Intro
Février 2020. L’épidémie de Covid-19 progresse. Les discussions à ce sujet entre amis et en famille vont bon train : « Ils nous font tout un plat d’une grosse grippe », « Les médias montent ça en épingle parce que ça fait sensation », « Les politiciens l’instrumentalisent pour détourner l’attention des vrais problèmes ! »
13 mars 2020, les écoles ferment. Le soir, je vais boire un verre avec un pote et forcément, on en parle. Sûr de moi, je lui dis : « Je m’en fous de leur virus ! L’année passée, j’ai eu la grippe, et j’ai survécu. Si j’attrape le coronavirus, j’y survivrai aussi. En Chine, l’épidémie a fait 3 300 morts [1] sur 1,4 milliards d’habitants. La grippe saisonnière, rien qu’en France, elle fait plus de 10 000 morts chaque hiver... »
Une semaine plus tôt, Macron lui-même avait ouvert la voie en allant au théâtre pour « ne pas céder à la panique et montrer l’exemple en continuant de vivre aussi normalement que possible » [2]. Dans les médias, le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, tient des discours qui se veulent rassurants, déclarant qu’il ne veut pas « contribuer à propager un sentiment de panique » [3].
Pourtant, le lundi 16 mars au soir, c’est le coup de massue : au cours d’une allocution télévisée événement, Macron annonce le confinement à partir du lendemain midi. Une énorme partie de l’activité économique va être mise à l’arrêt. Le moins qu’on puisse dire, c’est que pour un libéral de sa trempe, ça ne coule pas de source.
Complotisme, validisme, égoïsme...
Comme tout le monde, je suis sous le choc, sidéré et un peu paumé. Coincé chez moi et envahi par l’angoisse, je me mets à écouter la radio et à faire des recherches sur internet pour essayer de comprendre ce qui se passe. Et je me rends vite compte que ça va être une vraie gageure de démêler l’immense fouillis d’analyses contradictoires qu’on trouve un peu partout.
Je passe vite sur les différentes inepties complotistes qu’on entend ici et là – rien d’étonnant ni d’intéressant. Mais tout de même, je suis un peu atterré de constater que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le conspirationnisme n’est pas l’exclusivité des décérébrés d’extrême-droite, et que ses théories simplistes ont aussi bonne presse chez une partie non négligeable des gens de gauche et des libertaires.
Par contre, je trouve pertinents les médecins qui disent qu’avec les restrictions budgétaires successives, l’hôpital n’est pas en mesure de faire face à une grosse épidémie, et qui demandent aux gens de rester chez eux pour éviter que le nombre de contaminations monte en flèche jusqu’à faire exploser le système hospitalier. Je me dis que voilà donc le vrai problème : si les différents gouvernements au pouvoir n’avaient pas successivement réduit les financements des établissements publics de santé pour faire faire des économies d’impôts aux riches, il n’y aurait pas péril en la demeure !
Et puis, ici et là, notamment dans des articles parus sur des sites d’info alterno, des voix s’élèvent pour faire remarquer que tout le monde n’est pas égal devant la maladie : certaines personnes risquent davantage d’y rester que les autres. Je réalise alors un peu honteusement que ma première réaction était celle d’une personne qui pense ne rien avoir à craindre pour sa propre santé et se fout de celle des autres, attitude qu’on peut taxer de « validisme » [4], ou tout simplement d’égoïsme.
Progrès et arrogance de l’« homme moderne »
Plus tard, en surfant sur le web, je tombe sur un article parlant d’un chercheur qui pourrait détenir la clé du problème, le « premier expert mondial en matière de maladies transmissibles » : le Pr Raoult, qui assure qu’un traitement à l’hydroxychloroquine est efficace pour soigner la Covid-19. Hélas ! Il s’avérera par la suite que l’éminent professeur s’est foutu le doigt dans l’œil jusqu’à la clavicule. Même une sommité du monde de la recherche peut donc se tromper. D’ailleurs, les scientifiques et les médecins n’arrêtent pas de se contredire, ce qui crée une grande confusion. Quand la science est défaillante, c’est le socle même de notre civilisation qui vacille.
