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C’est l’hopital qui m’a rendu malade



W. nous propose ici le récit de son parcours de soignante, de 2013 à 2023. Alors qu’actuellement, elle se relève à peine d’une grave période d’épuisement professionnel, elle revient sur la crise de l’hôpital, qui, bien avant le Covid, commençait déjà à ronger les institutions médicales au nom du capital.

Cet article a initialement paru en version papier dans Dijoncter papier #5. Dijoncter papier #5 est toujours disponible, à la Fleur qui pousse à l’intérieur, au Black Market, au Chez Nous, à l’Eldorado, aux Tanneries, aux Lentillères, à la Quincaillerie, ainsi qu’à l’Autodidacte à Besançon. Prix libre, 5€ c’est sympa.

Prime sans cotisation, postes non-remplacés, heures supplémentaires impossible à refuser, manque de temps pour bien faire son travail, maltraitance, suppression de postes, revendications et grèves inaudibles pour la direction - une description très questionnante de l’hôpital comme entreprise, pour ouvrir quelques pistes de reflexion sur les grèves et les réquisitions déjà en cours jusque dans le secteur privé.

W : Au départ je ne voulais pas devenir infirmière, je voulais être éducatrice de jeunes enfants, dans la prison pour mères. Pendant mon BEP sanitaire et social j’ai fait mon premier stage à Bénigne Joly et il s’est révélé que j’étais très à l’aise dans le milieu hospitalier. Je me sentais vraiment bien en travaillant avec les ASH et les aides-soignantes. À 15 ans donc, ma cadre supérieure m’a dit que j’étais faite pour bosser là.
Ensuite je suis rentrée en école d’infirmière en première année. C’est là que j’ai été pour la première fois confrontée aux limites infirmières. J’ai fait un stage dans les EHPAD Korian, ceux qui ont été visés par Les fossoyeurs, le livre de Victor Castanet qui dénonçait les conditions de travail en EHPAD. Pendant mon stage je me suis rendue compte que les aides-soignantes ne prenaient même pas le temps de changer les vêtements des patients, elles étaient toujours en speed… J’avais un regard « infirmier » en me disant « elles ne travaillent pas bien ».
Mais au final, j’ai été embauchée là-bas comme aide-soignante pendant un mois. C’est simple : j’étais avec des déments, je commençais à 6h45 et à 11h45 il fallait que tout le monde soit à table, on était deux, on avait 19 patients, dont 11 lourds (pour les mobiliser on a besoin d’être deux, autant pour le patient que pour nous. C’est les parkinsoniens, les tétraplégiques, etc)... Vous imaginez.
J’ai aussi assisté au changement des protections : au début les patients avaient la super marque Tena, et après on est passé à une sous-marque, quand j’arrivais ils étaient tous dans leur urine. Quand je l’ai signalé, on m’a dit : « C’est l’équipe de nuit. » Mais c’était impossible, puisque c’était la même équipe de nuit, et avant j’avais pas de souci. Donc en 2013, on m’a demandé si on me reconduisait pour août et j’ai dit : « J’arrête. » On m’a demandé pourquoi et j’ai dit : « Parce que je le sens, je suis dans la maltraitance, je me rends compte que je perds patience, etc. »
Il y a un moment où avec la pression, j’ai pas été violente, mais j’ai été dure verbalement, et ça c’était ma limite, je me suis dit : « Ouh là là, il va falloir arrêter, j’ai pas choisi ce métier pour être maltraitante. » On m’a juste répondu « Ok, au revoir ». Ça c’était en 2013, donc à ce moment-là, on savait déjà qu’il y avait de la maltraitance.
