Le pouvoir : formes et logique



Bernard Aspe, dans le sillage des pensées opéraïstes et des marxismes écologistes, tentent de nous permettre de comprendre les nouvelles formes du pouvoir, qui serait selon lui dans une phase de reconfiguration. Il repart pour ce faire du concept de « biopolitique » élaboré par Foucault.

De la biopolitique à l’économie

Nous cherchons avant tout aujourd’hui à identifier la forme de pouvoir qui est en train de se dessiner, forme nouvelle peut-être, en tout cas nécessairement renouvelée par la situation. Il faudrait parler d’une phase métastable du pouvoir, qui peut donc donner lieu à diverses prises de forme. L’angle qui me paraît judicieux pour tenter d’anticiper ces prises de forme reste celui suggéré par Foucault avec son concept de « biopolitique ».

Les spécialistes ont voulu nous avertir, et nous ont fait croire que, précisément parce qu’il semble que le concept de biopolitique est plus que jamais pertinent, il faut se garder de le mobiliser. Cela leur permet sans doute de continuer à vendre leur camelote éthique ou tout au moins d’assurer la spécificité de leur objet de recherche (tant il est vrai que le discours académique n’a jamais été aussi coincé entre les bons conseils pour la vie d’un côté et la rigueur affichée du discours de la science de l’autre.)

En réalité, s’il y a un auteur qu’il faut relire aujourd’hui, c’est bien Foucault. Je voulais me concentrer sur les deux cours qu’il a donnés au Collège de France à la fin des années 1970, Sécurité, territoire, population (désormais STP) et Naissance de la biopolitique (désormais NB). Ces cours sont essentiels à plusieurs égards, on va le voir, mais ils révèlent aussi les limites de la méthode de Foucault, et plus précisément dans ce qui concerne son rapport au marxisme. Mais le concept de « biopolitique » apparaît quelques années avant, notamment à la fin de La Volonté de savoir (1976). Il est alors pris comme complément de l’anatomo-politique : celle-ci concerne les prises du pouvoir sur les individus, et la biopolitique renvoie avant tout aux prises du pouvoir sur les populations. Deux ans plus tard, dans le cours de 1978, le concept est bien présent, mais il est déjà tenu à distance. Et le cours de 1979, présenté tout d’abord comme une tentative de clarification du concept, va finalement être consacré à la gouvernementalité libérale et au néolibéralisme ; le terme même de « biopolitique » n’y sera presque pas utilisé. Dans les chapitres II et III de La Vie inséparée, Muriel Combes a noté que la biopolitique disparaît au moment où Foucault propose une généalogie du libéralisme entendu comme art de gouverner (voir notamment p. 42 sq. Dans ces chapitres, elle cerne de façon plus détaillée les déplacements qui s’opèrent pour Foucault entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, mais je retiens seulement ce point). Or cette généalogie du libéralisme est précisément entreprise au moment où se rejoue pour Foucault sa confrontation avec le marxisme.

Pour ce qui concerne son rapport au marxisme, on peut dire qu’il est passé d’abord par un moment d’adhésion (années 1950, PCF). Puis il a développé un rapport polémique (Les Mots et les choses). Dans les années révolutionnaires, il envisage son travail comme complément à l’analyse de classes. Mais à la fin des années 1970, il s’agit de marquer l’irréductibilité de son champ d’analyse propre au regard du marxisme. Ce qui est à la fois une autre manière de prendre de la distance et une manière de défendre sa singularité d’auteur.

Il y a bien une différence de méthode avec le marxisme, souvent soulignée dans les deux cours (de 1978 et 1979), telle que son approche se réclame d’une pensée des multiplicités, et non de la totalité ; de la stratégie, et non de la dialectique (NB, 44). Mais au-delà de cette différence de méthode, l’articulation à la part de vérité du marxisme, qu’il reconnaît par ailleurs, demeure hésitante.

L’impression rétrospective qui s’en dégage est que le rapport à l’analyse marxiste n’a jamais été réglé. Et on peut juger significatif le fait que c’est après s’être rapproché au maximum du problème de l’articulation de son approche avec le marxisme, c’est-à-dire au moment où il fait la généalogie de l’économie, qu’il se détourne des recherches sur les formes modernes de pouvoir pour élaborer sa problématique de la subjectivation, essentiellement étayée par des textes antiques, au début des années 1980.

Loin de moi l’idée qu’il s’agirait d’un renoncement : les problématiques développées à partir de Du gouvernement des vivants sont tout aussi essentielles, et ne doivent pas être lues comme un délaissement de la question politique. Elles peuvent être lues par exemple comme le développement du magnifique cours du 1 mars 1978 consacré aux « contre-conduites », et à leur articulation avec la gouvernementalité. Mais si Foucault délaisse, de façon tout de même assez spectaculaire, les questionnements relatifs au bio-pouvoir et au libéralisme, c’est qu’il ne parvient pas à sortir d’un embarras relatif à la manière dont son approche spécifique et singulière s’articule à l’analyse du capitalisme (c’est ce que suggère l’analyse proposée dans La vie inséparée). Il faut souligner que l’hésitation concerne au premier plan le concept de « biopolitique ». On peut même dire que la question tant discutée ces temps-ci du bon usage du terme « biopolitique » ne peut être réglée si l’on ne voit pas qu’il est avant tout, dans l’élaboration de Foucault, le révélateur d’une articulation incomplète avec l’analyse marxienne du capitalisme.