Cette pensée me fait réaliser que mon refus de croire à la gravité de la « grosse grippe » vient en partie du fait que, bien que je sois critique vis-à-vis du scientisme et de la notion de « progrès », j’ai en réalité intégré inconsciemment que notre science, notre technique, notre médecine et notre technologie nous protègent des microbes comme de tous les dangers de notre environnement. Ayant grandi dans le confort et la sécurité de la société occidentale moderne, nous avons du mal à concevoir qu’une grippe puisse nous mettre en danger, nous contraindre et nous empêcher de profiter des avantages de la vie moderne. Même en pleine crise sanitaire, nous ne sommes pas prêt·es à accepter de renoncer à avoir des loisirs, à sortir, à voir nos ami·es, à nous divertir.
Dans le milieu militant anti-autoritaire que je fréquente, des personnes commencent à revendiquer le non-respect des gestes barrières, de l’interdiction de se réunir, de faire du sport ou d’aller en montagne au nom du respect des libertés individuelles. C’est vrai que les restrictions imposées par le gouvernement peuvent sembler disproportionnées ou inappropriées, notamment dans les régions très peu touchées par l’épidémie. Pourtant, cette attitude commence à me mettre mal à l’aise. Je pense à mes arrière-grands-parents paysans qui vivaient dans un village coincé sous la neige six mois par an. Est-ce qu’ils et elles s’offusquaient d’être privé·es de leurs libertés individuelles ? Est-ce qu’on imagine des victimes d’inondation manifester contre les éléments qui les empêchent d’aller au bal du samedi soir ? Des gens qui ont perdu leur maison dans un glissement de terrain signer des pétitions outrées contre l’instabilité du terrain ? Les habitant·es de l’île de Saint-Martin crier au scandale parce qu’ils et elles ne peuvent plus faire de barbecues quand un ouragan ravage leur île ? Quel sens y a-t-il à se révolter contre un virus ? Est-ce que nous ne sommes pas des enfants gâté·es de la modernité ?
Corps individuel vs corps social
Pris dans un dilemme entre ma résistance psychique à la mise sous cloche et la prise de conscience de la gravité de la situation, je continue de glaner des infos et des points de vue – toujours aussi divergents – dans les médias. Un jour, je tombe sur un article et une vidéo de l’émission Arrêt sur images datant du 14 mars [5]. L’article relaie une interview d’un épidémiologiste qui explique que la population, les politiciens et même certain·es médecins ne comprennent pas la nature du danger parce qu’ils et elles ne sont pas familiarisé·es avec certaines notions d’épidémiologie, notamment l’exponentialité : « En l’absence de mesures de santé publique, à partir d’un cas de COVID-19 on obtient 1000 cas après 24 jours, ok, un million après 48 jours, oups !, et un milliard de cas à partir d’un seul cas après 72 jours… » [6]
En lisant ça, je réalise que si on continuait de vivre comme si de rien n’était, même en augmentant la capacité hospitalière, le système exploserait tôt ou tard. On ne peut donc pas réduire la question à une critique classique de la baisse des moyens octroyés aux services publics. En conséquence, des malades ne pourraient donc pas être pris·es en charge, et on assisterait à une catastrophe sanitaire du même niveau, voire pire, que celle provoquée par la « grippe espagnole » de 1918 [7]. Est-ce que je serais prêt à voir des gens mourir asphyxié·es faute de soins, entassé·es sous des barnums d’hôpitaux de campagne ?
Dans la vidéo qui accompagne l’article, un médecin réanimateur, Philippe Devos, dit qu’il faut comprendre que « le risque n’est pas individuel, mais populationnel. (…) Si on prend une personne de 40 ans, son risque de décès à cause de ce virus est de 0,1 %. Effectivement, c’est très faible. La problématique de ce virus, c’est qu’il va toucher énormément de gens, (…) et donc les réanimations et les hôpitaux vont être saturés, et cette saturation va entraîner des morts indirectes, parce qu’on ne pourra plus soigner les autres personnes. ».