J’ai continué l’école d’infirmière, déjà à l’époque je voulais pas travailler au CHU, parce que je trouvais que les conditions étaient limites. Donc j’ai fait mon stage au centre Leclerc, en hospitalisation à domicile. J’ai accompagné des patients, j’ai fait des décès, des beaux décès. Chez nous, les décès, bon... faut pas se dire qu’on est des super-héros. On n’est pas là pour sauver tout le monde. L’important c’est qu’on accompagne les gens dignement. Pour le coup, j’ai vraiment ressenti ça, cet accompagnement des gens.. En même temps c’est spécialisé dans la cancérologie, donc j’ai envie de dire, heureusement…
Quand j’ai commencé en 2015, j’ai refait deux mois d’aide-soignante avec Atome. À l’époque, on avait encore du temps supplémentaire : pas seulement un temps pour faire l’aide à la toilette ou à l’habillage ou mettre les bas de contention etc. Avec ma première patiente on prenait le café ! C’était important pour elle. Après on allait à la douche. Et ma dernière patiente avait un début d’Alzheimer, je la mettais en dernier pour faire chauffer son plat du midi, comme ça je la mettais à table et elle oubliait pas de manger. Apparemment - je le sais en en ayant parlé avec ma cadre de l’époque - les conditions étaient déjà en train de se dégrader, et petit à petit ils ont eu un peu moins de temps avec chaque patient.

Après mon diplôme j’ai aussi fait de l’intérim. En intérim, les EHPAD c’est compliqué. En moyenne il y a 80 résidents, et il y a des EHPAD qui sont prêts à recevoir des intérimaires, qui ont des photos des patients, les traitements préparés, tout expliqué... et il y a des EHPAD où il y a rien. Je me suis retrouvée à devoir appeler un médecin pour une hyperglycémie au plafond avec un risque de coma chez quelqu’un de diabétique , et à me faire engueuler par le médecin traitant parce que la patiente avait plein de bonbons dans la chambre. Moi j’étais intérimaire, je le savais pas, mais apparemment, on l’appelait régulièrement.
L’intérim ça permet de se former niveau polyvalence, mais j’ai besoin d’un lien plus concret avec mes patients... C’est une journée par ci, une par là, jamais des longues missions, jamais une semaine même. Au niveau des patients, vu qu’on est super concentré sur le travail médical parce qu’on a pas de repère dans l’établissement, ça devient compliqué de se concentrer sur le patient, et pour moi c’est un aspect qui est important, donc j’étais un peu frustrée. v

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En janvier 2016, le CHU (où j’avais quand même postulé) m’a appelée. À l’entretien, ils vous demandent vos postes de rêve : pour moi c’était les urgences - quand on sait les conditions, j’avais un rêve un peu utopiste ! Mais j’avais demandé la Mirandière (les soins palliatifs) parce que je pensais que j’aurais pas accès aux urgences en tant que jeune diplômée, et on m’a dit : « Non non, je viens de placer deux personnes de votre promotion aux urgences. Par contre pour la Mirandière il faut toutes les formations en soins palliatifs, il y en a une quinzaine, et il y a une liste d’attente longue comme le bras. » Beaucoup d’infirmiers veulent travailler là-bas parce que le soin palliatif, c’est vraiment l’accompagnement du patient, et il y a pas d’acharnement thérapeutique. Les patients peuvent venir avec leur chat ou leur guitare.
Pour la plupart des infirmiers, accompagner dignement la fin de vie ça fait rêver, parce que c’est des services où on a le temps. Ça fait partie de la prise en charge de prendre le temps. C’est pas ignoré au même titre que dans les services de chirurgie, où les patients défilent. Là c’est le but même de la structure de la Mirandière, elle est là pour ça. De l’ASH à la cadre de santé, tout le monde s’y sent bien. Ils veulent pas en bouger, alors ça peut paraître contradictoire à des non-soignants, parce que c’est être confronté à la mort quasiment quotidiennement. Mais en fait, nous on sait qu’on a bien fait notre métier quand les gens partent en paix sans souffrir, en ayant un meilleur confort, en ayant été accompagnés, en ayant pu parler à leurs proches avant de partir.
Donc au CHU, ils m’ont donné la chirurgie cardiovasculaire et thoracique. C’est connu pour être un des endroits qui bougent le plus avec la réanimation et les urgences. 
