Une série de textes sur le mouvement des #Gilets_jaunes publiés par la revue Temps critiques :
Sur le mouvement des Gilets jaunes (décembre)
►http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article386
Sur cette révolte en général et sur celle des Gilets jaunes en particulier (décembre)
▻http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article387
Une tenue jaune qui fait communauté (décembre)
►http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article392
Ce qui dure dans la lutte des Gilets jaunes (janvier)
▻http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article393
L’envie de Révolution française des Gilets jaunes (février)
▻http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article395
Dans les rets du RIC (mars)
▻http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article397
Gilets jaunes : « une République du genre humain » (mars)
▻http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article398
Gilets jaunes : Sur la ligne de crête (mars)
▻http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article399
(...) Si le mouvement des Gilets jaunes ne se définit pas par ce qu’il n’est pas (antisémite, anti-migrant, sexiste, homophobe), ce qui serait se mettre dans la contre-dépendance des attaques de ses ennemis ou des médias, il ne se définit pas non plus par ce qu’il est. Comme dans tout mouvement qui possède une véritable dynamique propre, des clivages présentés comme une réalité incontournable par l’État, les sociologues et les médias, n’en sont plus pour lui. Pour « les gens d’en bas » qui se soulèvent contre l’ordre des dominants, les fractionnements entre « quartiers sensibles » et communes périurbaines sont relativisés lorsque les lycéens de Mantes-la-Jolie montrent qu’en banlieue aussi la survie n’est plus supportable ; fractionnement réduit entre assistés et chômeurs ciblés par la phrase assassine de Macron « il n’y a qu’à traverser la rue pour trouver un emploi » puisque de nombreux chômeurs, présents sur les ronds-points, développent solidarité et convivialité ; fractionnement effacé entre travailleurs pauvres (l’emploi n’est plus gage de vie décente) et petits salariés, artisans ou auto-entrepreneurs.
3 Par sa dynamique propre, par l’action directe, le mouvement des Gilets jaunes a réfuté pratiquement les reproches idéologiques que lui adressent abstraitement les milieux politico-médiatiques dominants.
4 Au sein d’une frange de la population, qui n’a pas toujours été la plus active dans les mouvements sociaux précédents, parce qu’elle a à la fois voulu et subi les processus d’individualisation, se fait jour la bonne vieille idée redécouverte dans chaque lutte d’importance, celle que le pouvoir divise pour mieux régner. Mais force est de reconnaître qu’après trois mois de lutte, ces avancées politiques sont insuffisantes. En effet, alors qu’il a aussi connu une certaine maturation dans le discernement de ses objectifs (de la lutte antifiscale à la lutte pour la justice sociale, par exemple), le mouvement ne parvient toujours pas à véritablement se définir. Cela nuit non seulement à son extension vers les marges de sympathisants hésitants, mais rend abstraite l’idée souvent mal comprise à l’extérieur du « Tous Gilets jaunes » puisque sans définition plus précise de ce qu’il est, toutes ces franges proches devraient l’intégrer et, à l’inverse, au nom de qui ou à partir de quel principe pourrait-il dire : « non, vous, vous n’êtes pas Gilets jaunes » ? Ni l‘appel de l’assemblée des assemblées à Commercy ni les communiqués du groupe Gilets jaunes Lyon-centre n’ont réussi à lever cette équivoque par rapport, par exemple, à la présence de l’extrême droite à l’intérieur du mouvement.
C’est que la #communauté_de_lutte pose comme première valeur politique la #solidarité dans le désaccord, c’est-à-dire l’inverse de l’appréhension traditionnelle de la politique, y compris à l’extrême gauche qui, quant à elle, pose au contraire le désaccord comme principe premier et « ligne » de partage. Cette disposition première, en faveur de la communauté de lutte et de la solidarité qui en découle, amène le mouvement à ne pas aborder ou à reléguer au second plan « les sujets qui fâchent ». Ne pas trop en dire pour pouvoir continuer à se dire les choses. Ainsi, alors que les Gilets jaunes parlent beaucoup de votes et les utilisent pour prendre des décisions, alors que nombreux sont ceux qui, parmi eux, mettent en avant le vote par RIC, la question du droit de vote n’est absolument pas abordée, car elle fractionnerait la solidarité des Gilets jaunes à partir du moment où il faudrait prendre une position sur le qui est citoyen et surtout qui ne l’est pas, au risque du désaccord.
