de la défaite est le moment où le mouvement s’avoue vaincu en tant que mouvement, laisse l’initiative à l’État. Il nous faut aller plus loin. Il nous faut parler de ce qui rend une révolution manifeste, ce qui, dans l’Histoire, en a toujours été l’acte de naissance, de juillet 1789 à février 1917, de février 1848 à la Commune de Paris de 1871 : la mise hors d’état de nuire de l’État. (…) Puisqu’il s’agit de renverser l’État, c’est bien par la définition de ce qui fait le fondement de l’État que les cibles potentielles d’un renversement peuvent être identifiées. Le fondement de l’État, d’un point de vue matériel, est constitué des groupes de personnes en armes qui défendent celui-ci. De leur capacité à se projeter et à communiquer entre eux et avec la population. L’État étant une structure hiérarchique de type pyramidal, l’attaque du sommet et la rupture de la chaîne de commandement sont susceptibles d’entraîner une profonde désorganisation de l’ensemble de la structure. Pourtant, et c’est peut-être ici que nous pouvons établir une distinction d’ordre politique, une insurrection, lorsqu’elle n’est qu’une rupture de la chaîne de commandement, n’est que synonyme de coup d’État. Il n’y a en réalité aucune remise en cause des fondements de l’État. Ce qui est renversé n’est pas l’État, mais un certain fonctionnement des institutions. En réalité, il s’agit d’un renversement violent du gouvernement. Car l’État se définit aussi par la continuité de son pouvoir au-delà de l’identité précise de ses dirigeants. Renverser l’État lui-même signifie donc le renverser de façon durable. Si le point de départ peut être similaire et passe par la rupture de la chaîne de commandement, on pourrait dire que l’objet d’un tel renversement n’est pas la rupture d’un maillon mais bien le bris général de cette chaîne. Il signifie donc la destruction matérielle des lieux de pouvoir, et le contrôle par la population insurgée des canaux de communications, des voies de transport, mais aussi plus largement de l’approvisionnement en énergie. (…) [L]e caractère intégral de l’insurrection n’est jamais achevé, car l’insurrection intégrale est synonyme de dépassement de celle-ci dans la révolution communiste.
Le terme de dépassement est important ici, car il renvoie à la résolution des contradictions que posent aussi bien le terme d’insurrection que celui de révolution. Parler d’une insurrection intégrale, qui va plus loin que le coup d’État ou le remplacement de l’ordre, qui brise intégralement l’appareil d’État, c’est parler de révolution sociale et politique. C’est dépasser le cadre du changement de régime, pour attaquer la totalité des rapports sociaux.
(…)
[L]’insurrection est un ensemble d’initiatives par lesquelles la révolution s’impose et se défend, les deux étant indissociables. L’exemple des soulèvements récents – cela est valable pour n’importe quel point du globe – le montre : là où l’État est debout, il frappe durement, et continue de frapper jusqu’à l’écrasement de l’adversaire, ne reculant devant aucune atrocité pour assurer sa survie et celle de la classe qu’il défend. Pensons à la Libye, à la Syrie, à l’Iran, à l’Irak. Là où l’État est provisoirement décapité, comme c’est le cas dans les chutes de régime, il cède pour un temps, mais seulement en échange d’une reddition partielle des insurgés, qui voient alors des partis censés les représenter être proposés à la cooptation pour diriger l’État. Cela prend en général la forme du gouvernement provisoire. Pensons à la Tunisie, à l’Égypte. Là où l’État fait face à une insurrection de basse intensité, une contestation de masse pré-insurrectionnelle, il use conjointement de ses deux armes, la cooptation démocratique et la répression, par tâtonnements : pensons au Chili, aux USA ou encore à Hong Kong. (…)
Tout va alors très vite, jusqu’à ce que l’affrontement atteigne un certain point, celui de la remise en cause du pouvoir lui-même. A ce moment, tout peut basculer. Pour l’instant nous n’avons connu que l’affaissement des mouvements à ce moment précis, puis leur défaite militaire, politique, voire sociale. Défaite militaire par la victoire de la répression. Défaite politique, qui va voir le mouvement s’engouffrer dans les voies de garage des assemblées constituantes, qui sont des formes limites d’intégration dans l’État. Défaite sociale enfin, lorsque l’initiative sociale quitte le mouvement pour être confisquée par les bureaucraties syndicales, les ONG, les encadrements divers. Ceux-ci appellent alors à des pratiques qu’ils contrôlent, dans un éventail très large : ici, une « grève générale », une grève où l’on nous convoque sans nous laisser d’initiative. Ce qui est donc une reprise en main. Là, une « grande marche pacifique »... L’enjeu, c’est en tout cas la reprise du contrôle et la délimitation du mouvement. Les représentants, aussi divers soient-ils, construisent toujours leur pouvoir sur la délimitation identitaire.
