La main & l’oeil



« Déchiquetés, ensanglantés, les organes premiers de la rencontre avec le monde, les organes premiers de la révolte. »

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« Ainsi, Louise grandit dans un état d’urgence, mais il s’agissait d’une urgence molle, indéfinie, permanente. Tout était un danger potentiel, les identités et les allégeances n’étaient pas fixes, un jour on pouvait être un citoyen et le lendemain, un ennemi. L’autorité était volatile, la violence étaient volatile, les forces de l’ordre apparaissaient et disparaissaient avec facilité et, même, une sorte de grâce ; un jour des hommes armés étaient partout, dans les rues, devant les écoles, et le lendemain ils avaient disparu pour resurgir ailleurs. Les armes étaient nouvelles également, leur légereté présentée comme un humanisme quand, simplement, elles évoluaient, s’adaptaient devenaient plus précises et donc plus redoutables ; et ces armes nouvelles, c’est sur la population qu’on les testait, sur la ville dans la ville, sur les citoyens dans la cité, des canons à eau plus souples et plus maniables qui la nuit dispersaient les abris de fortune et le jour les lycéens en colère : des jets puissants, qui puisaient au système souterrain de la ville pour la mater, qui laissaient sur les cuisses et les ventres des bleus qui finissaient par jaunir puis s’effacer ; des armes dites non létales aux noms d’avenir, étranges et poétiques, foudroyeurs et autres impulsifs, noms que personne n’utilisait en réalité, qui électrocutaient leur cible ; et, tout de même, cette passion des forces armées pour les infrastructures qui faisaient l’âme de la cité, l’eau, l’électricité, et que l’on retournait contre ceux-là mêmes auxquels on était tenu, ou aurait dû être tenu de les fournir - tout le confort moderne au service de la répression.

Des pionniers, ces adolescents, Louise et son ami David, et l’ensemble des manifestants. Des chercheurs ; expérimentant avec leurs droits, avec leurs devoirs, en quête d’un monde nouveau ; comme des chimistes. Et comme des chimistes lors d’un accident de manipulation, lors d’une rencontre avec la réalité du pouvoir et de l’urgence, c’est la main et l’oeil qu’ils perdaient le plus souvent, qu’ils perdaient en premier, avant de perdre tout. Main et oeil, c’étaient les blessures les plus fréquentes, celles qui empêchaient Paul de trouver le repos. Os tendres, carpes, métacarpes, écrasés sous une bottes, brisés d’un coup de matraque téléscopiques ; rétines décollées sous l’impact de projectiles non métalliques, cornées brûlées aux gaz anti-émeute. Main et oeil : cocktails molotov maladroitement lancés, projetés trop tard, à un angle ingrat, certains blessures à l’image de certaines vies sont un drame du contretemps. Déchiquetés, ensanglantés, les organes premiers de la rencontre avec le monde, les organes premiers de la révolte. Si la pensée résidait dans la tête et l’amour dans le coeur, la soif de justice et de reconnaissance avait, elle, pour sièges jumeaux et complémentaires, la main et l’oeil. »

L’avancée de la nuit, Jakuta Alikavazovic, p 227-228


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