Pour un féminisme de la terreur



« On dirait qu’on a peur de casser le patriarcat radicalement. »

Ce mois-ci en librairie paraissait un petit livre d’une jeune militante et instagrameuse : Irene – prononcer Iréné – aux éditions Divergences. À rebours de l’idée courante selon laquelle « le féminisme n’a jamais tué personne », Irene brosse de rapides portraits de femmes qui ont eu recourt à la violence. En mêlant des figures assez célèbres avec de parfaites inconnues, ce livre est à comprendre comme une sorte d’hommage qui ne fige pas les gestes de violence dans l’histoire, mais permet au contraire de poser des questions à notre présent. Faut-il réactiver une pensée stratégique de la violence féministe ? Peut-on se satisfaire d’une lutte seulement symbolique ? Comment s’organiser entre femmes pour faire usage d’une violence qui permette de frapper au cœur le capitalisme patriarcal ?
Si le livre est assez léger, il participe d’un retour de ces questions dans le champ féministe, dont le succès du livre de Elsa Dorlin Se défendre ou la réédition du Scum Manifesto de Valérie Solanas sont également des signaux.

Entretien réalisé et publié par TROUNOIR.ORG #12

1. Tu veux, avec ce livre, faire entendre et montrer par l’exemple que les femmes ne sont pas forcément non-violentes, qu’elles peuvent être même capables de tuer. Est-ce que tu trouves qu’une partie du féminisme contemporain cherche une respectabilité auprès de ses adversaires ? Et si oui, pourquoi à ton avis ?

En effet, je trouve qu’une très grande partie du féminisme contemporain cherche une respectabilité aux yeux des adversaires, des détracteurs. Je pense que c’est parce que même en tant que féministe, on oublie parfois qu’on est nous-mêmes victimes des codes patriarcaux et qu’on les véhicule aussi. Tout en étant militante anti patriarcale, on n’a pas réussi à se débarrasser de cette volonté de pierre, toujours et pour toujours.

C’est-à-dire que, en tant que femme, la première chose qu’on nous apprend quand on est petite c’est qu’il faut qu’on plaise, qu’on soit présentable, il faut qu’on soit souriante, il faut qu’on dise oui à tout, il ne faut pas qu’on réponde, il faut qu’on soit polie, bien habillée, etc. Et même comme féministe on n’arrive pas à se détacher de ça. Et même lorsqu’on parle d’une lutte contre un certain mode d’oppression, de domination qui dure depuis des siècles, on n’arrive pas à se dire que notre lutte peut ne pas plaire aux hommes.

C’est pour ça que beaucoup de féministes accordent beaucoup d’importance à l’image qu’elles renvoient et que les autres renvoient. Beaucoup de féministes reprochent à d’autres de décrédibiliser le combat, d’avoir l’air violentes ou d’avoir l’air vulgaires, parce que ce sont des choses qui ne plaisent pas socialement parce qu’elles ne sont pas considérées comme « acceptables ». Et, il y a malheureusement beaucoup de féministes qui n’arrivent pas à passer outre ce besoin de plaire aux hommes. On dirait qu’on a peur de casser le patriarcat radicalement.

2. L’argument qui structure ton livre semble double : d’un côté, on parle de « terreur féministe » dans les médias à longueur de journée, et de l’autre, on camoufle la violence dont sont réellement capables les femmes. Pourquoi et comment se construit ce double discours selon toi ?

Il y a en effet un double discours. D’un côté, les médias sont toujours en train de parler de « terreur féministe » de « féministes extrémistes », de « féministes violentes », mais en fait les exemples qu’ils donnent sont archi-ridicules. Juste une meuf qui parle en langage inclusif, ça suffit à leur faire peur, ou deux meufs qui montrent leurs seins. Et de l’autre côté, on va effacer de l’histoire tout récit ou exemple de féministes qui ont vraiment fait usage de la violence radicale et meurtrière, ou même juste physique.

Si ce double discours existe, c’est pour, d’une part condamner tout geste féministe, c’est-à-dire que la moindre chose qu’on puisse faire soit considérer comme négative, ce qui provoque aux yeux de la société l’idée que n’importe quel truc est extrémiste. Et aux yeux de nous-mêmes, femmes féministes, on va toujours se poser 10 000 questions avant de faire un truc parce qu’on a peur d’être perçu ainsi. D’un autre côté, si ça invisibilise, c’est aussi pour camoufler que ce pour quoi on nous accuse de violence n’est même pas de la violence en vérité, et d’autre part pour qu’on ne puisse pas avoir l’idée même de faire quelque chose de vraiment utile et potentiellement révolutionnaire.

3. Le récit présente des figures connues (comme Valérie Solanas), et d’autres inconnues, voire intimes (ta grand-mère par exemple). Est-ce qu’il y a une volonté de ta part de sortir le féminisme des figures médiatiques et participer à rendre visibles les gestes des femmes loin des projecteurs ?

J’ai une grande volonté de sortir le féminisme des figures médiatiques, ou je dirais plutôt des figures qu’on a rendues iconiques, qu’on a idolâtrées. Je veux dire qu’on a tendance à personnifier le féminisme par des femmes d’une certaine classe assez élevée, d’un certain niveau académique, d’une certaine couleur de peau, etc. Ça fait que ça efface totalement beaucoup de catégories de femmes qui ont porté le combat autrement, qui ont porté d’autres combats. En quelque sorte l’histoire du féminisme ce n’est pas un truc qu’on apprend à l’école, c’est quelque chose qu’il faut aller chercher soi-même, parce que ce n’est pas considéré comme assez important pour que tout le monde l’apprenne ; mais en plus l’histoire que l’on a tendance à apprendre du féminisme, c’est une histoire qui ne vient pas de nulle part. Et même quand on est féministe, on ne connaît que dal de l’histoire des mouvements, et en partie les femmes des classes populaires, qui n’ont pas eu forcément accès à l’éducation, et qui ont porté des combats de leurs classes sociales, sont complètement effacées.

