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Chroniques chiliennes



Témoignages croisés de la vie au Chili depuis la mi-octobre et les débuts de l’insurrection qui agite le pays. Par Sergia, Josefina et Roxana depuis Santiago-du-Chili et Daniela, qui n’a vécu les évènements que depuis Paris.

Daniela

Je suis arrivée à Paris, depuis Santiago du Chili, le 16 octobre 2019. Ce même jour, j’ai vu sur les réseaux sociaux la vidéo d’une fraude massive organisée par des lycéennes, dans la station de métro Baquedano, au centre de Santiago. Au début de l’enregistrement, on voit les grilles fermées de la station se briser, pour laisser le passage à une cavalcade de lycéennes qui, au cri de « ¡vamos cabras ! » - allez les meufs ! - dévalent les escaliers en masse. Elles sautent par-dessus les tourniquets, en leur donnant des coups au passage, et les vigiles impuissants, incapables de les contenir, les regardent stupéfaits. Une fois toutes à l’intérieur, elles sautent sur place en criant à l’unisson : « frauder, ne pas payer, une autre façon de lutter. »

Deux jours plus tard, Santiago tout entier brûlait.

Stations de métros, supermarchés, centres commerciaux, jusqu’à la tour de l’ENEL — compagnie multinationale qui fournit le pays en électricité — tous des symboles d’une part de la privatisation des services publics, d’autre part de la société de consommation mise en place pendant la dictature. Tout ça venait d’un mouvement sans tête, sans leader apparent ni porte-parole. Seulement des milliers de voix qui s’appellent et s’organisent par les réseaux sociaux, qui ensuite se rencontrent dans l’espace public pour manifester leur colère, leur ressentiment, pas seulement envers l’augmentation du prix du métro, mais envers des années de privation et de dépossession. Bientôt, la photographie d’une pancarte, prise au milieu de la manifestation, met des mots sur ce qui se passe : « C’est pas pour 30 pesos, c’est pour 30 ans ». De façon singulière, et bien que le modèle actuel soit né sous la dictature, la critique ne s’adresse pas directement au dictateur, mais aux gouvernements de la concertation, qui en trente ans de démocratie supposée, n’ont rien fait d’autre qu’approfondir le modèle néolibéral hérité de Pinochet. Trente ans de post-dictature, où les soit-disant gouvernements de gauche ont embrassé le libre marché comme un synonyme de démocratie, et où le pays a été gouverné et l’économie régulée dans « la mesure du possible » : un possible mesuré par les calculs des économistes et des administrateurs.

C’est étrange de regarder une insurrection si nécessaire, et tant espérée qu’elle a paru longtemps impossible, à treize mille kilomètres de distance. De la vivre de façon déplacée, sans réellement la vivre. Que faire dans cette situation ? Appeler les camarades chilien-nes à aller dresser une barricade de soutien sur les Champs-Élysées ? Qui inclurait pourquoi pas, au nom de la solidarité internationale, les équatorien-nes, haïtien-nes, hongkongais-es, libanais-es ? Pour évocatrices que soient ces idées, la futilité de se révolter contre un état de choses absent sautait trop immédiatement aux yeux pour penser honnêtement les mettre à exécution.
Tout ceci allait changer le samedi 19 octobre. Quelque chose avait changé au Chili : soudain, « la masse inerte, sans volonté » qu’évoquait le conservateur Diego Portales, architecte de la République chilienne, dans sa correspondance privée pour parler du peuple de son pays, s’était rendue ingouvernable par l’État. Sebastián Piñera, président issu de la droite entrepreneuriale, qui avait dès les premiers temps désigné ce mouvement comme celui de « vandales » et de « délinquants », décidait de décréter l’état d’urgence dans la région de Santiago, à laquelle s’ajouteront ensuite d’autres communes et territoires du pays. L’armée est alors mobilisée et autorisée à sortir de nouveau dans la rue , et un couvre-feu est mis en place à partir de 20h, ce qui rappelle, comme une marque indélébile, les expériences vécues sous le joug de Pinochet. Au moment de faire ces annonces, Piñera déclare sérieusement : « Nous sommes en guerre contre un ennemi très puissant ». La guerre de Sebastián Piñera et de l’élite économique du pays contre leur peuple n’a pas tardé à se manifester.