C’est l’hésitation même de Foucault qui peut nous autoriser à réinscrire son travail à l’intérieur d’un marxisme renouvelé. En quoi cette articulation n’est-elle pas arbitraire ? Pour le montrer, il nous faut reprendre la manière dont Foucault, en faisant l’analyse du biopouvoir puis de la gouvernementalité libérale, fait aussi, dans le même mouvement, la généalogie de l’économie, et, plus précisément pour ce qui concerne cette séance, de la société envisagée comme son corrélat.

Prescrire et réguler

Dans les deux cours dont nous allons parler, Foucault parle donc assez peu de biopolitique, même s’il s’agit bien au départ pour lui de prolonger cette problématique et de l’éclairer davantage ; c’est du moins son intention. Le concept, dont Foucault suggère d’emblée qu’il n’a de valeur qu’indicative (« je voudrais commencer l’étude de quelque chose de quelque chose que j’avais appelé comme ça, un petit peu en l’air, le biopouvoir », STP, 3), doit être précisé.

Il est question dans ces cours du pouvoir d’État, et sur ce point, il faut commencer par une indication méthodologique fondamentale : il ne s’agit pas de faire une théorie de l’État, mais de montrer par quelles pratiques de pouvoir, ou plus exactement à travers quelles opérations de gouvernementalité, par quelles opérations exemplifiant les divers modes de l’art de gouverner, se constituent les diverses figures que peut prendre l’État. Lorsque nous cherchons pour notre part à identifier la forme du pouvoir contemporain, le problème est aussi pour nous de savoir quelles pratiques de pouvoir donnent aujourd’hui une figure nouvelle à l’État. Celui-ci n’est pas le donné dont se déduisent les opérations de pouvoir, il est à l’inverse leur produit.

Si l’on suit les deux cours que j’évoque, ces pratiques sont de deux types : il y a d’un côté le pouvoir de type disciplinaire, de l’autre le pouvoir que Foucault ne désigne pas tant comme biopolitique que comme sécuritaire (dans le cours de 1978 ; il faut noter cependant qu’il n’est pas non plus vraiment satisfait par cette désignation : STP, 59). Les premières journées du cours de 1978 sont consacrées à la tentative de dessiner la figure du pouvoir sécuritaire, en la contrastant avec le modèle disciplinaire. Ce dernier ne se caractérise pas seulement par des techniques d’enfermement (prison, usine, école, asile), mais avant tout par l’idée qu’il s’agit d’imposer un modèle particulier de comportement. Il s’agit de faire en sorte que les comportements individuels se rapprochent autant que possible de ce modèle (celui de l’enfant studieux et respectueux, du malade obéissant, de l’ouvrier consciencieux, du prisonnier soucieux de réformer sa conduite).

On parlera donc d’un pouvoir de normalisation, mais en précisant aussitôt que le biopouvoir sécuritaire est lui aussi un pouvoir normalisateur. Seulement, au lieu de prendre la norme comme un modèle extérieur préexistant, qui doit être appliqué à la réalité (modèle hylémorphiste de la mise en forme du matériau), il faut considérer qu’elle est produite par la régulation d’un ensemble de processus naturels (STP, 58-59).

Il ne suffit pas de dire que le biopouvoir sécuritaire prend en vue les populations, là où la discipline investirait avant tout les dispositions individuelles. Il faut surtout souligner que, dans le cadre du pouvoir sécuritaire, les populations sont envisagées comme des phénomènes naturels. Si le pouvoir disciplinaire assume le caractère artificiel de son modèle, le pouvoir sécuritaire s’appuis avant tout sur la naturalité des processus qu’il s’efforce de piloter. Il s’agit de suivre les processus pour pouvoir les canaliser (Foucault se réfère déjà, dans ce cours, au libéralisme : STP, 49-50). Il s’agit aussi de relever de grandes régularités, y compris là où on ne les attendait pas (dès le XVIIe siècle, on relève des constantes dans les taux de mortalité, les taux de natalité, mais aussi au niveau de la proportion de gens qui meurent d’accident chaque année dans une même ville, ou la proportion de suicides : STP, 76). Pour cela, il faut les connaître. La statistique – littéralement la science de l’État, savoir de l’État sur l’État (STP, 280-281, 323) va dès lors jouer un rôle essentiel.

Le savoir statistique, le savoir scientifique d’une façon générale, va donner un type de prise nouveau sur les individus et les populations. Il ne s’agit plus avant tout de forcer l’obéissance ; il s’agit de trouver une accessibilité technique aux comportements diffus de la population. Il s’agit de connaître les processus (naturels) qui sont en tant que tels soustraits à la conscience des agents, et de dégager les régularités que ces agents produisent à leur insu (STP, 72-78). C’est ce qu’indique l’image de la « main invisible » d’Adam Smith : l’essentiel se joue « dans le dos de la conscience ». Le désir, en tant qu’il est insu, n’est dès lors plus ce qui doit être réprimé, ou contenu ; il est ce qui doit être connu et canalisé.

La norme n’est donc pas un modèle à imposer, mais bien « un jeu à l’intérieur des normalités différentielles » : « on va avoir un repérage des différentes courbes de normalité, et l’opération de normalisation va consister à faire jouer les unes par rapport aux autres ces différentes distributions de normalité, et à faire en sorte que les plus défavorables soient ramenées à celles qui sont les plus favorables » (STP, 65).