Dans mon livre, l’idée est surtout que je voulais montrer que quand on parle de violence contre le patriarcat, il n’y a pas que des figures ultra-connues ou des figures qui ont mené vraiment des actes jusqu’au bout comme des femmes qui ont tué leurs maris pour ne pas mourir. Je voulais montrer aussi que même dans nos familles, il y a sûrement des récits de femmes qui ont fait usage de la violence, et ce sont des femmes qui sont proches, ce sont des femmes qu’on connaît et ça rend le sujet beaucoup plus intime et ça le rapproche de nous, au lieu de le voir comme un truc lointain, seulement chez les autres.

4. Tu montres aussi que la violence, si elle est nécessaire pour se défendre, fut également pensée stratégiquement par des féministes. Tu parles notamment des suffragettes, mais aussi d’un groupe de lutte armée féministe, les Rote Zora, actif en Allemagne de 1974 à 1995. Vois-tu ressurgir, dans les mouvements politiques contemporains, une pensée stratégique de la violence ?

J’ai un peu du mal à répondre, dans le sens où j’ai 22 ans, je ne suis pas militante depuis longtemps et je ne suis pas une spécialiste de tous les mouvements de luttes. Je ne sais pas s’il y a une période historique où on a cessé de réfléchir à la violence, je ne sais pas si aucun groupe ne réfléchissait à la violence, ou est-ce que c’était juste des moments où cette pensée et cette parole étaient invisibilisées, ce qui n’est pas la même chose. Je ne saurais donc pas vraiment répondre à cette question.

Mais en tout cas, je trouve que, pour ce qui est des mouvements de gauche, c’est-à-dire anticapitaliste, anarchiste, même écologiste, la question de la violence se pose, c’est un sujet. C’est quelque chose que j’ai vu dans ma courte expérience personnelle, c’est des questions qui se posent en AG, mais même lorsqu’on essaye de regarder des livres, des articles anciens, des tracts, on voit que c’est une question qui se posait, qui s’est toujours posée, pour ou contre, le débat était toujours là.

Alors que dans le féminisme qui est visible, la question ne se pose pas. Dans ce féminisme qui est joli à montrer, qui est incarné par des figures institutionnelles, soi-disant plus « respectables », la question de la violence ne se pose pas parce qu’on est justement censé plaire, on est censé ne pas nous « décrédibiliser », donc c’est une question qui n’existe même pas, c’est un non-sujet, un non-sujet visible on va dire. Et quand je dis visible, je veux dire que dans le cas des féministes plus populaires, et plus rattachées à des idées et des groupes anticapitalistes et anarchistes, ça a existé, parce que c’est un féminisme qui était rattaché à d’autres valeurs. Mais dans ce qui est du féminisme bourgeois, institutionnel, incarné par des figures soi-disant respectables, depuis les suffragettes, c’est quelque chose dont on ne parle pas, qui ne nous vient même pas à l’esprit. Quand on y pense, les suffragettes, c’est ouf, parce que ce sont grave des bourgeoises qui faisaient un usage de la violence qui était quand même extraordinaire et qu’on n’a pas vu, en tout cas en France, qu’on n’a pas revue. Et en ce sens, ce qui change maintenant, c’est qu’on commence petit à petit à ressortir ces dossiers-là, on commence à parler des violences pas seulement dans les sphères populaires ou de gauche, mais la violence commence à ressortir en tant que moyen d’action féministe.

5. Le féminisme est, je te cite, « un mouvement politique révolutionnaire ». Mais alors, comment penser la question de la composition ? Penses-tu, comme Paul B. Preciado par exemple, que nous devons participer à des publicités Gucci pour faire entendre nos voix ?

Je n’ai pas lu Paul B. Preciado. Mais en tout cas, pour la question que vous posez, je ne pense pas qu’il faut passer par Gucci non. Je pense que si on fait ça, on va toujours aller dans un biais réformiste. Et je ne vois pas en quoi le fait de nous entendre en donnant de la visibilité et beaucoup de thunes à une multinationale, de luxe qui plus est, va nous aider à avancer dans une voie révolutionnaire.

Tout comme je ne pense pas que Instagram soit un moyen de militantisme. Il y a beaucoup de personnes qui parlent maintenant de « militantisme Instagram », je ne suis vraiment pas d’accord avec ce genre de discours. Ce que je fais sur Instagram, à titre personnel, ce n’est pas du militantisme. Moi, mon militantisme il est dans la rue avec les camarades, sur Instagram je vais juste faire une sorte de « pédagogie » ou « démocratisation », ou même simplement visibiliser les actions qui ont été faites dans la rue. Mais à mon sens, ce n’est pas du militantisme, ce n’est pas une voix révolutionnaire, ça reste Instagram, ça reste une multinationale, et surtout, qu’on le veuille ou non, ça créé des dynamiques qui ne sont pas forcément bonnes pour la lutte.

Et en plus quand on parle de participer à des pubs Gucci pour nous faire entendre, ça fait comme si pour nous faire entendre il faudrait qu’on demande l’accord au capital pour apparaître sur l’espace publicitaire, alors que je pense que nos voix, il faut qu’on les impose, il ne faut pas qu’on demande la permission, et surtout il ne faut pas qu’on permette que nos voix soient instrumentalisées par les adversaires.

Entretien réalisé et publié par TROUNOIR.ORG #12

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