Sur le coup, je ne comprends pas exactement ce qu’il veut dire par « populationnel », mais je sens confusément que c’est important. Le risque est « populationnel », pas « individuel » – mais notre société, elle, est foncièrement individualiste. Dans notre vision du monde, ancrée profondément en chacun·e de nous, la société n’est qu’un empilement d’individus. Dans notre quotidien, nous ne percevons pas les liens structurels qui les unissent. Si je n’ai pas compris tout de suite le mot « populationnel », c’est que j’ai du mal à concevoir le fait que mes actions individuelles puissent avoir un effet sur la communauté humaine dans son ensemble. Autrement dit, je ne me considère pas, en tant qu’individu, comme l’une des multiples cellules interdépendantes du corps social. Peut-être parce que celui-ci n’est pas directement perceptible, contrairement à notre corps physique. Pourtant, le corps social aussi peut être malade.
Conclusion : j’ai eu une première réaction égoïste, puis une seconde altruiste. Mais penser aux autres, en l’occurrence aux personnes fragiles, relève aussi d’une vision individualiste, même si elle n’est pas égoïste : il s’agit encore d’une focalisation sur les individus qui pourraient être sévèrement touchés par l’épidémie, et pas sur la manière dont la société dans son ensemble pourrait être affectée. Mais alors, est-ce que les personnalités politiques et médiatiques qui fustigent les réfractaires aux mesures sanitaires et les désignent comme responsables de la crise, ont raison ? Il y a pourtant quelque chose de révoltant dans cette stigmatisation : puisque l’individualisme est aussi fortement ancré dans les mœurs, penser à son confort et à ses plaisirs personnels avant de penser à l’intérêt général n’est que la norme intériorisée de notre société libérale et consumériste. Non seulement il est donc injuste de culpabiliser les individus, mais en plus, c’est réfléchir tout autant en des termes individualistes. La responsabilité n’est pas plus individuelle que le risque : elle est celle d’un modèle de société. Les dirigeants politiques, qui ne le remettent jamais en cause, ont donc beau jeu d’exhorter la population à se montrer altruiste et solidaire, comme Macron au début du 2e confinement : « Cette période est difficile en cela qu’elle éprouve notre résilience et notre unité. Mais elle est un révélateur de ce que nous sommes : des femmes et des hommes liés les uns aux autres. (...) Nous sommes une nation unie et solidaire, et c’est à cette condition que nous y arriverons. » [8] C’est l’hôpital qui se fout des contaminé·es...
Anti-autoritarisme et pandémie
Au mois d’avril, un reportage réalisé en Californie par des journalistes français est diffusé à la radio. Ils interrogent des Américain·es confiné·es depuis peu, qui pestent de voir leurs libertés individuelles restreintes – par exemple, de ne plus pouvoir aller à la plage. Je suis interloqué par la similitude entre leurs discours et les miens au début de l’épidémie ou ceux de mes ami·es anti-autoritaires. Comme nous, ils et elles semblent estimer que prendre le risque d’attraper ou non le virus est une question de choix personnel – Philippe Devos dirait un choix « individuel » et pas « populationnel ». Une telle convergence de point de vue avec la Californie de la Silicon Valley, berceau du libéralisme à la sauce technologique, m’interroge : les anti-autoritaires sont-ils en fait des cryptolibéraux [9] ?
De plus en plus troublé, je décide de laisser de côté les médias et internet pour revenir à mes fondamentaux. Je prends dans ma bibliothèque le livre de Bakounine [10] Dieu et l’État, car je me rappelle qu’il y parlait de l’autorité et de la science : « [Est-ce] que je repousse toute autorité ? Loin de moi cette pensée. (…) Je m’incline devant l’autorité des [savants] parce qu’elle m’est imposée par ma propre raison. (…) Nous acceptons toutes les autorités naturelles et toutes les influences de fait, aucune de droit ; car toute autorité de droit (…) nous imposerait l’esclavage et l’absurdité. » Ouf ! Mon honneur n’est donc pas souillé si je respecte les mesures sanitaires prônées par les médecins et les scientifiques… Je me décide alors à adopter un comportement qu’il semble raisonnable d’adopter – c’est-à-dire, étant donné la difficulté de démêler le vrai du faux dans la masse d’informations qui nous parvient, d’être prudent a priori. Ce qui ne m’empêche pas de rester critique vis-à-vis de « l’autorité de droit », le gouvernement, et de ses mesures parfois excessives, mais parfois aussi insuffisantes – que ce soit par incompétence (au sujet du port du masque) ou pour limiter leur incidence sur l’économie (comme obliger les caissier·es à aller travailler au lieu d’organiser des distributions alimentaires, par exemple).
