André Gorz
est resté peu connu du « grand public » et ceci jusqu’à son livre Lettre à D. paru en 2006, une émouvante lettre d’amour à sa femme Dorine. Pourtant André Gorz, c’est une œuvre incroyablement fertile : entre Le traitre (1958) et Lettre à D. (2006), c’est 16 livres sous le nom d’André Gorz. Sans compter les œuvres posthumes comme Ecologica (2008) – un recueil d’articles parus entre 1975 et 2007 – ou l’Éloge du suffisant (2019) – un article paru dans Actuel Marx en 1992 – ou encore Penser l’avenir (2019) – un entretien avec François Noudelmann réalisé en 2005. Une œuvre impossible à synthétiser si l’on veut bien respecter l’évolution, l’hétérogénéité et les hésitations de cette pensée vivante.
Un penseur de l’écologie politique
Militant pour une réduction conséquente du temps de travail et critique de l’opulence productiviste et consumériste des « trente glorieuses », André Gorz, dans son ouvrage Critique de la division du travail (1973), argumente en faveur de l’idée de produire moins en produisant autrement, et pose la nécessité de reprendre la main sur la définition collective des besoins. Dans un article de 1992, « L’écologie politique, entre expertocratie et autolimitation » [1], il défend l’autolimitation comme projet éco-social :
« … le capitalisme a aboli tout ce qui, dans la tradition, dans le mode de vie, dans la civilisation quotidienne, pouvait servir d’ancrage à une norme commune du suffisant ; et il a aboli en même temps la perspective que le choix de travailler et de consommer moins puisse donner accès à une vie meilleure et plus libre. Ce qui a été aboli n’est cependant pas impossible à rétablir. Seulement, ce rétablissement ne peut se fonder sur une tradition ni sur des corrélations existantes : il doit être institué ; il relève du politique, plus précisément de l’écopolitique et du projet écosocial. » [2].
Dans ce même article, Gorz dessine les contours de cette politique « éco-social » dont le but
« est de rétablir politiquement la corrélation entre moins de travail et moins de consommation d’une part, plus d’autonomie et plus de sécurités existentielles, d’autre part, pour chacun et chacune. Il s’agit, autrement dit, de garantir institutionnellement aux individus qu’une réduction générale de la durée de travail ouvrira à tous les avantages que chacun pouvait en obtenir jadis pour lui-même : une vie plus libre, plus détendue et plus riche. L’autolimitation se déplace ainsi du niveau du choix individuel au niveau du projet social. La norme du suffisant, faute d’ancrage traditionnel, est à définir politiquement ».
Un penseur post-capitaliste
La pensée de Gorz est une éloge du suffisant, non pas seulement sous le monde de la sobriété volontaire, mais sous le registre d’une redéfinition de la politique et du politique. Et cela nécessite pour lui au moins deux conditions, la destitution, en politique, de la rationalité économique capitaliste et la montée en puissance de pratiques collectives existentielles et post-capitalistes. Concernant cette dernière condition, Gorz dit la chose suivante :
« Vous ne pouvez pas avoir une autolimitation de la consommation et la définition d’un modèle de consommation plus économe en ressources naturelles et en travail, si l’on n’a pas une large mesure d’autosuffisance où les collectifs et les coopératives peuvent mesurer l’ampleur de leur besoin pour proportionner l’ampleur de leur besoin à l’ampleur des efforts qu’ils veulent consentir pour les satisfaire. Il y a tout un arbitrage qui n’est pas possible dans une société de marché où vous avez la marchandise d’une part, le pouvoir d’achat de l’autre, et où il faut obtenir autant que possible de pouvoir d’achat qui vous permet d’acheter ce qu’il y a sur le marché. Mais si vous déterminez vous-même ce qui doit être disponible pour la consommation, pour la satisfaction des besoins, à ce moment-là, vous réduisez vos efforts et votre dépense, à la fois de ressources naturelles et d’énergie humaine, aux besoins tels qu’ils vous paraissent raisonnablement suffisants, pour être satisfaits »3.
Mais l’on ne saurait comprendre l’ampleur de la tâche à accomplir en s’en tenant à la seule construction d’alternatives post-capitalistes, car « l’établissement d’une norme du suffisant est incompatible – en raison de l’autolimitation des besoins et de l’effort consenti qu’elle implique – avec la recherche du rendement maximal qui constitue l’essence de la rationalité et de la rationalisation économiques. ». Ainsi, pour Gorz :
« La défense du milieu de vie au sens écologique et la reconstitution d’un monde vécu se conditionnent et se soutiennent l’une l’autre. L’une et l’autre exigent que la vie et le milieu de vie soient soustraits à la domination de l’économique, que croissent les sphères d’activité dans lesquelles la rationalité économique ne s’applique pas (…). Cette domination de la rationalité économique sur toutes les autres formes de rationalité est l’essence du capitalisme. Laissé à lui-même, il aboutirait à l’extinction de la vie et donc de lui-même. S’il doit avoir un sens, ce ne peut être que de créer les conditions de sa propre suppression ».
Découvrir le penseur, découvrir l’homme
Mais Gorz, c’est bien plus que ça, il est en réalité inclassable. Ce premier film réalisé sur lui en sera un témoignage important : l’homme et le théoricien ; le philosophe et le journaliste ; l’être torturé qu’il était jusqu’à ce qu’il trouve sa place auprès de Doreen, sa compagne.
Voici le synopsis du film :
« Manon, 26 ans, rejoint sa maison familiale à Vosnon, dans la campagne auboise, pour prendre ses distances avec Paris où elle a fait ses études. Diplômée et sans emploi pérenne, le sort de la précarité l’étouffe. Elle se promène dans le village de son enfance lorsqu’elle croise un camion de télévision allemande devant une maison voisine. Elle apprend par hasard qu’un penseur majeur de l’écologie politique y a vécu vingt ans et passé ses derniers moments : André Gorz. Manon se décide à enquêter sur ce mystérieux philosophe dont personne ne lui a jamais parlé. Elle lit ses livres, s’intéresse à sa vie, et s’en trouve bouleversée dans ses choix de vie quotidiens. Sous la forme d’une lettre imaginaire, un dialogue se noue entre Manon et André Gorz autour de la décroissance, du travail, du revenu universel et de l’autonomie. Manon découvre ce penseur et déchiffre la société dans laquelle elle évolue ».
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