Au « Nous » collectif des prémices se substituent les « nous » particulier des identités, métiers, communautés, chacun étant convié à revenir « dans son rôle »
Lutte pour l’hégémonie
La dynamique de l’approfondissement de la révolution, la dynamique victorieuse, ce sont ceux qui n’ont rien à gagner pour eux-mêmes, rien à gratter pour leur corporation, qui la tiennent entre les mains. Leur hégémonie est la seule qui permet, qui aspire à l’offensive sociale. Elle s’appuie sur un refus, celui d’une condition insupportable de pauvreté, d’exploitation. (...) Marre de la contrainte (...) de n’exister que comme des marchandises, vendues sur le marché du travail, seul moyen d’obtenir un peu de l’argent nécessaire pour acheter d’autres marchandises, et ainsi de suite jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Cette hégémonie du refus, donc, c’est celle des prolétaires. Ceux et celles qui n’ont à perdre que leurs chaînes. Leurs chaînes, c’est-à-dire les crédits revolving, une voiture pourrie, un logement en périphérie ou un appart en banlieue, l’intérim, le chantier, le travail de livreur, caissière ou aide soignante. La révolution est portée par ceux qui ont le plus intérêt à la voir vaincre, et non pas pour étendre leur condition, mais au contraire pour l’attaquer, car elle est une contrainte face à eux. Aussi, il nous faut souligner que si ce mouvement part des prolétaires, c’est une dynamique universelle, qui vient immédiatement attaquer la division en classes de la société, non pas seulement avec des mots, mais avec des mesures communistes. Mais un autre devenir est possible pour un mouvement. Il peut s’amoindrir.
Il peut se rabougrir jusqu’à n’être plus qu’un mouvement politique, un parti, qui cherche à gouverner, réformer l’État. C’est au nom à la fois du peuple et du réalisme que s’avance cette ombre politique. Elle porte l’emblème national, parle de souveraineté, mais prospère surtout grâce à la peur. (…) Se borner à une réforme de l’État et de sa police, une autre Constitution, la lutte contre la corruption et pour une redistribution des richesses. C’est l’amère victoire du statu quo, qui n’est qu’une défaite de plus, une reddition. La victoire de ceux qui ont encore à gagner à négocier, ou en tout cas qui le pensent. (…) Pour que la direction ou, du moins, l’impulsion de la lutte appartiennent à ceux qui n’ont rien, il faut que ceux-ci y gagnent. Que la vie se transforme. Sinon, ils sont condamnés à rentrer travailler à brève échéance, ne peuvent rester dans la lutte quotidienne, n’en ont pas les moyens.
Insurrection & organisation
[D]ans les mouvements récents, une voie est proposée aux participants : se constituer en assemblées locales dans la perspective plus ou moins claire que ces cadres de la lutte soient les embryons de l’intégration du mouvement dans l’État, via un dispositif de relais institutionnels. Pour les promoteurs de cette stratégie, la gauche et plus globalement les souverainistes, l’enjeu est de faire du mouvement le véhicule de la conquête de l’État, dans le cadre d’une réforme de celui-ci vers plus de démocratie directe, souvent digitale. Ainsi, pour ces courants, les assemblées sont des succursales de l’État en devenir. Des espaces dans lesquels on discute des lois, pour pouvoir les proposer via des pétitions ou d’autres moyens, à l’État, pour que cela soit tranché via un référendum. Nous faisons ici référence au mot d’ordre du RIC chez les gilets jaunes en France, ou à l’appel à une assemblée constituante en Irak, au Chili et en Algérie. Ce qui se joue là, c’est la stérilisation de la lutte, qui voit les cadres du mouvement être détournés de leur vocation de base, l’organisation du combat. Par cette opération de détournement, on tente de ressusciter une société civile qui servira de béquille à la reconstitution de l’État par son réseau d’assemblées.