L’enthousiasme que je ressentais en me connectant à l’ordinateur pour recevoir des nouvelles du Chili a laissé place à l’horreur, celle de voir, les unes après les autres, les images de « guerre » qui ont commencé à inonder les réseaux sociaux :
Une lycéenne reçoit un tir dans la jambe, saigne abondamment, au milieu de la gare centrale.
Des militaires ramassent et filment un corps inerte à Renca, avant de le traîner vers une camionnette.
Des militaires, après l’heure du couvre-feu, donnent dix secondes à un groupe d’hommes pour fuir, et leur tirent dessus une fois le temps écoulé.
Des militaires descendent l’avenue Andrés Bello les armes à la main.
Un enfant de dix ans est frappé par la police, alors que les voisins, affolés, crient : « c’est un enfant ! ».
Une vingtaine de personnes menottées, détenues par les militaires pour s’être déplacées pendant le couvre-feu, crient leurs noms à la journaliste d’une chaîne de télévision engagée vénézuélienne, Telesur.
Un collectif féministe dénonce la disparition de treize femmes et demande, en une phrase identique à celle des recherches de disparus pendant la dictature : ¿Dónde están ? – Où sont-elles ?
Images et récits partagés numériquement, qui commencent à former la constellation d’un cauchemar. Cauchemar qui n’est rien d’autre que cette certitude que la dictature, supposément terminée, semble s’être soudain re-matérialisée. Il suffisait que l’ordre établi perde juste un peu le contrôle pour que le pouvoir répressif et militaire, comme par réflexe ou impulsion, ressorte pour redonner un cadre aux choses, pour exercer sa violence sur la foule.

Malgré tout cela, et sous des formes plus discrètes, moins spectaculaires que celles de la dénonciation de masse, d’autres récits me parviennent, des messages personnels : récits d’organisation populaire, de solidarité sociale. Une amie me raconte avec émotion que ça se sent dans l’air, que la ville, jour et nuit, répond aux armes par des concerts de casseroles, que la pénurie guette mais qu’elle s’organise avec ses voisin-es, jusqu’ici inconnu-es, pour que personne ne manque de rien. Une autre me raconte l’unité nouvelle qui a surgi entre tous les locataires de son immeuble, qui se retrouvent pour manger ensemble, sur une grande table, et défier le couvre-feu en écoutant Victor Jara à plein volume.
J’entends des personnes qui n’ont jamais manifesté de leur vie dire qu’elles sont sorties dans la rue, jour après jour, pour demander quelque chose de différent.

C’est de là qu’est née l’idée de cette publication. D’une part, le désir de trouver des formes pour se lier – d’une façon qui reste honnête avec la distance – avec cette révolte qui secoue en son centre la vie des Chilien-nes, et depuis laquelle, de fait et malgré la répression, s’esquissent d’autres formes de vie possibles, après la dévastation néolibérale, après le traumatisme de la dictature.
D’autre part, le désir d’aller au-delà des analyses, inventaires et explications générales de ce qui se passe en ce moment au Chili, pour diffuser des expériences concrètes, incarnées, parfois minimales ou ambiguës, de la révolte en cours.

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Sergia

Celle qui vous écrit, c’est Sergia, une folle tiers-mondiste chilienne. Mon numéro d’identité est 15 millions, comme les 15 millions de vies oubliées, ravagées par les centaines de tueries qui ont eu lieu sur cette longue et angoissante bande de terre imprégnée du sang de son peuple. Le Chili, un pays créé par des oligarques qui nous massacrent depuis plus de cinq cents ans. Depuis le règne de la couronne espagnole, l’envahisseur maudit et occulte a fait de ce pays un paradis fiscal, un oasis pour les riches qui ne veulent pas payer d’impôts, où même le président, Sebastián Piñera, a volé des millions à la Banque de Talca où il travaillait.

Ce gouvernement a rouvert les blessures de la dictature, nous a exposé de nouveau à la douleur. Le peuple s’est retrouvé dans tous le pays pour se faire entendre à coup de pancartes et de casseroles. Là où je vis, dans la commune de Maipú, en périphérie de Santiago-centre, les gens se sont réunis sur l’avenue principale. J’y suis allée pour voir et j’ai tout de suite commencé à faire des interventions théâtrales. J’ai d’abord fabriqué une pièce de monnaie géante en carton, fourrée avec du papier, sur laquelle j’ai collé les visages et les noms des six familles à qui appartiennent la majorité des richesses et des terres du Chili. Au centre, Sebastián Piñera, le président, et son cousin, le ministre Chadwick.