Dans les AG, il est ainsi souvent nécessaire d’intervenir déjà pour faire corriger l’appellation « assemblée citoyenne » souvent utilisée dans les assemblées issues de ronds-points pour coordonner action et réflexion entre communes périurbaines. Car le flou persiste souvent sur les contours de la citoyenneté d’autant que dans ces actions, les Gilets jaunes n’hésitent pas à faire appel à des salles de mairie et à y accepter des élus municipaux ou même des députés, ce qui fait qu’on a parfois du mal à distinguer ces débats du « Grand débat ».
Ce n’est peut-être qu’un pis-aller, mais en l’état actuel des choses la notion « d’assemblée populaire » utilisée dans les assemblées de Commercy et celles (plus urbaines) qui les ont rejointes reste dans le vague. Malgré tout, cette dénomination d’assemblée populaire prête moins à confusion tout en étant fort paradoxale. En effet, les « assemblées citoyennes » sont d’une composition sociale bien plus populaire que les « assemblées populaires » qui sont, elles plus « citoyennes » au sens Révolution française du terme. Pourtant, à l’origine, sur le terrain des ronds-points, la question ne s’était pas posée abstraitement, mais de façon pratique, car il paraissait difficile d’être sur un barrage ou un rond-point avec un « étranger » qui se bat contre l’injustice fiscale à côté de vous et de lui dire que le RIC ce n’est pas pour lui… parce qu’il n’a pas la nationalité française et qu’il ne peut pas voter ! La référence à la Révolution française devrait ici encore servir : est « citoyen » celui qui participe à la « révolution », quelle que soit sa nationalité.
Si, pour beaucoup de Gilets jaunes, la référence à la Révolution française est réelle et profonde, alors il faut que le mouvement assume sa part de sans-culotterie sans qu’elle soit sans cesse rabattue sur celle d’un citoyen juste conçu comme sujet du pouvoir d’État en remplissant des devoirs qui donnent lieu à des droits. Par ailleurs, cela mettrait fin pratiquement à cette idée saugrenue, partagée par certains Gilets jaunes, d’un vote considéré comme obligatoire et donc comme un devoir plus qu’un droit. Mais ce serait faire preuve d’optimisme de penser que le mouvement pourrait en quatre mois acquérir une conscience de la communauté (humaine) qui efface toute frontière. La communauté de lutte trace, consciemment ou non, ses frontières dans la lutte. L’exemple frappant en est de la distinction qui apparaît dans des discussions entre Gilets jaunes « de base » sur la question des migrants1. Si les immigrés sont bien reconnus et acceptés par les Gilets jaunes — d’autant qu’il s’en trouve un nombre non négligeable parmi eux — ils le sont sur la base de l’ancienne figure du travailleur immigré. Des descendants de travailleurs immigrés et qui sont Gilets jaunes par ailleurs, considèrent que leurs parents et eux sont devenus ou sont français parce qu’ils ont contribué à la construction et à la prospérité du pays, alors qu’à leurs yeux les migrants d’aujourd’hui ne cherchent pas à se fixer et s’établir (cf. Calais et tous ceux qui veulent absolument passer en Angleterre) et relèveraient d’une gestion internationale de crise qui échappe à la communauté de lutte. En conséquence, cela restreint considérablement le champ de sa tension vers la communauté humaine. Plus concrètement, c’est aussi une situation à courte vue, car si la force de travail est globalement surnuméraire aujourd’hui dans le procès de valorisation du capital, le surnombre n’est pas toujours là où on le croît, comme le montrent les efforts actuels d’entreprises comme MacDo, Starbucks et autres grossiums de l’hôtellerie-restauration ou du BTP, qui vont jusqu’à proposer à des migrants fraîchement arrivés3, des cours accélérés de français parce qu’elles recherchent des « petites mains » à des conditions tellement à la marge du droit du travail que personne ne les acceptent.