Sous cette idée commune, plusieurs formes se disputent et se croisent. La plus clairement mortifère, c’est évidemment le parti politique qui vampirise le mouvement, tel qu’on a pu le constater en Grèce avec Syriza, en Espagne avec Podemos. Elle marche conjointement avec l’intégration des assemblées à une gestion municipaliste, locale, du capitalisme.
Ainsi, les années 2010 ont vu la montée de mouvements de contestation. Cette vague internationale se réclamait du peuple. Elle demandait une vraie démocratie, un vrai État. Dans certains pays, elle a même envoyé au pouvoir des partis qui promettaient une gestion de l’État conforme à ces aspirations. Ces partis dits populistes se sont partagé le pouvoir avec les technocrates. Le peuple dont ils parlent, dont ils font mine de se soucier, n’est que le véhicule de leur accession à la gestion de l’État. Ils veulent ce peuple passif, ou au moins pacifique, sujet de l’État. Ils en drainent l’énergie, en prenant bien garde qu’elle ne se libère, qu’elle sorte de l’impasse dans laquelle est tombée le « mouvement des places ».
A ces partis issus directement des mouvements a aussi répondu une autre vague de simulacres qui, telle une plante carnivore, imite une forme pour mieux s’en repaître. Ce sont les partis-Netflix, des boutiques montées sur le modèle des plates-formes. Ils vendent du contenu politique à la demande. Leurs dirigeants n’ont que le peuple à la bouche, mais sont les créatures de l’État. Dans l’opposition, ils prêtent à l’État des pouvoirs à la limite du magique, mais qui au fond se résument à en finir avec l’austérité par des politiques de relance financière en faisant tourner la planche à billets, donc en accentuant la crise monétaire. Mais cela, les classes dirigeantes ne le permettent qu’à certains moments et dans certaines conditions... Et nous aussi avons assisté à la défaillance de ces partis, à leur pschitt dans les jours qui ont suivi leur arrivée au pouvoir. Une fois aux manettes, ils se sont tous transformés en serviteurs de l’État au détriment d’un règlement impossible de la crise de la démocratie, de la distribution sociale. Bien sûr, cela prend des formes très différentes selon les pays et la configuration des mouvements, mais aussi selon la manière dont l’État réagit au mouvement. Dans certains pays, les régimes étaient faibles. Le changement de gouvernance, pour utiliser une expression à la mode chez les technocrates à sang froid qui nous dirigent, est alors accompagné par l’État, par l’armée, par les hauts fonctionnaires et la bourgeoisie... En somme par la classe dominante, qui va abandonner la clique dirigeante pour négocier avec les représentants (souvent autoproclamés) du mouvement. On peut citer l’Ukraine, ou encore la Tunisie. Dans ces cas-là, ce à quoi assistent, impuissants, les révolutionnaires engagés dans ces mouvements, c’est à une dépossession. On leur vole leur révolution. Hier encore, ils étaient dans la rue, ils criaient : « Le peuple veut la chute du régime. » Soudain, le régime est tombé, et comme dans le film Le Guépard de Visconti tout a changé pour que rien ne change. Le seul choix qui reste à la génération révolutionnaire est alors de s’exiler ou de rentrer dans la police. Ce choix, c’est aussi celui qui reste aux révoltés contre l’austérité en Grèce, qui là-bas aussi se sont fait déposséder de leur mouvement, au profit d’un monstre politique, la coalition de la gauche radicale Syriza et du petit parti nationaliste Anel, qui ont su user du mouvement contre l’austérité pour leur conquête du gouvernement, afin d’y mener la même politique de gestion capitaliste que la gauche et la droite au pouvoir en alternance les années précédentes. L’enjeu pour les mouvements à venir est donc de ne plus retomber dans ces étouffoirs. Et pour cela nous pensons que la vague actuelle fournit des pistes : bien que restés à l’état embryonnaire, ce sont les comités de lutte sur les ronds-points, les comités d’action, les réunions de quartier avant de partir en action ou des formes du même type qui peuvent être cités en opposition aux assemblées para-étatistes, aux marchepieds des partis-boutiques. (...) Au
lieu de créer des outils délibératifs, au service de la circulation d’un bla-bla pour écrire et réécrire des doléances que les États n’écoutent pas, créons des outils tournés vers l’action. Des collectifs – ou tout autre nom que l’on trouvera à notre goût – qui recensent et répondent aux besoins du mouvement, de la population, par les exploités et pour eux. Par la distribution du fruit des pillages, mais aussi et surtout par la mise en place aussitôt de collectifs de production et de distribution communistes, c’est-à-dire basées sur le refus de gérer cette production et cette distribution comme des entités séparées et organisées autour du marché.