Je suis sortie de chez moi avec cette gigantesque pièce de monnaie, vêtue comme un ouvrier de 73 (année du coup d’État du Dicteur Augusto Pinochet contre Salvador Allende). Je suis arrivée sur l’avenue principale en marchant comme quelqu’un qui aurait été torturé et soudain autour de moi les manifestant-es se sont tues. J’ai commencé à danser et à nettoyer mes blessures avec de l’eau. Quand je me suis trouvée propre, j’ai crié : « Que le peuple rompe cette pièce ». Ce fût le signal qui lança la multitude dans un mouvement de destruction frénétique. Tout le monde criait, nous avons fait des feux à partir des bouts de carton qui composaient la pièce et nous sommes restés ensemble à danser et à protester, à occuper la rue. Ce jour-là, alors que je rentrais chez moi, accompagnée de la dirigeante d’une assemblée de voisin-es du quartier, j’ai vu cinq flics en civil qui semblaient nous suivre. Je l’ai tout de suite dit à ma voisine qui me propose alors de traverser et de prendre un chemin alternatif pour voir ce qui se passe et effectivement, ils nous suivaient. Nous étions si inquiètes (Il y avait déjà plusieurs personnes portées disparues à la suite de manifestations, d’arrestations, de gardes à vue) que nous sommes rentrées chez un vendeur de sandwich pour demander de l’aide. Il y avait beaucoup de monde et les gens sont immédiatement sortis pour faire partir les flics, mais ils étaient déjà en train de disparaître au coin de la rue. Et tout ça avant le couvre-feu, vers 19h30.

Le jour suivant, quand je suis arrivée à la manif, les gens m’ont un peu reconnu et spontanément je me suis mis à faire de nouveau ce que j’appelle la danse de l’opprimé-e. A la fin de la journée, avant le couvre-feu, alors que je rentrais chez moi en vélo, je vois qu’un camion blanc me suit. L’un des mecs dans le camion crie : « Suivez ce pédé ». En l’entendant, mon corps s’est soudain refroidi. J’ai roulé en prenant tous les petits passages qui mènent à la maison et je les ai semé. En fait, après avoir fait cette petite intervention théâtrale spontanée avec la pièce de monnaie, j’ai vécu deux jours de persécution, j’ai été suivie, insultée, menacée par la police et les militaires en civil. C’est comme ça que j’ai compris qu’il y avait des infiltrés partout, dans les quartiers et les manifestations, qui nous surveillaient en permanence. Le jour d’après, ils ont tué un monsieur, avant le couvre-feu, tout près de chez moi. Apparement ce sont des « hommes » (flics ou militaires en civil) sortis de ce même camion blanc, que j’avais vu en rentrant chez moi, le soir qui lui ont tiré dessus. Ils l’ont laissé agonisant dans la rue et il est mort à la posta central (NDLR : Dispensaire publique de Santiago). Le jour encore d’après (Quatrième jour de mouvement social), je sors acheter du pain avec une amie et son bébé de huit mois que je porte dans mes bras. J’avais un tee-shirt qui disait simplement : « Mapuche libre » [1]. Alors que nous marchions ensemble, une camionette blanche s’arrête près de nous. Celui qui conduisait portait une chemise de la PDI (police d’investigation) et avait une mitraillette en bandoulière. La voiture n’avait pas de plaque, le flic aucune identification. Il y avait d’autres flics en uniforme à l’arrière. Il me regarde et me dit : « mapuche libre et pédé ». Tout le monde rigole dans la camionnette et ils partent à toute allure en nous criant « Sale pédé » par la fenêtre. Mon amie était pétrifiée, et on a pensé toutes les deux que c’était le fait de porter le bébé qui m’avait sauvé.