Un discours plus protestataire que révolutionnaire ou réformiste
Si l’expression d’une juste colère a fait la force du mouvement à ses débuts, il cherche aujourd’hui un second souffle qui le transformerait en une lutte sociale plus globale contre un ensemble structuré par l’État et le capital. Ce qu’il a tendance à résumer par les termes de lutte contre le « système », sans chercher à davantage le définir. Faute d’y parvenir, cette colère a tendance à se transformer en haine contre l’oligarchie (le « je vous hais compris » écrit parfois sur des gilets jaunes dénote en passant d’une certaine culture politique et d’un humour de bon aloi), elle-même réduite à quelques grandes entreprises ou banques et à quelques individus (politiques, journalistes influents) « que l’on va aller chercher » comme le disent les manifestants. C’est comme s’il fallait leur faire payer individuellement leur forfaiture, alors pourtant que les Gilets jaunes ont pris conscience progressivement qu’ils ont affaire à un « Système ». En cela Macron est victime de son propre « dégagisme ». Il croyait avoir fait le plus dur en se débarrassant de l’ancien monde politique et c’est l’ancien monde populaire qui lui tombe sur le dos ; un monde nettement plus difficile à faire disparaître.
10 Cette colère anti-Système des Gilets jaunes est confortée par une vision oligarchique du pouvoir, vouant à la vindicte populaire seulement les 1 % les plus riches qui opprimeraient les 99 % autres, alors que tous les rapports sociaux sont traversés par des hiérarchies et des inégalités qui divisent et fragmentent ; le procès de domination parcourt l’ensemble du rapport social. Reconnaître cela, ou au moins en tenir compte, serait reconnaître que la notion de peuple n’existe pas en soi, qu’elle se construit dans le conflit et la tension entre ceux qui dirigent, à quelque titre que ce soit (économique, politique, culturel) et ceux qui n’ont aucun titre pour le faire. Mais il n’y a pas non plus de raison de faire porter aux Gilets jaunes le poids d’une supposée inexpérience politique alors que c’est une opinion bien partagée, aussi bien par les Occupy Wall Street américains que par un parti politique comme La France insoumise !
Il s’ensuit que le mouvement est souvent guetté par la recherche du bouc émissaire ou par les thèses complotistes d’autant que les réseaux sociaux cultivent facilement l’entre-soi et particulièrement Facebook qui est leur relai le plus utilisé. Cela a été le cas, plusieurs fois, quand, dans certaines villes, le mouvement a projeté de lancer des actions contre la banque Rothschild, une cible privilégiée parce qu’elle serait un symbole du capitalisme mondialisé et aussi parce que Macron y a été associé-gérant. Que ce type d’action soit repris par un groupe spontané comme Article 35–Insurrection est une chose, puisque sa révolte se situe dans l’immédiatisme et l’action directe. Mais que l’on en arrive à devoir expliquer en AG, où des représentants des divers groupes de Gilets jaunes sont présents, qu’il faut arrêter avec les symboles et regarder plutôt la réalité du système bancaire dans le fonctionnement global du capitalisme est le signe d’une réelle faiblesse théorique. Sur ce point comme sur le rôle des actionnaires dans la formation du capital, la critique du « système » est biaisée par le fantasme d’une finance qui représenterait le mal absolu.
Nous l’avons déjà dit, on ne peut reprocher aux Gilets jaunes dont la maturité politique est de quatre mois de commettre les mêmes simplifications que celles produites par des organisations politiques d’extrême gauche confirmées ou par des journaux comme Le Monde diplomatique. La difficulté consiste à essayer de corriger le tir sans jouer aux experts… et en tenant compte du fait que l’analyse des Gilets jaunes est limitée d’entrée de jeu par le fait qu’elle isole le procès de circulation du capital du procès de production alors que le capital justement tente, à travers les réformes libérales, de l’unifier.