Le pouvoir disciplinaire met en forme de l’extérieur, le pouvoir sécuritaire canalise les processus spontanés ; il suit les flux au lieu de les contenir. Mais ces deux types de pouvoir se distinguent ensemble de la forme du pouvoir souverain, centrée sur la loi. Pour résumer le système de différences qui organise ces figures distinctes que prennent les opérations de pouvoir, assez simple : la loi interdit, la discipline prescrit, la sécurité régule. La loi dit ce qu’il ne faut pas faire, la discipline dit ce qu’il faut faire, la sécurité s’appuie sur ce qui se fait, pour anticiper ce qui va arriver et l’orienter.

Il faudrait ici convoquer la manière dont ces différentes formes de pouvoir ne sont jamais mieux exemplifiées que dans la gestion des maladies. Chaque type de pouvoir trouve même son paradigme dans cette gestion : la lèpre pour le pouvoir souverain (paradigme fondé sur l’exclusion et le rejet), la peste pour le pouvoir disciplinaire (paradigme de l’isolement et du contrôle, du « quadrillage » des populations), la variole (avec la « variolisation » et les campagnes de vaccination) pour le pouvoir sécuritaire (paradigme de la prévention généralisable (STP, 72-78 ; voir aussi Les Anormaux, 43-44, et le passage correspondant dans Surveiller et punir, 199-200). On peut supposer que, dans la situation contemporaine, les différents traits qui composent ces paradigmes se retrouvent, à des degrés divers, et selon une hiérarchie qui reste à analyser. Mais comme Benjamin Gizard va se concentrer sur ce point dans la prochaine séance, je ne développe pas ici et nous y reviendrons la prochaine fois.

Liberté, sécurité, autorité

Dans le cours de 1979, Foucault semble mettre de côté l’analyse du « pouvoir sécuritaire » ; il lui substitue celle de gouvernementalité libérale. Le « biopouvoir » trouve sa spécificité, sa mise en visibilité exemplaire et son primat dans l’art de conduire les hommes par l’art de gouverner qui est issu de la pensée libérale. La problématique du biopouvoir trouve, au moins de fait, son achèvement dans cette analyse.

Mais les choses se compliquent dans la mesure où le cours de 1979 nous parle aussi de la différence entre libéralisme et néolibéralisme. Pour Foucault, le libéralisme d’une façon générale, comme son nom entend l’indiquer, correspond à un art de gouverner par la liberté. La liberté n’est pas ici une invocation idéologique, mais bien un élément réel qui conditionne la fonctionnalité des opérations de pouvoir. Elle est un champ d’action possible ouvert pour chaque acteur. Mais cette liberté est fabriquée, produite à l’intérieur de la pratique gouvernementale : « la liberté dans le régime du libéralisme n’est pas une donnée, la liberté n’est pas une région toute faite qu’on aurait à respecter, ou si elle l’est, ce n’est que partiellement, régionalement, dans tel ou tel cas, etc. La liberté, c’est quelque chose qui se fabrique à chaque instant. Le libéralisme, ce n’est pas ce qui accepte la liberté. Le libéralisme, c’est ce qui se propose de la fabriquer à chaque instant » (NB, 66 ; Foucault souligne aussi que dans le libéralisme, liberté et sécurité ne s’opposent pas, mais au contraire s’appellent l’une l’autre : NB, 66-67). Et de ce point de vue, il n’y a pas de coupure selon Foucault entre libéralisme et néolibéralisme.

Cette supposition d’une continuité sur ce point entre le libéralisme du XVIIIe et celui qui se construit à partir du début du XXe siècle est précisément ce qui lui a été reproché. Dans Il faut s’adapter, Barbara Stiegler reprend l’idée que le pouvoir libéral a bien pour enjeu une biopolitique, un souci pour l’accroissement des forces vives de la population ; elle souligne aussi l’importance de l’analyse que fait Foucault du néolibéralisme, tout à fait nouvelle à son époque. Mais ce que Foucault n’a pas vu selon elle, c’est que le néolibéralisme correspondait à un autre type de biopolitique.

Au libéralisme de Smith ou Ricardo correspondrait donc un type particulier de biopolitique : l’art de gouverner en s’appuyant sur la liberté des sujets, et sur les connaissances qui permettent de contrôler leur champ d’action ; disons une biopolitique de la régulation. Au néolibéralisme, correspondrait un autre type de biopolitique, qui ne prend plus appui sur la liberté des sujets mais qui a recours aux contraintes disciplinaires ; une biopolitique, donc, autoritaire, une biopolitique disciplinaire. (Et selon Stiegler, si Foucault n’a pas su voir le caractère disciplinaire du néolibéralisme, c’est parce qu’il n’a pas su voir son naturalisme, mais je ne développe pas ce point ici.)

Stiegler insiste notamment sur le fait que le néolibéralisme a pour souci une réforme subjective de l’humanité. S’il faut s’adapter, cela veut dire qu’il faut accorder les dispositions émotionnelles et cognitives de l’espèce humaine, toujours en retard sur les formes nouvelles prises par le marché. Pour Foucault aussi il y a bien une essentielle ductilité du subjectif, et l’enjeu de l’art de gouverner est bien celui de la formation des subjectivités. Si je parle d’une ductilité subjective, c’est pour suggérer qu’il n’y a pas mise en forme pure et simple des subjectivités, mais, disons, une guidance des dispositions.