J’ai pris la décision de partir de mon quartier. Je loge chez des ami-es, on prend soin les un-es des autres. Depuis qu’ils ont levé le couvre-feu, c’est pire, l’attitude des représentant-es de l’État est encore plus violente. Les transports publiques s’arrêtent à 20h30 et les rues se vident, c’est un peu comme si les gens avaient intégré le couvre-feu dans leurs habitudes, en quelques jours à peine. Des militaires et des flics en civil patrouillent discrètement dans les rues : Ils arrêtent des leaders étudiant-es, des militant-es ou tout simplement des manifestant-es dans la rue, les maisons, les immeubles ou encore dans les lieux de rencontre. La nuit, on entend des cris, des gens qui appellent à l’aide, qui crient leur nom et leur numéro d’identité. On sait alors qu’ils ont arrêté quelqu’un pour le torturer. Quelque fois on sort de la maison pour aider, et les militaires ou les flics nous tirent dessus direct, alors même que le couvre-feu a été levé, que nous avons normalement le droit de sortir. Mais maintenant il est préférable de ne pas être dehors la nuit, c’est là que les personnes disparaissent, que les flics rôdent et tout le monde le sait. Si les flics ou les militaires en civil qui rôdent te voient ne serait-ce que marcher dans la nuit et que ça leur prend de te tirer dessus, ils le font, et personne n’en parle, ils nous tuent et ça reste secret. Un dirigeant de la lutte populaire, dans une commune périphérique de Santiago, a reçu un appel à 3h du mat’ : une voix menaçante lui disait savoir où il vivait, l’informait de ce qu’il avait fait durant la journée, qu’il allait être tué si il poursuivait ses activités dans telle organisation.

De nouveau la peur est répandu pour freiner et détruire l’organisation populaire. Ce qui est montré au monde n’est pas le véritable visage du Chili, tout est invisibilisé par des décisions officielles qui tranquillisent les médias internationaux mais nous, les pauvres, on subit une des répressions les plus violentes qui soient. Il y a des mort-es et des gens qui disparaissent tous les jours, et nous ne pouvons nous en informer que via les réseaux sociaux grâce aux vidéos qu’on parvient à enregistrer.

Ils veulent que tout reviennent à la normal, mais c’est la normalité qui nous a fait du mal, qui nous a asséché l’âme et qui nous empêche de vivre. En plus de l’argent, le gouvernement et les entreprises nous ont volé notre dignité en ne nous accordant aucun droit, en n’écoutant aucune de nos demandes, en nous méprisant, en nous traitant comme des délinquant-es. Ils sèment le chaos pour nous diviser, c’est comme ça que fonctionne la stratégie du choc. Je regarde les gens dans la rue, et je vois la peur et l’angoisse partout. Moi-même j’ai été pris de crise de panique au son des balles dans la rue ou en étouffant sous les bombes lacrymogènes dans mon propre quartier. Il y a beaucoup de solidarité entre les gens, d’union et d’organisation, et la beauté dans tout cela est de sentir que le Chili s’est réveillé.