Au début je me suis épanouie. J’apprenais en prenant petit à petit confiance, parce que j’étais une toute jeune diplômée. Ce que j’aimais dans la nuit, c’était ce temps qu’on avait avec les patients. La nuit c’est anxiogène, donc il y a des patients qui vont t’appeler juste pour discuter - et j’appréciais ça. Il y a aussi des situations qui peuvent être violentes, ou inquiétantes : on m’a suivie dans le couloir en essayant de me donner des coups de pied à perf par exemple. Mais c’est pas des choses que j’ai mal vécues, ou qui ont été le plus dur dans mon métier. Ça faisait partie de l’idée que dans la nuit c’était différent, notamment parce qu’on est quatre infirmières et une aide-soignante sur deux services de 22 patients, donc 44 patients. Alors qu’en journée il y a 6 infirmières et 3 aides-soignantes pour 2 services.
A un moment j’ai eu un arrêt maladie pour des soucis de cheville et on m’a proposé de passer dans l’équipe de jour. J’ai accepté et là j’ai vu tous les problèmes de l’hôpital que je voyais pas la nuit. Je faisais des heures supplémentaires, et je trouvais que je manquais de temps auprès du patient. Les infirmières par exemple, elles faisaient leurs soins et elles mettaient pas le bassin pour récupérer les urines, parce que c’était pas leur rôle. Mes collègues disaient qu’elles n’avaient pas le temps de le mettre, sauf que c’est une minute de perdu au maximum. Je voyais bien qu’il y avait aussi ce rejet du rôle d’aide-soignante chez les infirmières, alors que c’est la seule chose qu’on a le droit de faire sans prescription. En tout cas c’est sûr, poser un bassin, ça prend pas tant de temps mais masser des gens, c’est plus compliqué.
 La nuit par contre c’est différent, on arrive, on fait un premier tour avec l’aide-soignante (si on a besoin d’aide pour les patients lourds) on s’assure que le patient a de l’eau, que le bassin pour recueillir les urines est vide, on le masse pour les escarres, on fait le traitement de nuit, on les chouchoute quoi. J’aime vraiment prendre mon patient en charge dans une globalité et parler, échanger avec lui. Je pense que c’est la base, et que c’est vraiment dommage, parce que c’est ce qui est en train de se perdre à l’hôpital.
 J’ai vite été voir ma cadre pour lui dire que je me plaisais pas de jour et que le rythme ne me convenait pas. J’ai repris de nuit avec pas mal de jeunes diplômés, et une infirmière qui a participé à mon épuisement professionnel. Elle était pas consciencieuse, elle était maltraitante, je passais mon temps à vérifier derrière elle, à stresser pour ses patients et en plus de tout ça faire des rapports toutes les nuits sur ce qui se passait et qui ne marchait pas. Rien que d’en parler j’ai l’impression de me reprendre tout ce poids sur les épaules, la charge mentale de quelqu’un qui s’en fout, alors que je suis quelqu’un d’hyper investi et d’hyper perfectionniste. J’ai des collègues qui sont moins investis, mais tant qu’on fait bien son travail, ça me dérange pas. Je vais avoir tendance à avancer les filles de jour, faire les retours pharmacie que personne fait jamais dans le service. Si j’ai le temps, je le fais. Si mes collègues préfèrent se poser avec un bouquin à ce moment-là, ça me dérange pas. Là, je la sentais dans la maltraitance, elle était plus âgée que moi et je me prenais souvent comme réflexion :
 « Oui mais j’ai 20 ans d’expérience. ». Ça a duré presque un an et à chaque fois que je travaillais avec elle, c’était l’angoisse totale. J’ai une copine qui me disait ; "Je pleure dans les vestiaires quand je travaille avec elle" . Je pense que cette infirmière se rendait pas compte qu’elle était maltraitante, il y avait beaucoup de fatigue ; peut-être qu’elle était bienveillante au départ... C’était une mère de famille qui avait la quarantaine, qui avait deux enfants, qui était divorcée ; est-ce que le temps a fait qu’elle est devenue maltraitante ? En tout cas son seul objectif dans la nuit c’était de dormir.
Au moment du Covid, j’ai fini par être arrêtée pour ma protection car j’ai deux pathologies pulmonaires. On était encore sans masque et l’Italie croulait sous les morts. On surveillait un petit peu, on voyait bien les services de réanimation se remplir à l’intérieur du CHU. Quand on a vu que ça montait dans les étages, ma cadre m’a dit de m’arrêter. Mais j’ai quand même attrapé le Covid à l’hôpital. J’ai été arrêtée presque 6 mois, parce qu’après il faut une rééducation pulmonaire. Cet arrêt-là à ce moment-là, en fait il m’a soulagée. Ça m’a évité un burn-out à ce moment-là et cette infirmière a quitté le service avant que je revienne. 