Or cette volonté, de la part du pouvoir néolibéral, de réformer la subjectivité est en continuité parfaite avec la biopolitique de la régulation. Dans les deux cas, il s’agit bien d’avoir prise non directement sur les individus eux-mêmes, mais sur leur milieu de vie, leur milieu d’individuation, dirait Simondon. La prise sur le milieu, sur les conditions de vie, permet d’aiguiller, d’orienter les subjectivités, en déterminant les éléments de leur formation.

Comment va se constituer cette prise ? Foucault était parti de ce paradoxe : le libéralisme se définit d’être l’art de gouverner qui s’exerce d’autant mieux que le gouvernement gouverne peu. Et pourtant, il est aussi la forme de pouvoir qui a étendu de façon inouïe l’art de gouverner.

Cette extension se comprend tout d’abord comme une intervention sur le milieu de vie des vivants assemblés en populations. Si le gouvernement libéral doit laisser jouer librement les processus économiques, il doit contrôler les conditions de ce libre jeu ; il doit dès lors inventer un domaine où son pouvoir va s’exercer à plein. Ce domaine nouveau, c’est ce qui sera appelé à parti du XVIIIe siècle la société (151 ; 299-300). Dès lors, restreindre l’art de gouverner, c’est multiplier les formes d’intervention sur la société (NB, 300).

C’est ici seulement qu’apparaît pour Foucault la vraie différence introduite par le néolibéralisme. Celui-ci se caractérise par la volonté de généraliser la forme-marché, de l’étendre à la société entière (NB, 120-121 ; 248) ; d’en faire le modèle, et la matrice, des rapports sociaux ; mais aussi des manières de se penser soi-même. Il s’agit de se penser soi-même comme une entreprise. « Il faut que la vie même de l’individu – avec par exemple son rapport à sa propriété privée, son rapport à sa famille, à son ménage, son rapport à ses assurances, son rapport à sa retraite – fasse de lui comme une sorte d’entreprise permanente et d’entreprise multiple. […] Il s’agit de démultiplier le modèle économique, le modèle offre et demande, le modèle investissement-coût-profit, pour en faire un modèle des rapports sociaux, un modèle de l’existence même, une forme du rapport de l’individu à lui-même, au temps, à son entourage, à l’avenir, au groupe, à la famille » (NB, 247). C’est là la différence introduite dans la conception de l’homo œconomicus, qui n’est plus homme de l’échange, mais entrepreneur de lui-même (NB, 231-232). « C’est cette démultiplication de la forme “entreprise” à l’intérieur du corps social qui constitue, je crois, l’enjeu de la politique néolibérale. Il s’agit de faire du marché, de la concurrence, et par conséquent de l’entreprise, ce qu’on pourrait appeler la puissance informante de la société » (NB, 154).

Une remarque avant de revenir aux critiques formulés par Stiegler. J’ai parlé jusqu’ici des prises que les sciences donnent à l’art de gouverner ; mais il faut souligner que l’extension ne passe pas seulement par une manière d’avoir prise sur les comportements grâce aux processus de connaissance. Même si Foucault dit au début du cours de 1979 que le marché, de lieu de juridiction qu’il était, devient un lieu de véridiction (NB, 33-34), il montre par la suite que la question du droit va rester décisive, et que le néolibéralisme ne va cesser d’étendre les dispositifs juridiques.

On va même pouvoir parler d’une judiciarisation de la société. Celle-ci va par exemple être le fruit de la démultiplication des litiges : si chacun se vit comme une entreprise, alors des points de friction ne pourront manquer de se révéler un peu partout, et en multipliant ces points de friction, on multiplie les juges (NB, 180). Mais c’est d’une façon très générale qu’il faut envisager une complémentarité dans l’art de gouverner néolibéral entre l’économique et le juridique : « le juridique n’est pas de l’ordre de la superstructure. C’est-à-dire que le juridique n’est pas conçu [par les néolibéraux] comme se trouvant dans un rapport de pure et simple expression ou instrumentalité par rapport à l’économie. Ce n’est pas l’économie qui, purement et simplement, détermine un ordre juridique qui serait dans un rapport à la fois de service et de servitude par rapport à l’économie. Le juridique informe l’économique, lequel économique ne serait pas ce qu’il est sans le juridique » (NB, 168).

Et Foucault cite Louis Rougier, organisateur du colloque Walter Lippmann dont Stiegler fait la matrice du néolibéralisme : « Le régime libéral n’est pas seulement le résultat d’un ordre naturel spontané comme le déclaraient, au XVIIIe siècle, les nombreux auteurs des Codes de la nature ; il est aussi le résultat d’un ordre légal qui suppose un interventionnisme juridique de l’État. La vie économique se déroule dans un cadre juridique qui fixe le régime de la propriété, des contrats, des brevets d’invention, de la faillite, le statut des associations professionnelles et des sociétés commerciales, la monnaie et la banque, toutes choses qui ne sont pas des données de la nature, comme les lois de l’équilibre économique, mais des créations contingentes du législateur » (NB, 167).