Pour rester concrets les Gilets jaunes ont parfois tendance à se rattacher à des chiffres censés parler par eux-mêmes, mais qui donnent lieu à une surinterprétation proche du contresens. Par exemple dans un tract Gilets jaunes sur la finance, dont une partie est consacrée aux actionnaires et aux dividendes. La présentation qui en est faite pour la France tend à accréditer l’idée que c’est en France que les dividendes atteignent la meilleure rémunération en pourcentage pour les actionnaires, ce qui serait absolument scandaleux et ferait de celle-ci un modèle de capitalisme spoliateur. Or, c’est justement parce que jusqu’à maintenant la France a mieux résisté au modèle anglo-saxon de capitalisme et à ses exigences, que la France a plus besoin d’attirer de capitaux. Ainsi, elle a refusé le passage aux retraites par capitalisation, ce qui la prive de ses propres fonds de pensions et l’amène à rétribuer davantage les placements. Le problème n’est pas tant que cette approche est fausse, mais qu’elle empêche de comprendre le fonctionnement d’ensemble du capitalisme au niveau théorique et au niveau pratique, ce qui bloque souvent les discussions. Le mouvement ayant tendance à porter une attaque « morale » plus que politique cela inclut l’idée d’une moralisation possible des choses et des rapports sociaux. Cette tendance ne peut être contrecarrée que par des actions qui commencent juste, mais se développent en soutien à des conflits sociaux, dans des secteurs qui sont demandeurs parce que les syndicats y sont peu présents, comme les entreprises de sous-traitance de la grande distribution. Elles complètent les actions premières de blocage de la circulation en direction des plateformes en ce qu’elles mettent l’accent sur la dénonciation de l’exploitation et qu’elles peuvent jouer dans un sens favorable sur le rapport de force.
Un universalisme contradictoire au risque de l’isolement
Après avoir élargi ses revendications de départ et continué à refuser de négocier, ce point étant essentiel dans le maintien d’un rapport de force antagonique avec les pouvoirs en place, le mouvement rencontre des difficultés à s’étendre sur cette base initiale. Difficultés rencontrées dans la jonction du 5 février et avec l’échec de la liaison avec le mouvement lycéen en décembre, qui conduisent le mouvement à faire retour sur lui-même, dans des revendications qui font peut-être son originalité, mais qui ne sont plus que les siennes propres. Le mouvement des Gilets jaunes a certes raison de vouloir affirmer à la fois sa préséance dans la lutte et son autonomie par rapport aux autres forces. Par là, il s’est placé comme une sorte d’avant-garde de masse (« Tous Gilets jaunes ») dans la mesure où le fait d’enfiler le gilet jaune devenait tout à coup un acte de résistance en lui-même, un signe de reconnaissance ensuite et enfin le premier pas vers autre chose. De ce fait, il n’avait rien à attendre de l’appel traditionnel et le plus souvent « bidon », à une « convergence des luttes », tarte à la crème des années 2000 ayant succédé au « Tous ensemble » des années 1990. Le fiasco de la manifestation commune du 16 mars entre Climat et Gilets jaunes montre que le chemin sera long avant que tout le monde devienne « Gilets jaunes » où que les Gilets jaunes se fondent dans la révolution ou la République du genre humain ». Mais il n’est pas dit que certains de ceux-là ne se retrouvent pas plus facilement sur des actions de blocage de l’économie (énergie) ou dans des actions de soutien aux salariés en lutte ; autant d’interventions qui peuvent profiter de la déstabilisation générale des pouvoirs en place. Le problème est alors de savoir quel rôle y jouer. Sans vouloir trancher définitivement, notre expérience actuelle de la chose nous montre qu’il serait dommage qu’on y rejoue le soutien aux luttes du peuple tenu par les maos dans les années 1970. Les Gilets jaunes, sous prétexte qu’ils sont mobilisés et déterminés ne doivent pas être une sorte de bras armé (même sans arme) des salariés ou de n’importe quelle autre lutte. (...)
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