Quand j’ai commencé au CHU, on avait des fois 3 heures de calme sur 10h de nuit, et quand j’ai terminé à ce moment là, on avait à peine le temps de manger sur 12h heures. 
Le Covid on l’a vu arriver au même titre que tous les Français ; on nous a pas prévenu.e.s. Quand on a dit aux chirurgiens : "Il faut calmer les opérations", ils étaient pas d’accord. Quand vous vous faites opérer du cœur, il faut passer 24 heures en réanimation et il y avait plus de place en réanimation, en plus du risque d’infection qui fait pas bon ménage avec les opérations du cœur...

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Je suis revenue à l’été 2020 et on a vu le problème que ça a causé de repousser les opérations et les limites, parce qu’en fait on a repoussé des gens qui étaient a priori pas urgents ; mais quand on les a opérés (aujourd’hui encore) après avoir décalé, ils ont eu des complications qui n’auraient pas eu lieu autrement, parce que leurs artères entre-temps ont souffert, le cœur s’est fatigué ; et puis ce manque de place en réa constant... Je pense que c’est la crise du Covid qui m’a tuée le plus au final. En en parlant avec vous je me rends compte, c’est ça qui a révélé le problème de l’hôpital. Récemment on m’a encore dit : "Non je prends pas ton papy de 70 ans en réa parce qu’il ne reste qu’une place en surnombre, on est samedi soir, s’ il y a un jeune qui a un accident, j’aurai pas de place pour lui." Ou alors une patiente de 40 ans amputée, polypathologique, mais qui veut vivre, on vous dit : "Mais non, moi je la prends pas en réa, elle est trop lourde." Mais ma patiente elle veut vivre... Et il débat de sa vie à côté d’elle ; et moi je vais lui tenir la main, et là, il lui dit : "Ah mais vous avez une super infirmière". Mais non ! je suis juste humaine, et lui, il voit juste un dossier.
Les situations comme ça, c’est plus possible, on vit des trucs et j’ai l’impression que les seules personnes qui peuvent tenir c’est celles qui n’ont pas de cœur, c’est horrible mais c’est vraiment ça. Parce que normalement tu as une capacité, quand tu es soignante c’est obligé, parce que sinon tu tiens pas. Tu arrives à l’hôpital, tu laisses la maison au vestiaire ; tu pars de l’hôpital, tu laisses le travail au vestiaire. Il faut savoir faire la part des choses. 
Moi j’en étais venue à me dire que en fait j’étais un robot, j’étais dans la maltraitance, ça me bouffait jusqu’à la maison ; j’étais obligée d’en parler à mon copain qui est dans les vins et les spiritueux, qui ne connaît rien du milieu soignant ; il se retrouvait à devoir absorber toute cette souffrance parce que tenir un patient de 70 ans sous une ventilation invasive la nuit dans mon service, alors qu’il devrait être intubé sous sédation en réa... 
Les gens qui tiennent à l’hôpital, il y a deux options : les jeunes pleins d’espoir dont je fais partie et dont pas mal de mes collègues font partie, et puis ceux qui n’ont plus de cœur.
 C’est horrible parce que c’est une institution dont on a besoin, une institution où on peut tous se retrouver. Moi j’y suis passée autant en tant que patiente qu’en tant que soignante, et quand on voit les limites, c’est trop. 
Il y a un jour où je savais que l’urgence allait être là, j’ai commencé à voir ma patiente qui fibrillait, j’ai appelé l’interne et elle savait pas quoi faire parce que c’était son premier semestre et moi je savais que ma patiente allait faire un arrêt, j’avais préparé ma seringue d’adrénaline. Je demandais "alors je passe l’adrénaline ?" et l’interne ne savait pas quoi me dire, elle savait pas quoi faire. Donc on a perdu une minute sur une réanimation et c’est énorme, sur un tracé plat une minute c’est potentiellement la mort cérébrale ; donc de devoir se retrouver dans cette position- là parce que je suis la plus ancienne du service et parce que l’interne ne sait pas... C’est pas mon rôle et c’est pas non plus celui de l’interne. Elle a jamais fait ça, elle va pas me dire : "Oui vas-y pousse", c’est la première fois qu’on travaille ensemble, elle peut pas avoir une confiance aveugle en moi, et légalement c’est elle la responsable.