Stiegler insiste elle aussi sur cette judiciarisation de la société – une judiciarisation qui est pour elle un aspect de cette biopolitique disciplinaire qui caractériserait le néolibéralisme. Mais elle a peut-être le tort de faire ce qu’elle reproche à Foucault, à savoir opposer trop rigidement deux formes de biopolitiques (libéralisme régulateur et néolibéralisme disciplinaire).

C’est ce qu’indique Foucault quand il insiste sur le fait qu’il a pour sa part toujours associé le développement de la biopolitique et celui des disciplines : « liberté économique, libéralisme (…) et technique disciplinaire (…), ces deux choses sont parfaitement liées » (NB, 68), et « le panoptique, c’est la forme même d’un gouvernement libéral » (NB, 69). Les deux cours de Foucault peuvent alors être lus comme les deux volets d’une même analyse. Deux volets qui correspondent à des inflexions historiques dans l’art d’exercer le pouvoir, mais qui ne doivent pas être vus comme des changements de paradigmes au sens kühnien (si l’on admet qu’un nouveau paradigme remplace le précédent). Ils doivent plutôt être vus comme des inventions dans l’art de gouverner qui, une fois données, ouvrent des possibilités toujours disponibles pour exercer le pouvoir. Une fois inventée, une technique de pouvoir, malheureusement, ne disparaît pas.

Et cela est vrai également pour les formes mêmes du pouvoir souverain (STP, 110-112). Guider, aiguiller, polariser les comportements, cela ne s’oppose pas à la mise en forme autoritaire et disciplinaire : on voit comment les deux trouvent des formes de combinaison parfaites (pour le pouvoir) aujourd’hui ; mais on voit aussi, avec les confinements et autres couvre-feux, que l’expression du pouvoir souverain est loin d’avoir disparu.

Il me semble donc qu’il faut considérer que le pouvoir auquel nous sommes confrontés n’est pas ou un pouvoir autoritaire, ou un pouvoir libéral ; il n’est pas ou biopolitique ou disciplinaire. Il n’est pas même confronté à l’alternative : souveraineté ou biopouvoir. Le pouvoir contemporain se caractérise par sa plasticité et par l’étendue des techniques (y compris les techniques discursives de justification) qui sont à sa disposition.

Les tentatives de désignation du pouvoir actuel (« néolibéralisme autoritaire », « libéral-fascisme », etc.) sont donc moins intéressantes comme réponses figées que comme présentation de l’éventail de ses solutions possibles ou des figures que pourrait prendre un pouvoir encore à l’état métastable, ou affecté par la métastabilité de la situation globale. Je viens de convoquer le terme « fascisme » ; il nous faut nous arrêter quelques minutes sur la question : doit-on ajouter au nombre des techniques utilisées aujourd’hui par le pouvoir celles qu’il pourrait hériter du fascisme ?

On a pu parler de « libéral-fascisme » au sujet de Trump ou de Bolsonaro, en entendant désigner un régime autoritaire et réactionnaire clairement ordonné au primat du développement de l’économie. Trump et Bolsonaro sont de fiers militants de la classe des capitalistes, qui s’appuient sur la mobilisation des forces populaires les plus réactionnaires d’un pays, à commencer bien sûr par sa police. Tout le danger vient de ce que, comme le redisait Patrizia la dernière fois, ce n’est pas le pouvoir qui est l’expression d’un peuple, c’est le peuple qui est fabriqué par le pouvoir. Les peuples des USA ou du Brésil, mais bien sûr aussi le peuple français est depuis quatre décennies, depuis la désertion de l’espace politique antagonique, fabriqué comme un peuple réactionnaire. Il est préparé, pourrait-on dire, à la solution fasciste. Car le fascisme est toujours une option possible pour les militants de la classe des capitalistes.

Notons que ce qui peut être infiniment utile pour la classe des capitalistes, c’est de disposer de solutions politiques autoritaires qui font appel à une forme de mobilisation subjective qui est celle de la politique révolutionnaire. Les fascistes comme Trump reprennent à leurs ennemis la visée d’une grande rupture, d’une grande transformation, et peuvent pour cette raison susciter l’enthousiasme révolutionnaire et s’appuyer sur l’expression d’un besoin de changement radical.

L’horizon tragique

La gestion biopolitique disciplinaire prend place à l’intérieur d’un État, et celui-ci prend place à l’intérieur d’un ensemble d’États. Dans le cours de 1978, Foucault souligne l’importance du traité de Westphalie, qui entérine la fin du projet politique d’un empire universel (STP, 272). La dispersion des États, leur irréductible pluralité, devient un état des choses indépassable, le nouveau fond sur lequel se déploie le jeu des forces historiques. Sur un tel fond, le problème n’est donc plus de construire une grande unité politique, mais de trouver un équilibre entre les nations. Chacune d’entre elles est livrée au développement économique mondial et donc au développement économique interne, sans lequel il n’est pas possible de participer à la compétition internationale. L’Histoire est alors devenue indépassablement tragique. Ce qui s’impose à ce moment de l’Histoire c’est, pourrait-on dire, l’horizon d’une immanence tragique : aucun grand destin à accomplir, mais une coexistence d’entités sans vocation eschatologique.

