Sainte Soline : repenser nos stratégies de lutte depuis une logique d’autonomie et de soin



Tandis que l’étau de la répression se resserre sur les Soulèvements de la Terre, la priorité est à la solidarité, à la riposte juridique, et au soin des blessé·es. La question de savoir comment ne pas reproduire une telle hécatombe paraît néanmoins urgente. Ce qui suit est une série de propositions publiées dans la revue Terrestres afin de continuer à se renforcer mutuellement et faire de la place à tou·tes en contexte d’actions de masse.

Collectif
17 avril 2023

Salut à tou·tes les personnes qui lisent ces mots,

Nous [1] écrivons pour parler de l’action contre les méga-bassines qui s’est déroulée fin mars à Sainte Soline. Ce texte arrive peu après l’évenement, peut-être avec trop peu de recul, tant tout est encore brûlant. Dans les médias et au ministère de l’intérieur d’une part, mais surtout pour toutes celleux qui se relèvent difficilement de cet événement. Nous adressons particulièrement notre solidarité et notre soutien aux personnes encore à l’hôpital, à leurs proches, à toutes les personnes qui liront ce texte et qui dorment mal ou qui ne dorment plus, à toutes les personnes blessées physiquement et psychologiquement.

C’est dans une intention de solidarité que nous avons rédigé ce texte. Nous souhaitons tirer des apprentissages de ce qui s’est passé, partager nos expériences et contribuer aux réflexions en cours. Cette lettre s’appuye sur divers vécus de ce week-end de mobilisation, depuis la perspective de personnes n’ayant pas pensé l’organisation de cette action, et ayant cherché à s’organiser à partir des informations données. Cette lettre ouverte veut participer à analyser ce qui s’est passé depuis une perspective de soin politique, d’autonomie, d’inclusivité et de tactique d’action de masse.

Si écrire ce texte critique est un besoin très fort pour nous ; nous voulons préciser que nous ne nous trompons pas de cible. Notre rage va aux institutions policières, au gouvernement, au ministre de l’intérieur, à tou·tes les agent.es de la répression, qui instrumentalisent les images et les discours pour criminaliser les gens et nos luttes. C’est effectivement la préfecture qui a bloqué les secours, le commandement de la gendarmerie qui a décidé de tirer autant de grenades et de noyer nos corps dans les gaz. C’est le ministre de l’intérieur qui ment de manière effrontée devant les médias pour protéger une idéologie et des institutions mortifères, qui poussent à la dissolution. Nous avons aussi conscience qu’il est plus facile de faire des critiques quand on n’a pas pris part à l’organisation de la logistique et de l’action, rétrospectivement. Ayant posé cela, nous souhaitons malgré tout apporter une contribution à un débrief collectif plus grand que nous, une parole et des questions qu’on a besoin de faire entendre et qui, on espère, trouveront des échos ailleurs. Ce qu’on exprime, dans cette lettre, nous ne sommes pas les premièr·es à l’avancer3 ; ces débats sont vieux, ils méritent d’être renouvelés et réactualisés constamment.

Nous sommes revenu·es en colère et choqué·es de l’action de Sainte Soline.

Nous sommes revenu·es en colère et choqué·es de l’action de Sainte Soline. En colère contre les forces de l’ordre évidemment, mais aussi dans une incompréhension des choix tactiques qui ont été faits, ou du moins de la manière dont ils ont été (ou n’ont pas été) communiqués. Pour comprendre, nous avons du beaucoup échanger entre nous, ainsi qu’avec des personnes partageant d’autres perspectives. Le questionnement qui nous anime est celui de la place qui fut donnée aux questions de soin et d’autonomisation collective dans les choix tactiques réalisés.

Avant d’avancer, nous souhaitons insister sur le travail qui a été réalisé par la base arrière (regroupant les medics, la legal team, le pôle de soutien psychologique et émotionnel, le pôle dévalidisme, le pôle bambins, le pôle de lutte contre les violences sexistes et sexuelles, le groupe qui a organisé la création de groupes affinitaires sur place). Pendant des semaines, cette base arrière s’est organisée afin de s’assurer que les participant·es soient informé·es et soutenu·es durant l’action. Nous voulons vraiment célébrer cette volonté de faire de la place aux enjeux de soin de manière transversale et coordonnée, en s’appuyant sur l’existant et en testant de nouvelles choses. Nous sommes certain·es que cela continuera à nourrir nos pratiques.