 
Il y a plein de choses qui font que pour moi l’hôpital devient dangereux, et les soignants deviennent malheureusement maltraitants contre leur gré. 
J’ai une première collègue qui a fait un burn-out, je me suis dis : c’est parce qu’elle venait d’avoir un enfant ; mais j’ai une autre collègue qui m’a dit : « j’en peux plus, je m’en vais, j’arrête d’être aide-soignante, je vais faire une reconversion ». C’était les collègues dont j’étais le plus proche, dont je trouvais qu’elles travaillaient le mieux. 
Moi à ce moment là, je ne remettais pas en question mon travail parce que je le ramenais à la maison. J’arrivais plus à faire cette séparation, mais c’était pas grave. A ce moment-là j’ai perdu ma tante qui avait 4 enfants dont 3 mineurs. J’ai vu qu’à l’hôpital j’étais moins souriante, j’étais moins patiente, j’étais moins agréable avec mes patients ; je prenais moins le temps aussi, alors que je suis quelqu’un qui était réputé pour papoter avec mes patients. Je me suis dit : "ok là, il y a un truc qui va pas, il faut que j’arrête". Au début on m’a dit : "anxiété généralisée". Enfait j’ai passé 10 jours sans pouvoir sortir de mon lit, sans pouvoir me nourrir, je buvais, c’est tout. J’ai vraiment décroché. Ce qui est incroyable c’est que j’ai réussi à faire une dernière nuit de travail où j’ai encore avancé les filles de jour et où je suis allée voir ma cadre pour lui dire : « écoute, je pense que je vais être arrêtée pour burn-out » et après je me suis effondrée… j’ai tenu jusqu’au bout, et quand je suis rentrée chez moi…

Jusqu’à octobre dernier je me disais encore que je retournerai à l’hôpital dans mon service. En y réfléchissant - et là je le vois bien en en parlant de toute façon - c’est pas possible pour moi de retravailler en service, je suis en contradiction complète avec mes valeurs. Même comme patiente ça a été hyper angoissant d’y retourner. Et c’était pas d’être patiente ! C’était d’être à l’hôpital, et de les voir tenir la main des patients. Moi je veux plus faire ça, tenir la main pendant que quelqu’un souffre, sans pouvoir apporter le soin que j’aurais pu. Changer les couches et masser c’est pas un problème pour moi, c’est pas ça… du coup j’ai vraiment compris que c’est l’hôpital qui m’avait rendu malade. J’ai aussi réalisé ça quand une collègue qui m’a dit : « Moi, je quitte le travail tous les matins en pleurant, et toi tu viens de te battre un an presque, et tu veux y retourner ? Ça va te re-tuer. »
J’avais besoin d’entendre mes autres collègues m’expliquer ça, parce que j’avais cette idée que c’était moi la faible, puisque toutes mes autres collègues tenaient. On va dire que j’étais trop investie avec les patients, que je passais trop de temps à lire les dossiers, que je me reposais pas assez la nuit, mais en fait j’étais sur mes horaires de travail. Si tu travailles dans un magasin, même si tu es de nuit, tu te dis pas « je vais aller me poser 2h".
Il y a une autre chose qui m’a tuée c’est le passage des journées de 10h à 12h, en 2021. Très mal fait à l’hôpital. On faisait 18h45 - 7h. A l’hopital, on a un solde d’heures qu’on doit par an. Quand on est de nuit, on doit moins d’heures que les gens de jour. Mais quand on passe en 12h au lieu de 10h, on fait des heures qui sont comptées comme des heures de jour de 18h à 21h et de 6h à 7h. Donc je devais autant d’heures qu’une fille qui travaillait de jour, et j’avais pas mes repos compensateurs pour être de nuit. Ca nous a épuisés, parce qu’on cumulait. Faire trois nuits en 12h d’affilées, c’est faire 36h en trois jours. C’était très difficile physiquement. En plus l’aide-soignant était rattachée à l’unité 1 (en 10h) et donc de 18h45 à 21h on n’avait pas d’aide-soignant, on passait notre temps à répondre aux sonnettes, on pouvait même pas préparer nos soins, commencer notre tour, parce qu’il y avait trop de demandes. Le 12h, je pouvais le voir chez les filles de jour, ça donnait un travail baclé le soir. Au bout elles en pouvaient plus et elles nous laissaient pas mal de taf. 