Josefina

Aujourd’hui, 19 octobre 2019. C’est le matin, je suis dans ma chambre où je me réveille aux aguets, au son des casseroles révolutionnaires et des hélicoptères qui vole bas sur la ville.
C’est le premier jour de l’état d’urgence à Santiago du Chili ; comme au temps de la dictature, le droit de s’associer et de se réunir librement est suspendu, les militaires sillonnent les rues, il y a un couvre-feu.
Au fond de mon lit, encore un peu endormie, je me retourne dans tous les sens, j’atteins finalement mon téléphone et les images qui circulent sur instagram me submergent jusqu’au vertige : étudiant-es de lycée passant en force les tourniquets du métro, du plomb entre les jambes ensanglantées d’une jeune meuf, stations de métro en proie aux flammes, concerts de casseroles dans les immeubles, manifestations sur les places, militaires dans la rue. Anxiété, angoisse, émotion, révolution. Ces images numériques qui débordent de mon téléphone portable m’envoient comme des décharges électriques. Avec elles, je suis comme soulevée par le désir de sortir dans la rue, de manifester, de rencontrer les gens. Plus que jamais, la nécessité d’enregistrer ce qui se passe se fait sentir, j’ai un besoin urgent de participer à la fabrication de cet évènement, en produisant et en diffusant des images.
Je retrouve le collectif dont je fais partie, el Mapa filmico de un país – la carte filmique d’un pays - un groupe de cinéastes qui développent des projets de documentaires collaboratifs où les images pensent et font irruption comme des saillies critiques sur le territoire. Mais pour le moment nous ne pouvons pas penser. Les émotions nous enveloppent et l’estomac guide nos actions jusqu’à la catharsis collective. Inquièt-es, nous sortons dans la rue par groupe de deux ou quatre.
D’abord on reste près du centre, on arrive par Providencia et Santiago-centre, des quartiers où le calme des privilégiés avait l’habitude de régner et qui sont désormais plongés dans un nuage de lacrymo, peuplés de barricades en feu, dans une ambiance faite d’étreintes, de larmes de gaz et de respirations compulsives. Bientôt, on s’éloigne en direction de la périphérie de la ville, dans la commune de Maipú où ça fait bien longtemps que se livre ce type de bataille. On s’oriente entre les manifestants sur la place principale, évitant ensemble les bombes lacrymo qui pleuvent et les balles perdues tirées par les militaires et les forces spéciales. On filme les casseroles qui font face aux missiles des militaires. Nous avançons pour voir de plus près les policiers et les militaires cherchant à tirer sur les cagoulé-es parmi les barricades de visages qui se dressent devant le temple de Maipú. On voit deux jeunes qui portent le drapeau Mapuche sur leurs épaules, ils empoignent un militaire et lui crient : « Vous êtes du peuple, ceux d’en bas, vous n’avez pas à faire ça ! ». Plus loin, une femme assise à côté de sa casserole hurle à d’autres militaires en formation : « Maintenant que vous êtes dehors, tuez le présisent, vous l’avez déjà fait auparavant, ce jour où vous avez bombardé La Moneda (palais présidentiel du Chili), où vous avez assassiné le président Salvador Allende, à l’époque où les militaires se promenaient dans les rues comme aujourd’hui. » Alors que je suis en train de filmer, un militaire s’approche de moi et me demande un salvoconducto, un permis spécial délivré par la police chilienne afin de circuler librement pendant le couvre-feu, qui commence dans quinze minutes. C’est ainsi que, perturbé-es par cet avertissement, nous décidons de rentrer. Sur le chemin du retour, nous croisons un groupe de flics en formation, au devant d’un vieux canon, bloquant les rues vides du quartier. Cette image m’apparaît comme une mise en scène, elle me surprend et, en prenant une photo, je dis à mes camarades que tout ça ressemble à une pièce de théâtre intemporelle qui viendrait de l’époque coloniale et qui se répèterait à l’infini. Je cris plus fort : « C’est du pur théâtre » et un flic me dit d’un ton menaçant : « Tu ferais bien de rentrer chez toi ». Je continue de marcher et je ne dis plus rien. Même si le dispositif de sécurité de l’état ressemble à une mise en scène, ce qui se passe n’a rien à voir avec une pièce de théâtre.

Les jours passent. Des images de lutte, on passe à celles des des veillées, des funérailles et des soins et des mutilations occulaires. Et ces mêmes images déversées par les réseaux sociaux qui nous ont poussé à sortir dans la rue, qui ont attisé notre effervescence, qui ont fait état de la violence exercée par les forces armées, commence à être détournées. Ces images sont désormais utilisées par l’appareil d’état pour reconnaître et repérer au coeur d’un peuple sans visage des individus uniques, visibles et identifiables. L’incarnation concrète de la foule criminelle qui terrorise tant la droite.
C’est le dernier jour d’octobre. Alors que j’écris, je vois sur la chaîne Youtube du Pouvoir Judiciaire l’audience de la première personne individualisée par le service de renseignement, un professeur qui a cassé un tourniquet de métro dans le quartier de San Joaquín. Premier manifestant transformé en criminel punissable, incarcérable. Les images filmées et partagées sur les réseaux sociaux des premières fraudes massives dans les stations de métro ont été croisées avec celles des caméras de vidéo-surveillance de la rue, des couloirs du métro et de l’intérieur de l’immeuble du professeur aujourd’hui détenu. On dirait que les images qui nous ont poussé à agir se sont retournées contre nous.