Premier constat : l’intrusion dans la bassine comme objectif principal

Vendredi soir et samedi matin, des assemblées générales ont été organisées au camp éphémère, afin de rappeler les enjeux politiques de notre présence, refaire un brief de la base arrière et donner des informations concernant l’action en elle-même. L’objectif principal que nous avons entendu et qui nous a été répété était simple et puissant : entrer dans la bassine. D’autres objectifs furent évoqués (prendre soin les un·es des autres, se sentir fort.es ensemble, désarmer du matériel de canalisation par exemple…), mais ce fut surtout l’objectif de rentrer dans la bassine qui fut mis en avant. Si plusieurs actions et événements eurent lieu le vendredi et le samedi (arrivée du convoi des tracteurs de la Confédération Paysanne, moment très fort le vendredi ; action de plantage de haie de la Confédération Paysanne le samedi), ils furent mis au second plan dans les prises de parole et la communication. Une hypothèse, c’est que ce choix traduisait la volonté de reproduire la tactique mise en place lors de l’action antérieure à Sainte-Soline en octobre dernier, et représentait donc un enjeu symbolique très fort.

Pourquoi est-ce important pour nous d’en parler ? A posteriori, cette invisibilisation des autres événements est beaucoup due aux biais de sélection médiatiques, et au besoin de sensationnalisme. Mais les discours prononcés le vendredi soir et le samedi matin donnaient malgré tout l’impression d’une certaine hiérarchisation des modes d’action. Or, le fait d’avoir un discours très axé sur l’objectif d’entrer dans la bassine nous a limité.es en termes de tactiques (limite sur laquelle nous revenons plus loin dans le texte) et nous a imposé une idée très étroite de ce que serait la « victoire ». En effet :

Pendant l’action : la police et la gendarmerie ont concentré toutes leurs forces autour de la bassine. Un groupe de plusieurs centaines de personnes a tenté de passer le barrage de la police et des gendarmes afin de rentrer dans la bassine, dans une logique de confrontation poussée. Les autres participant·es (à savoir au moins 70% des gens) se sont retrouvé·es à n’être que spectacteur·ices de l’affrontement. Certain·es cherchaient à soutenir cette tactique, d’autres attendaient que l’action se passe, sans trop savoir quoi proposer d’autre. Notons d’ailleurs que les jets de grenades de la police et des gendarmes visaient précisément à couper la manifestation en deux.

Après l’action : chacun·e ayant cet objectif principal en tête (rentrer dans la bassine), l’action a été évaluée en fonction de ce seul critère. D’où le ressenti partagé par beaucoup de participant·es à la fin de la manif d’échec et d’inutilité — avant même d’avoir saisi l’ampleur du ravage humain. Outre le risque de démobilisation, rappelons que la perte de sens de nos actions et le sentiment d’inutilité, sont des facteurs de traumatismes post-action.

D’autres manières de faire auraient été envisageables.En termes de stratégie annoncée et de discours, il nous semble crucial de poser un objectif général qui permette à des tactiques différentes de vivre et de se compléter (chose qui a été faite le vendredi, avec l’arrivée des convois de tracteurs). Le plus important, aurions-nous aimé entendre, c’est d’être là ensemble, solidaires dans nos luttes, imprévisibles et déterminé·es. Déjouer le dispositif répressif – ne pas mesurer notre puissance à l’aune de la sienne. Aussi : bousiller le concept de victoire militaire. Si l’esprit collectif avait été moins unilatéralement concentré sur la conquête de la bassine à tout prix, peut-être que nous aurions pu développer plus de spontanéité en réalisant que l’intrusion ne serait pas possible. Par exemple, après avoir constaté l’entrée dans la bassine impossible, axer notre énergie sur des actions de désarmement, nasser la bassine et la police, faire preuve de créativité sur place, faire du bruit, du son, pourquoi pas la fête… Pendant l’action, face au dispositif répressif massif déployé, nous aurions aimé entendre et sentir que c’était déjà une immense réussite de manifester à 30 000, alors que 3 200 gendarmes sont mobilisé·es et que la manifestation est interdite, que nous étions fort·es.

Sur quoi repose la survalorisation de l’intrusion dans la bassine par rapport à d’autres options que nous avions ? Dans le cas du 25 mars, la dualité (et la hiérarchisation) entre action « directe » et action « symbolique » nous semble partiellement factice. Rendons-nous à l’évidence : l’objectif annoncé, à savoir rentrer dans la bassine, était lui aussi symbolique. Dès lors, on se pose la question : la valeur d’une action doit-elle se mesurer à l’ampleur de l’affrontement direct avec les forces armées ?

Deuxième constat : une survalorisation des tactiques offensives (« les plus courageux iront devant »)



Notes

[1C’est qui ce nous ? C’est plusieurs personnes ayant participé à l’action de fin mars. Un groupe affinitaire qui s’organise depuis un moment ensemble et qui s’est beaucoup retrouvé autour d’actions de masse en Europe ces dernières années, tel que Ende Gelände, Code Rood, les luttes antinucléaires aussi. Nous avons mis de l’énergie dans l’organisation d’actions de masse, notamment à l’endroit des questions d’inclusivité, d’intersectionnalité et d’anti-répression. Certaines personnes de ce groupe ont d’ailleurs mis de l’énergie dans la dite « base arrière » de Sainte Soline.

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