« C’étaient des choses qui sortaient d’un coup et ça devait bien rejoindre ce que les autres avaient emmagasiné eux-aussi depuis des lustres puisqu’ils écoutaient. »
Je ne suis pas un militant. Je sais « ouvrir ma gueule », comme dit Lucas. Mais militer, suivre une ligne, non. Quand je parle aux autres, à l'usine, ce n'est pas « militer », c'est comme si ma réserve de mots s'enflammait d'un coup, c'est tout. Moi qui ne l'ouvre pas, justement, d'habitude. Arrive un moment où les mots vibrent à l'intérieur, alors rien ne m'arrête.
J'ai aimé me laisser emporter par les mots qui venaient tout seuls.
Ça s'enflait. Ça me faisait voler au-dessus de tout. Quand je parlais là-bas, devant les autres, quand je sentais que ça vibrait aussi chez eux, j'étais un autre.
Un autre bien plus fort que moi, qui déambule dans le marché, à me poser trop de questions. Un autre qui n'a plus peur de rien. Qui voit la vie en vrai. Tout est possible. Dans ces moments-là, je me sentais vivant. Comme jamais. Mais mes mots n'avaient rien à voir avec un discours clair, conscient, mesuré. Ni objectif, ni stratégie. Non. C'étaient des choses qui sortaient d'un coup et ça devait bien rejoindre ce que les autres avaient emmagasiné eux-aussi depuis des lustres puisqu'ils écoutaient. Mais ça mène à quoi ? demandait Lucas. Je ne sais pas où ça mène. Je ne sais pas. Ce que je sais c'est, c'est que les mots dans ces cas-là, ils ont une vraie force, qui vient de loin et que c'est avec ça que je marche. Pas avec les discours mesurés, je ne peux pas expliquer.
Alors je me taisais. Et Lucas haussait les épaules, exédé. Il s'agit pas juste de les enflammer les gars, tu comprends ? On est pas là pour ça. Il faut leur donner une route à suivre, concrètement.
Je ne sais pas ce que c'est, une route à suivre. Mais je suis sur que la route, il n'y a que les pieds de celui qui marche qui la connaissent. Concrètement !
Alors m'arrêter, discuter avec les gars du marché qui brandissent leurs journaux, non. Et je me sens vaguement, tristement, coupable. Parce qu'ils y croient, à ce qu'ils font, et que moi, je fais quoi.
Extrait de Les insurrections singulières de Jeanne Benameur, p. 50-51.
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