Et à travers cet horizon, c’est déjà l’horizon biopolitique qui se prépare. Il faudra un siècle au moins pour qu’il se dévoile pleinement, car le XVIIe siècle est avant tout, toujours selon Foucault, l’âge de la raison. L’horizon tragique y est compensé par les puissances de la raison, et il s’agit donc de faire régner la raison en la dégageant de ce qu’elle va constituer comme son autre. C’est cette constitution d’une identité de la raison par séparation d’avec son autre, qu’elle va logiquement nommer « déraison », dont Foucault a fait l’analyse dans Histoire de la folie à l’âge classique. Mais bientôt, la raison va elle-même entrer à titre de composante d’un autre projet, d’une autre orientation des formes du vivre-ensemble. L’horizon tragique se recentrera sur les puissances et les vulnérabilités de la vie ; il n’y aura plus d’horizon pour la vie que la vie elle-même. Voilà le fond sur lequel, comme l’a fortement, quoique de façon parfois bien discutable, rappelé Agamben, les gouvernements peuvent obtenir de nous tant d’obéissance en situation de « crise sanitaire ».

Au nom de quoi peut-on faire des sacrifices, par exemple celui de la liberté ou d’une partie de la liberté, si ce n’est au nom de la vie ? Le contrat selon Hobbes repose sur le geste de renoncer à la liberté pour assurer la sécurité – ici, donc, les deux s’opposent encore, et ce ne sera plus le ca, on l’a indiqué, dans le libéralisme. Le contrat biopolitique est donc plus précis : il s’agit de renoncer à certaines formes de liberté tout d’abord pour assurer la santé. C’est-à-dire, au minimum, l’accès à une médicalisation performante, rouage central du capitalisme. Mais le contrat biopolitique est supposé assurer plus généralement les meilleures conditions de vie aux humains. Et plus précisément : il est censé assurer à chacun la possibilité d’une réalisation de soi comme être vivant. Ce que doit l’État, dès lors, ce n’est pas seulement la performance des institutions de soin ; il doit aussi, par exemple, empêcher autant que possible la dégradation des conditions de la vie. Il doit même aller plus loin, et favoriser la recherche du « bien vivre ».

Telle est la fonction de la police telle qu’on l’entendait en Europe au XVIIe siècle, comme le rappelle Foucault dans le cours de 1978. La police, c’est alors « l’ensemble des moyens par lesquels on peut faire croître les forces de l’État tout en maintenant le bon ordre de cet État » (STP, 321). Sa fonction principale (en tout cas celle des « Bureaux de police » de l’époque) est de s’assurer que les individus occupent bien la place qui est la leur, et y pratiquent l’activité qui leur est prescrite. La police a donc avant tout en charge « la différence des occupations » (STP, 329). Que chacun ait un métier, qu’il se pense d’abord en rapport avec ce métier, c’est à cela qu’il faut veiller.

Si la police, à cette période de l’Histoire, a une fonction éducative, elle la perdra au siècle suivant pour ne garder que sa fonction répressive, précisément au moment où va se constituer l’économie (STP, 361-362). Au XVIIe siècle, c’est la police qui avait en charge la santé des populations ; et au-delà même, leur bien-être ; pas seulement le vivre, mais le « plus que vivre » (STP, 333-334). Au siècle suivant, l’économie va prendre en charge cette fonction en tant que domaine spécifique de réalité, distinct de cet autre domaine qu’est la société. Les membres de la société auront alors leur survie, leur santé et leur plus-que-vivre garantis par le développement de l’économie. Pour cela, il faudra seulement qu’ils occupent leur place, et y remplissent leur fonction.

Ce sont les termes de ce contrat qui sont aujourd’hui fragilisés, et le signe le plus net en est l’autoritarisme des gouvernants. On a vu avec Foucault et Stiegler qu’il n’y a aucune contradiction dans l’idée d’un libéralisme autoritaire. L’autoritarisme contemporain peut alors être vu comme une figure particulière donnée à la liberté libérale, une figure restrictive, sans doute, mais qui pour autant n’est pas contradictoire en son principe avec le libéralisme.

Ce que nous vivons aujourd’hui peut être décrit comme un passage de l’État de droit à l’État de police. Foucault décrit ce dernier ainsi dans le cours de 1979 : « c’est un système dans lequel il n’y a pas de différence de nature, pas de différence d’origine, pas de différence de validité et, par conséquent, pas de différence d’effet entre, d’une part, les prescriptions générales et permanentes de la puissance publique – en gros, si vous voulez, ce qu’on appellerait la loi – et puis, d’autre part, les décisions conjoncturelles, transitoires, locales, individuelles de cette même puissance publique – si vous voulez, le niveau du réglementaire. L’État de police, c’est ce qui établit un continuum administratif qui, de la loi générale à la mesure particulière, fait de la puissance publique et des injonctions qu’elle donne un seul et même type de principe et qui lui accorde un seul et même type de valeur coercitive » (NB, 174). En revanche dans l’État de droit, les actes de la puissance publique sont encadrés par la loi et les dispositions légales, en tant qu’expressions de la souveraineté supposée populaire, sont distinguées des mesures administratives (NB, 174-175) [1].