Dialectique de l’expansion
Considérant les expériences du dernier soulèvement aux USA, nous avons été particulièrement attentifs aux tentatives de créer une, puis des zones autonomes.
La forme des mouvements, la façon dont les mouvements se meuvent dans le temps et dans l’espace n’est pas linéaire. En tirant un premier bilan des tentatives des différents soulèvements de ces dernières années, nous pensons y trouver une dialectique entre deux termes : un mouvement d’expansion et un mouvement de centralisation. Le mouvement commence par se répandre comme de l’eau, pour suivre la métaphore des camarades de Hong Kong. Mais, confronté aux attaques de l’État, et parfois de para-États mafieux, confessionnels, communautaires, il se concentre dans le temps et dans l’espace. (…) Ainsi, suivant la voie propre à chaque mouvement, leur évolution aura produit la prise des places publiques, durant la vague de mouvements des années 2010 ; puis le blocage et l’occupation des ronds-points (dont on trouve des traces, en réalité, déjà comme pratique limite des mouvements de la période de 2010, voire dans le mouvement coréen de 1989) ; puis l’offensive manifestante hebdomadaire des derniers soulèvements, pour revenir ensuite sur une occupation, mais qui tient aussi de la manifestation émeutière, puisqu’on y interdit la police, voire on y occupe les locaux de celle-ci(...). Pour nous risquer à une hypothèse, la dialectique de l’expansion semble indiquer le prochain dépassement. Le dépassement de la centralité d’une zone... dont on peut imaginer qu’il correspond peut-être à la multiplication des zones, voire à la prise de villes entières ? (…)
Faire mouvement
Faire mouvement. Conjurer la dépossession par les partis-boutiques, le syndicalisme médiateur, l’ensemble des représentants négociateurs de la misère et qui participent ainsi à la reconduire. L’enjeu est historique. Ni plus ni moins que répondre à une question au centre des préoccupations mondiales : « Comment agir sur notre devenir ? »
[P]our vaincre, notre mouvement se doit de quitter les rivages illusoires de la démocratie, sur laquelle se fonde le pouvoir de l’État, dont elle est la religion moderne. La démocratie est un ensemble de signes qui matérialisent notre soumission à l’État. La main ouverte qui mendie, les deux mains levées qui se rendent. C’est l’illusion de communauté d’un monde bâti sur la division, l’illusion de vérité fondée sur l’addition des mensonges, l’ecstasy du peuple. Certes, direz-vous, mais qu’en est-il de prendre l’État, non pour s’y soumettre, mais pour le plier à nos exigences ? C’est une question à laquelle nous ne pouvons nous dérober. Reformulons-la : peut-on mettre l’État à notre service ? Voilà qui est plus clair, car cela permet de définir la position dans laquelle nous le voulons, celle d’un serviteur dont nous serions les maîtres.
Mais qu’est-ce qu’un maître dépendant en tout point de son serviteur pour agir ? Qui agit sur le monde, dans ce cas ? L’État, encore. Ce que nous proposons ici est de briser le cercle vicieux de notre servitude qu’on nous présente comme une maîtrise. D’agir pour nous-mêmes. Il est évident que la réponse que nous venons de donner ne satisfera pas. C’est qu’elle n’est pas complète. La réponse intégrale consiste à examiner comment agir non par l’État, mais par nous-mêmes. (…) Ce à quoi le mouvement œuvre cesse de se tenir dans le champ de la représentation. Nous ne sommes plus là pour produire des images, et négocier.