En fait tout ça, c’est juste une histoire de chiffres, et ça, c’est l’administration. C’est comme pour le nombre de patients dans les lits, ou les gens placés dans les services qui sont pas fait pour être dans les services. L’administration c’est pas des soignants, ils nous voient comme des pions, ils nous placent comme ils veulent.
Par exemple à un moment on a quand même eut à l’administration, dans les haut placés, l’ancien directeur de Michelin. Pour diriger un hôpital ! Il y a quelques années le CHU était en déficit. La directrice qui est venue « redresser » le CHU Dijon ; c’est celle qui avait « redressé » le CHU de Lille. Elle a fait venir le directeur de Michelin et d’autres personnes pour restructurer, pour faire des économies. A ce moment on nous à même dit : « Vous avez pas besoin d’aide-soignant. Il y a 20 ans je travaillais en chirurgie vasculaire et les patients, ça allait pour eux. ». Mais il y a 20 ans les chirurgies vasculaires qu’on faisait, c’est celles qu’on fait en ambulatoire maintenant, c’est pas du tout les mêmes patients. Du coup on ne se comprenait pas. On pouvait pas leur expliquer : "je sais, je dois plein d’heures, mais je suis crevée parce que je fais de la nuit" ; parcequ’ils repondaient : "tu dois faire tant heures par an et puis c’est tout."

C’est pas légal de faire travailler 36 heures quelqu’un en 3 jours mais à l’hôpital, il y a les heures supplémentaires.
A mon niveau d’infirmière de 6 ans d’expérience, une nuit en 12h c’est 350 €. Au début franchement, on y est tous.tes allé.es dans les heures supplémentaires : "350€ ? j’en fais tous les mois !". Sauf que c’est comme ça qu’on s’épuise. Il nous manquait 2 personnes en congé maternité, et un poste pas remplacé, sur toute l’équipe infirmière. Donc il fallait toujours reprendre des nuits. Il y a cette espèce de contrainte qu’on s’impose à nous-même parce qu’on est une équipe : on sait que si on reprend pas les nuits, ça va être quelqu’un d’autre qui va être appelé. C’est un cercle vicieux donc on se dit tous : "aller je reprends une nuit par ci, une nuit par là". Donc tu fais 24 heures légalement et tu fais 12h en heures supplémentaires. Même au niveau de ton compteur de planning c’est pas compter, donc c’est pas dans tes repos. Mais on va quand même te rappeler pour prendre des heures supplémentaires, parce que des fois ils savent plus quoi faire, avec les soignants qui ont le Covid, les collègues qui ont déjà fait 3 nuits... t’as pas le choix de dire non. Tout le monde était obligé de prendre des heures supplémentaires. Et t’as pas eu le repos d’avant, du coup tu es aussi moins efficient.e, tu fais des erreures... Quand t’as l’habitude de te lever à 5h et qu’on demande de faire une nuit, t’es épuisé.e. Une fois, j’ai pas lu la bonne ligne de résultat, puis au moment du bloc on a vu que mon patient était trop anti-coagulé. Mon interne était fatigué, il m’a fait confiance. Je lui ai dis : "tu peux me faire confiance", parce que j’étais persuadée qu’il pouvait me faire confiance, mais j’étais fatiguée, et je me suis trompée de chiffre.
Tout ça, ça a tué ma volonté de travailler. 
A un moment, on a été augmenté.e.s avec la prime Ségur de 180€. Sauf que : c’est une prime, ça compte pas dans ta retraite, et elle peut sauter à tout moment. On s’est dit après en réfléchissant qu’on nous avait un petit peu acheté.e.s - comme avec les heures supplémentaires.