Quelles que soient les solutions pragmatiquement privilégiées par les pouvoirs en divers points de l’économie-monde, sur la base de l’arsenal de dispositions, d’opérations, de techniques, et de formes de légitimation que j’ai évoquées dans cette séance, l’essentiel pour nous est que la rupture avec le contrat biopolitique est inéluctable : la santé et le plus que vivre ne sont pas garantis par le développement de l’économie. Ce qui implique la fin de la fiction d’un développement biologico-économique unifié. Il est clair désormais que les deux aspects de ce que les libéraux, aussi bien que les fascistes, veulent voir comme un seul et même développement se sont séparés, et que le maintien de l’un est l’affaiblissement toujours plus grand de l’autre.

D’autre part, comme le montre ce qui vient d’être dit concernant l’État de police, si la démocratie semblait être la forme par laquelle le capitalisme pouvait se légitimer comme horizon indépassable, il apparaît désormais que la volonté de la classe des capitalistes de se maintenir aux postes de pouvoir est vouée à se rendre toujours plus contradictoire avec les exigences politiques démocratiques. Que celles-ci soient entendues avec le prisme de la forme assembléiste de la démocratie directe, dans un sens plus explicitement combatif (disons rancièrien) ou même, à l’opposé, comprise dans sa version formelle et parlementaire. Ces diverses ententes étaient mobilisées dans le mouvement des Gilets jaunes qui a eu entre autres mérites celui de politiser cette contradiction subjective.

Bien sûr, ces contradictions, le pouvoir cherche à les masquer – je parlerai tout à l’heure de dissimulation pratique. La gestion biopolitique continue notamment à séparer la santé des populations d’une part, les questions d’« environnement » de l’autre. Et ce, au moment même où cette séparation est radicalement intenable.

On dira que la rupture du contrat biopolitique n’est pas nouvelle ; on dira même, à juste titre, que ce contrat, comme tout contrat passé avec l’État (qui a parmi ses particularités de n’avoir jamais existé, voir séance 1 de la troisième année), est un leurre. Mais ce qui est nouveau, c’est premièrement que cette rupture n’a jamais été aussi éclatante ; deuxièmement, que la visibilité nouvelle qui lui est donnée est vouée à s’étendre, la contradiction est vouée à se creuser, et ce, peut-être de façon très rapide [2].

Dans ce séminaire, j’ai beaucoup insisté sur la nécessité de revenir à une analyse des contradictions objectives du capital. Entendons par là les contradictions qui résultent de la mise au travail généralisée des êtres de nature sous l’impératif de productivité. Jason Moore en propose l’analyse la plus complète, me semble-t-il, en décrivant la manière dont cette mise au travail est incompatible avec la régénération des vivants et des milieux naturels.

Mais il y a pourrait-on dire un versant subjectif de ces contradictions, qu’indique l’articulation rompue entre santé et développement ; et qui se développe donc, en chacun, comme une contradiction entre sujet biopolitique et sujet économique ; ou encore entre sujet politique démocrate, sujet d’une politique démocratique, et sujet économique. On pourra alors parler d’une contradiction dans les formes de subjectivation du sujet de l’économie – en raccourci, d’une contradiction subjective, d’une contradiction à l’endroit de la formation même de la subjectivité, du type de subjectivité qui doit exister pour qu’existe le « système » en son objectivité massive.

Notre « programme » politique est dès lors on ne peut plus clair : il s’agit de trouver les prises subjectives sur les formes que vont prendre ces contradictions.

Savoir pouvoir

Je vais finir sur une série de remarques qui vont souligner les apports du parcours que nous venons de faire.

1/ On peut parfois avoir la tentation de croire que, avec la crise sanitaire et les exigences contradictoires qu’elle semble appeler (voir la première séance de cette année), la situation politique se serait complexifiée à un tel degré que nous ne pouvons plus y retrouver nos repères ; le savoir politique disponible serait sans prise sur un cours des choses désormais largement opacifié.

En réalité, la situation n’a jamais été aussi clarifiée. Ce que tentent les gouvernants de par le monde, c’est la dissimulation pratique de ceci que ce qu’il cherche avant tout à sauver est aussi la source de la catastrophe qu’ils prétendent gérer, et de celles, bien plus considérables encore, qui nous sont promises. Je dis « dissimulation pratique », parce qu’il ne s’agit plus de garder le secret, qui est éventé depuis longtemps. Il s’agit seulement de faire comme si la gestion de crise devait être, du fait même de l’urgence, déconnectée des choix politiques qui ont été fait, ne serait-ce que dans les dernières décennies, ou les dernières années. Faire comme s’il n’était pas question de changer par exemple la forme qui a été donnée aux institutions de soin par la politique néolibérale, c’est avoir une responsabilité proprement criminelle dans la gestion de cette crise et de celles qui viennent. Voilà la vérité de la situation.

2/ Ce que je voulais suggérer essentiellement dans cette séance, c’est que l’analyse des formes de pouvoir est essentielle, mais qu’il ne faut pas lui demander en tant que telle d’être la clef d’intelligibilité de ce qui nous arrive. L’identification des opérations de pouvoir a son importance, mais si l’on s’en tient là, on est conduit à un « multiple sans un », comme le dirait le Platon du Parménide, ou si l’on veut à une unité seulement pragmatique, dès lors perpétuellement susceptible de se recomposer, de s’hybrider, etc. La leçon de Foucault est bien que le pouvoir, ce n’est rien d’autre qu’un ensemble d’opérations de pouvoir, qui peuvent se combiner entre elles de bien des façons.