Nous proposons d’agir pour nous-mêmes. Pour donner des exemples, prendre des logements et des bâtiments permet de nous organiser ensemble et dans de bonnes conditions, là où nous trouvons cela nécessaire stratégiquement. Aller chercher des machines, exproprier et démanteler les entreprises, mettre en commun de diverses manières les biens de l’entreprise A et B afin de produire ce dont nous avons besoin (armes, objets divers), c’est aussi mettre la production au service du mouvement. Et cela signifie aussi sortir du rapport au travail, puisque nous ne parlons pas de relancer les usines, de remettre en route les pointeuses, d’autogérer quoi que ce soit : nous parlons de mise en commun, d’organisation révolutionnaire de la gratuité. Nous parlons d’ouvrir les hôpitaux mais aussi de transformer d’autres bâtiments en hôpitaux ; d’y soigner les gens mais aussi d’y dispenser largement des connaissances en soins afin de partager ces savoirs. Nous parlons d’organiser des équipes de volontaires pour aller vivre un temps à la campagne et participer aux travaux des champs ; nous parlons d’en finir avec l’enfermement scolaire, la réussite et l’échec, d’ouvrir le monde aux enfants, à leurs questions et leurs expériences, d’organiser la garde collective des petits, de fournir et prendre pour cela des bâtiments adaptés, des cuisines collectives pour tous, enfin ceux qui le souhaitent. En somme, nous parlons de nous atteler à régler nous-mêmes les problèmes et le désastre de ce monde, et nous ne pourrons bien sûr en faire ici la longue énumération. Elle n’a jamais réussi à se réduire à une liste de revendications, nous ne ferons pas la même erreur, et nous le savons, chaque pas en entraîne un autre. Mais ce que nous voulons exposer, c’est que le mouvement, en sortant de la revendication, de la demande, entre dans la résolution directe de la question sociale, et plus largement encore. (…) Cela, des révolutionnaires du passé l’ont appelé communisme. D’autres, anarchie, communauté humaine, libre association. Nous l’appelons victoire.
Avant la fin
Un jour pourtant un jour viendra couleur d’orange
Un jour de palme un jour de feuillages au front
Un jour d’épaule nue où les gens s’aimeront
Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche
Aragon
Cet ordre social odieux nous pousse à nous atteler davantage à la question « comment agir » qu’à celle du « pourquoi » ? Mais délier ces questions est dangereux. Cette société faite de cruauté et de déni étend chaque jour un peu plus son ombre sur nous. Le cynisme règne, on dévalorise la gentillesse, on rit de la sollicitude. Et si le comique est aujourd’hui l’un des derniers avatars du politique, c’est peut-être parce que rire au détriment de quelqu’un est souvent le dernier pas avant les coups, dans ce monde carcéral où, primates que nous sommes, nous résistons mal à la logique de la production de boucs émissaires. La bourgeoisie projette une haine de classe immense, qui éclabousse tout le monde, puisqu’il est vrai que les idées dominantes sont les siennes. C’est un vieillard riche et sénile, cette classe dominante. Elle ne rêve que de prolonger encore son règne, à tout prix. Elle déteste tout ce qui s’oppose à elle. Ne la suivons pas dans cette voie, c’est celle de l’autodestruction. La haine, en politique comme ailleurs, est toujours un amoindrissement de l’être. Nous serons amenés à faire usage de la force, c’est un fait. Mais essayons toujours d’être mesurés. Ne cédons pas au ressentiment. Il en va du monde que nous construisons, il en va de ce que nous sommes. C’est une force. Accueillons tous les déserteurs de l’armée ennemie, qui ne nous promet pour sa part que des mensonges et des coups. « Qui veut vaincre un monde de dureté ne doit perdre aucune occasion d’être gentil », écrivait Walter Benjamin peu de temps avant sa mort. Camarades, haut les cœurs. Les temps sont durs, mais il est tôt dans le cycle. Et la révolution arrive.
Le texte complet du livre est disponible gratuitement ici et sur le site camaraderevolution.org.
il est aussi encore en vente en librairie et sur le site de l’éditeur editionsacratie.com.
Cette brochure, disponible ci-dessus en PDF, est bien sûr diffusable et reproductible en toute liberté.
Contact : Mirasol@riseup.net
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