Mais au-delà de la question de la pertinence ou non de ces mesures, c’est la manière infantilisante de les imposer qui est critiquable et critiquée dans les milieux anti-autoritaires, et même bien au-delà. Le journaliste Olivier Bost le dit lui-même sur le site de RTL : le confinement est « un peu à l’image de la gestion de cette crise depuis le début. Vos élus, l’État et l’élite du pays s’occupent de vous. Ne cherchez pas à comprendre, c’est pour votre bien » [11]. Ceci dit, ce mode de fonctionnement paternaliste n’est pas particulier à cette crise sanitaire. C’est le principe même de notre système politique, la « démocratie » représentative : une poignée de personnes, supposément plus éclairées que la moyenne, décide de ce qui est bon ou mauvais pour l’ensemble de la société. Là où le bât blesse, c’est que ce fonctionnement pyramidal conditionne chaque individu, et il serait présomptueux de prétendre totalement y échapper. En réalité, nous y sommes tous et toutes si bien habitué·es qu’il nous est difficile de fonctionner autrement. Quiconque a fait l’expérience des lieux « autogérés » sait que l’auto-organisation, les fonctionnements horizontaux et la démocratie directe sont toujours très difficiles à mettre en œuvre, même dans des groupes de gens absolument convaincus de leur bien-fondé. À chaque fois, il faut d’abord que chacun·e se débarrasse de ses automatismes assimilés dans le cadre de l’organisation sociale hiérarchisée, notamment celui qui consiste à remettre à des responsables la gestion des problèmes collectifs. Ce qui n’est simple pour personne.
L’une des manifestations flagrantes de cette assimilation de l’ordre social est la tendance des militant·es à n’agir qu’en réaction aux décisions prises par les dirigeants politiques : manifestations contre l’adoption de lois, actions contre l’application de politiques publiques, protestations contre la répression... Tout se passe comme si nous étions enfermé·es dans un rapport parent-enfant avec le pouvoir, en révolte permanente contre l’autorité de l’État-père. Et ce rapport de soumission/révolte absorbe parfois tellement notre énergie qu’il nous empêche de penser et d’agir par nous-mêmes – et donc, paradoxalement, de nous émanciper du pouvoir. C’est particulièrement évident dans le cadre de la crise sanitaire, où il entraîne souvent des réactions épidermiques de rejet des mesures sanitaires et laisse peu de place à la réflexion sur les modes de fonctionnement que nous trouverions justes et appropriés d’adopter.
Avec le « passe sanitaire », qui instaure un contrôle de tou·tes par tou·tes et rend acceptable une politique de surveillance intégrée par chaque individu, un pas a encore été franchi dans l’autoritarisme. Pourtant, j’ai beau y être opposé, je n’ai pas le cœur d’aller manifester les samedis après-midi. Car non seulement il faudrait défiler aux côtés de complotistes, de fachos, d’anti-vax, de rouges-bruns et autres antisémites… Mais pire : je n’arrive plus à m’ôter de l’esprit que le terrain du combat pour les libertés individuelles est miné. Tandis que le chœur de l’individualisme libéral nous chante à l’unisson « Profite ! Carpe diem ! Fais ce qu’il te plaît ! Tu es l’enfant béni du monde occidental, jouis-en ! », est-ce que notre réaction à la pandémie ne répond pas inconsciemment à son exhortation ? Est-ce qu’elle n’est pas la preuve qu’il a gagné la partie, jusqu’en chacun·e de nous ? Au point que nous sommes incapables de nous comporter comme des cellules à la fois autonomes et solidaires [12] du corps social. C’est-à-dire, de réaliser l’idéal libertaire.
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