Rancière a raison d’insister sur le fait que « derrière » ces opérations, il n’y a pas un ordre global, qui serait placé en position de cause. La question centrale de l’analyse historique (STP, 244 ; NB, 35), et tout autant, pourrait-on ajouter, de l’analyse politique, n’est pas celle de la causalité. L’apport de Foucault est de montrer comment la multiplicité (celle des formes de pouvoir en l’occurrence) défait le schème causal. Il a oublié de mentionner en revanche qu’elle ne défait pas l’unité des initiatives qui configurent un ordre global. Celui-ci n’est donc pas une cause, mais une logique à qui a été donnée la puissance d’imposer un ordre particulier au cours des choses. Ces initiatives ouvrent l’espace à l’intérieur duquel pourront être sélectionnées les opérations les plus ajustées.

Ajoutons simplement que l’unité de ces initiatives apparaît seulement à ceux qui non seulement la subissent, mais surtout la contestent ; elle apparaît seulement depuis leur position subjective. Du sein même de la classe des capitalistes, les initiatives sont dispersées, elles redeviennent des multiples sans un [3].

3/ La vérité de la situation est désormais largement révélée. Le problème est que cette révélation n’entraîne malheureusement rien de bien clair pour le moment en termes de capacité d’action. Et sur ce point seulement il est vrai de dire que la situation est plus compliquée que jamais.

Patrizia y a insisté la dernière fois : le savoir n’entraîne pas l’action. Il est tel qu’il peut se fermer sur lui-même. Cette fermeture peut avoir plusieurs formes : celle dont parlait Patrizia, qui correspond à la manière de penser des scientifiques ; une manière qui évacue pour eux la pensabilité de leur être sujet. Une autre forme est celle de la pensée spéculative, qui se définit de rester dans son élément [4].

Il ne s’agit pas de dire que le savoir, que le travail de la pensée, est détaché de la réalité. Il faut plutôt dire que le savoir et l’action ne mobilisent pas les mêmes circuits de réalité. Les étayages subjectifs sont donc différents.

Hegel avait raison sur bien des points. Il a certes fait quelques erreurs, parmi lesquelles celle d’avoir oublié l’existence, comme le lui a indiqué Kierkegaard. Ce n’est pas un détail. Mais on ne saurait avoir raison sur tout. On objectera que c’était précisément son objectif : avoir la raison du Tout. Et l’on peut supposer que si, pour lui, cet objectif ne pouvait être atteint, alors c’était sa tentative tout entière qui était condamnée à s’effondrer. Et de fait, c’est bien ce qui est arrivé. Mais un effondrement n’est pas un effacement. En l’occurrence, Hegel nous a laissé de magnifiques ruines, parmi les plus belles que l’on puisse visiter – et c’est bien sûr ainsi que Kierkegaard les a parcourues, comme des ruines, des « miettes », des restes. Parmi ces restes, il a du moins légué à la postérité le geste de vouloir penser aussi loin que possible, avec une méthode qui n’est pas celle des sciences, et de penser cependant en vérité. Et ainsi, par exemple, de trouver l’unité d’un processus global, sans réduire les opérations qui les constituent à l’ensemble de ses « expressions ».

(Publié le 24 février 2021 dans Évènements à la Parole Errante)


P.-S.

Voir aussi la première intervention de Bernard Aspe dans le séminaire 2020/2021,« Thèses sur le concept de travail »

Et l’ensemble des séminaires des années précédentes : http://ladivisionpolitique.toile-libre.org/


Notes

[1Il serait intéressant d’évoquer ici l’analyse que fait Foucault dans le cours de 1978 de la raison d’État (STP, 243 sq.) ; du coup d’État tel qu’il est pensé au XVIIe siècle, à savoir comme un suspens, une mise en congé des lois et de la légalité » (STP, 267), ce qui prouve que la raison d’État n’est pas elle-même soumise aux lois ; et du crime d’État, qui légitime toute action violente commise au nom de la survie de l’État (STP, 270). Autrement dit, tout ce qui fait que l’État se donne les moyens de légiférer ou d’agir en créant la situation d’exception.

[2D’où l’aubaine pour le pouvoir lorsqu’il peut investir un terrain pour lui entièrement maîtrisable : par exemple celui de la dramaturgie qui oppose la République au terrorisme. Questions politiques déportées sur un terrain maîtrisable, parce que plein de confusion, et quelques intellectuels français sont toujours prêts à y ajouter.

[3Notons que c’est aussi cela l’impasse relative de Foucault à la fin des années 1970 : se perdre dans le multiple sans un des opérations de pouvoir. L’unité allait lui être redonnée par le point de vue depuis lequel ces opérations ne sont pas laissées à leur dispersion pragmatique : celui du sujet et des formes de « résistance », ou de contre-conduites, qu’il peut inventer. Celles-ci sont bien sûr multiples mais le point de vue, au regard du pouvoir, ne l’est pas – il faut relire « Le Sujet et le pouvoir », le texte de 1982, depuis cette indication.

[4Schelling, dans la Philosophie de la révélation, rappelle que la manière moderne de sortir de la pensée n’est pas de construire une connaissance capable d’« atteindre la réalité », mais de prendre pour point de départ de la pensée ce qui, « dans » le sujet pensant lui-même, n’est justement pas de l’ordre de la pensée, du moins de la pensée qui reste dans son seul élément : l’acte et la décision.

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