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Roxana

20 novembre 2019. Tu sais, j’ai essayé d’écrire sur ce qui s’est passé durant ces jours de terreur, mais ça été difficile. Je suis confuse car plein de choses ont surgit en peu de temps, et les sentiments se mélangent. Pour l’heure, le plus urgent pour nous est de demander qu’on nous rende les disparu-es, celles et ceux qui sont séquestré-es par l’état. Il y a encore trop de jeunes, d’étudiant-es, de gens en général qui manifestaient, qui n’apparaissent toujours pas, et ça depuis le premier jour où tout a pété. Le problème, c’est que dans cette révolte où il n’y a ni réseau, ni tête, ni lieu où toutes les organisations sociales, toutes les périphéries pourraient converger. Les informations que nous avons viennent d’internet, de facebook, et nous ne savons pas où aller pour nous enquérir des disparu-es, pour demander ou protester. Les réseaux sociaux nous ont permis de retrouver quelques personnes, certaines en vie, d’autres mortes, mais il y a toujours des disparu-es. C’est pour moi le plus terrible. Les manifestations continuent quand même, les gens n’arrêtent pas de se révolter. Mais après la manif’ du 25 octobre et la levée du couvre-feu, il y a aussi une impression de retour au calme, de tranquillité, ce qui n’est pas si mal parce qu’ici on était vraiment en train de perdre la bataille. Les flics, les militaires nous terrorisaient, encerclant le quartier [2] jour et nuit, à pieds, en camion, avec des hélicos ou des drones, coupant l’eau et l’électricité, lançant des lacrymo jusque dans nos passages, cours, petits jardins, courant sur les toits, harcelant tout le monde. Nous, on ne peut pas prendre complètement le parti de la violence parce qu’on a pas les moyens de se défendre, on ne peut pas proposer une guerre, comme le dit Piñera, on ne peut pas parce qu’on a ni assez d’armes ni assez de ressources, tout simplement. De quelle guerre parlent-ils ? Alors même qu’il mènent contre nous une guerre terrible, les flics tuant à tort et à travers, les militaires violant n’importe qui se trouvant sur leur chemin. Donc moi, je suis un peu plus tranquille depuis quelques jours, bien que je ne sois toujours pas d’accord avec ce qui se passe. Mais quand même, je ressens beaucoup d’impuissance, une frustration de ne pas pouvoir faire plus. Hier j’ai rejoint l’assemblée du conseil voisin-es dix-huit [3] de Lo Hermida, mon quartier. Là-bas, on monte des assemblées territoriales qui se convertissent, petit à petit, lentement, en processus d’écriture collective de nos demandes. La première chose à faire est d’entendre la voix des voisin-es, parce que c’est là que se trouve le peuple. Dans cette assemblée, il a été difficile de prendre une décision collective à propos du changement de constitution, comment s’investir dans la bataille, avec sérieux. Parce qu’ici on a d’autres problèmes, on exige d’autres choses, du coup on essaie de réunir un peu les idées, d’aller voir les gens chez eux, de les faire venir aux assemblées. De toute manière, si il y a ne serait-ce qu’une possibilité de proposer une constitution anticapitaliste et anti-patriarcale, on ne peut pas se retrouver à la traîne. Au fond, tout ce bordel, avec les mort-es et la douleur que ça a ramené dans nos vies, a aidé beaucoup de gens à se sortir de la torpeur. Désormais tout le monde, même ceux et celles qui restent dans le confort de leurs maisons, voient la violence d’état, s’indignent de ce système, veulent un changement de constitution. Donc, on y arrive, on est là !


P.-S.

Photos : Sebastían Ñanco


Notes

[1Les mapuches sont les indigènes les plus présents au Chili. La majeure partie de leurs territoires ancestraux furent colonisés par l’état chilien au moment de l’Occupation de l’Auracanie (1861-1883). Aujourd’hui, les mapuches sont toujours en lutte contre l’état chilien, qui les exproprie et les traite comme des terroristes, et il y a de nombreux prisonniers politiques, c’est à ça que fait référence l’expression « Mapuche libre » sur le tee-shirt de Sergia.

[2Roxana est une féministe communautaire qui tient un jardin infantile auto-géré. Elle vit et s’organise dans le quartier de Lo Hermida, un des quartiers populaires historiques de Santiago du Chili, un territoire originalement occupé par des voisin-es avec le soutien du gouvernement de Salvador Allende.

[3Les « junta de vecinos » sont des assemblées de voisin-es typiques des quartiers populaires et occupés comme Lo Hermida. Ces assemblées sont très actives et organisent à la fois des concerts, des carnavals, des repas collectifs, ou des ateliers. Souvent complètement autogérées, ces associations de voisin-es sont aussi très impliquées dans les luttes sociales et politiques de ces quartiers.

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