Le problème c’est vraiment que, pour eux, on est juste des cases et des pions. Par exemple, je suis passée en commission pour être prise en charge à 100 % sur mon salaire, pour ma maladie professionnelle - qui n’en est pas une d’ailleurs, car le burn-out n’est pas reconnu comme une maladie professionnelle, alors que c’est là définition même non ? bref.... J’ai été reconnue en maladie grave, et arretée jusqu’à mars 2023. Sauf que je suis encore sur le planning, donc je ne suis pas remplacée, même en étant à l’arrêt complet pour plusieurs mois. Pareil pour une grossesse. C’est des postes occupés par des absent.es. Même problème avec les mi-temps thérapeutiques, dont le principe est d’être là en plus pour reprendre petit à petit, en mi-temps. Pourtant ils occupent un poste sur le planning. 
Ce serait tout simple de mettre un pion vert et un pion rouge, mais non. Ils ont pas de visibilité sur qui travaille. Il voit juste qu’il y a quelqu’un qui remplit cette case, donc c’est bon. Quant à créer de nouveaux postes, ils sont plutôt dans l’optique d’en supprimer. Comme pour notre aide-soignant de nuit. Alors qu’il s’occupe de deux services, qu’ il prépare des fois 8 blocs de 8h, ils voulaient nous l’enlever, parce que dans d’autres services, deux infirmières toutes seules ça marche très bien. Qu’on fasse la grève ou qu’on fasse des listes des tâches qu’on fait, pour qu’ils se rendent compte, ça a rien fait. Les seuls moyens de pression qu’il y a eu réellement, c’est quand on en a parlé à notre chirurgien. Il a dit "J’arrête d’opérer si vous enlevez l’aide-soignant". Là, la question s’est plus posée. C’est lui qui rapporte l’argent à l’hôpital. S’il arrête d’opérer, il y a plus d’argent qui rentre. 
Y a cette idée que maintenant l’hôpital c’est aussi une entreprise. Un patient dans un lit en chirurgie une nuit, c’est 3000 €. Il faut qu’il sorte le plus vite possible. Sans parler des soins, de la nourriture, de l’infirmière à payer... juste le coût du lit du patient. Il y a un slogan qui revient souvent chez les soignants : "l’hôpital n’est pas une entreprise, le patient n’est pas une marchandise." Sauf que ben on est bien dans un monde capitaliste. C’est pour ça qu’on est plein à partir de l’hôpital. Quand on est soignant, on a quand même des valeurs à l’opposé de ce que le capitalisme prône. Là quand j’ai postulé, j’ai même pas regardé la paye, j’ai juste postulé dans un endroit où je veux être épanouie. C’est deux mondes différents, eux ils calculent en chiffre et nous on calcule en épanouissement. 
Ce que je trouve dommage c’est que comme ça, ils détruisent des soignants exceptionnels. J’ai une amie qui veut plus être infirmière, et qui était une des meilleures que j’ai pu connaître. Mais elle veut plus parce que ça l’a tuée. 
Tout le monde me dit "Vas travailler en libéral, c’est génial, ils gagnent bien leur vie" - Elles font des semaines de 45 heures, c’est mort ! Aussi quand on choisit un métier comme ça, c’est un métier passion. C’est pour ça qu’ils jouent à nous le rappeler, pour nous faire dépasser nos limites. J’avais l’impression de travailler à la chaîne. Sauf que je fais de l’humain, alors comment je fais pour travailler à la chaine en faisant de l’humain ? C’est pas possible. Maintenant je veux faire passer le patient et mes valeurs avant tout. 

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J’ai contacté quelqu’un qui travaille aux soins infirmiers de la Fedosad, il m’a dit « de toute façon où que tu ailles ça ne sera jamais pire qu’au CHU, par rapport à la charge de travail, au manque de reconnaissance, et aux difficultés par rapport aux valeurs. J’ai fait des trucs ou j’ai un peu eu l’impression de travailler à la chaîne en intérim, mais ça jamais été pire qu’au CHU. »
Le CHU c’est public, alors qu’un établissement privé, comme le patient paye, il y a l’idée qu’il y a bien plus d’obligations envers le patient... Je pense à des CNID (comme on a pas sur Dijon). Nos dirigeants, ils s’en foutent de détruire l’hôpital public, puisqu’ils vont dans des super cliniques où il y a des supers chirurgien.nes et des super infirmières, qui ont une charge de travail vachement réduite, parce qu’il y a des moyens incroyables qui sont mis en place. Moi, y aurait une clinique de riches à Dijon, je sais pas si j’aurais pas envie d’aller y travailler, parce que les conditions de travail sont exceptionnelles. Et c’est le patient qui est mis au centre, parce qu’il paye. 
Si les internes veulent rester au CHU eux, et pas tous passer en libéral, c’est en partie le préstige, en partie les subventions pour les recherches, un certain rapport à l’élitisme aussi, par rapport aux technologies utilisées par exemple, et puis la passion de la recherche, toujours dans la performance...
Mais après ils décompensent, en prenant des drogues par exemple. On a aussi des tentatives de suicide. Quand elles sont faites sur le lieu de travail, ça veut dire quelque chose sur les conditions de travail. Il y a une notion d’échec. Il faudrait accepter : « j’ai pas été capable mais c’est pas ma faute, c’est les conditions »... 
Le premier plan de restructuration de l’hôpital qui a commencé à le détruire, c’est 2006, et les suicides de soignants depuis 2010, c’est pire. On est les mieux placés pour savoir comment faire... une ampoule de potassium et c’est fini. On a accès à tout. Et il y a pas beaucoup de psychologie à l’hôpital, pas le droit de relâchement, pas de discussion en équipe sur des cas difficiles. Avec le Covid, ils ont ouvert une cellule, mais il y avait une psychologue pour tout le CHU. C’est dix mille employés... Alors ils tentent des trucs : on a un « lit-cocon ». Déjà faut avoir le temps d’aller dans le lit-cocon, sur ton service. On s’est dit ça va être un lit super confortable avec les écouteurs intégrés et tout, mais non c’est un lit basique qui fait même pas cocon, il y a juste un petit truc comme un landau au niveau de la tête. Il y a des mecs dans les bureaux qui se sont dit : « mais c’est une super idée ! » - Non. Investissez dans un poste ! ils ont passé des milliers d’euros là-dedans... Donnez nous des temps d’équipe, des temps d’échanges, une fois par mois ce serait pas mal ! On a besoin de temps d’échange pour éviter de tout garder pour nous. Parce que quand on a des pauses, on va parler de notre vie privée, on va essayer de rigoler, on va avoir envie d’oublier. Et des fois on est horrible, on rigole sur les trucs affreux, mais parce que c’est notre manière de dédramatiser les choses, on peut rire de la mort, c’est notre manière de prendre les choses autrement pour les accepter.
Même si j’ai toujours une petite flamme, je me sens résignée. C’est pour ca que j’ai changé d’endroit, c’est pour ça qu’on est plein à changer de métier, ou à partir. Parce qu’on sait que l’hôpital public, il y a une fissure en dessous, et on le voit s’effondrer. C’est le Titanic quoi ! Je me vois comme les violonistes sur le Titanic. Là, j’ai pris un radeau de secours, et je me suis barrée. Ce sera toujours comme ça. On va continuer à traverser des crises, et la santé c’est très cher, et malheureusement c’est sur ça que les concessions sont faites. 

 En conclusion : j’ai démissionné. J’ai passé mon entretien à l’hospitalisation à domicile de la Fedosad et je reprends aux alentours du 15 mai, je suis encore sous traitement après mon burn-out et je suis fatiguée physiquement. J’espère m’épanouir là bas c’est 80% de palliatif. J’ai pas peur de la mort. J’ai juste besoin de les accompagner dignement. J’avais aucune prétention salariale, je voulais un travail où je pouvais exercer dans la bienveillance. La Fedosad m’a convaincue avec son pôle bientraitance. Je commence en CDD potentiellement renouvelable en CDI, si ça se passe bien. On est libre, employé comme employeur, de rompre le contrat si on est pas satisfait. Si ça ne me convient finalement pas, j’aurai le droit au chômage, ce qui n’est pas le cas depuis ma démission de l’hôpital. L’hôpital lui, n’a pas pour politique de nous aider à partir, au contraire, donc je n’ai pas eu de rupture conventionnelle.

 W.



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