Ils ont 20 ans pour sauver le capitalisme



A l’heure où les alternatives agricoles et alimentaires gagnent en crédibilité devant les dégâts du modèle agro-industriel, faut-il « changer d’échelle » en s’alliant avec l’agro-industrie et la grande distribution pour réussir la « révolution agricole » ? Décryptage de l’aporie de cette conception de la transition.

À propos de On a 20 ans pour changer le monde de Maxime de Rostolan (Larousse, 2018) et de l’idée selon laquelle pour changer d’échelle nous aurions tort de nous passer de l’agro-industrie comme partenaire de la “transition écologique”.

Plusieurs articles ont déjà dénoncé « l’écologie people » de Maxime de Rostolan, son caractère d’accompagnement, d’accommodement à une forme de capitalisme vert sans ennemi, surfant sur la vague positive d’une jeunesse parfois dépolitisée voulant relever, souvent avec sincérité, le défi de la transition écologique et sociale1. L’opposition de collectifs locaux à l’organisation, par celui-ci et son « lobby citoyen » La Bascule, d’un « gros » festival sur le plateau de Millevaches ce mois d’août a remis l’ancien coordinateur de Fermes d’Avenir sous les feux de l’actualité.

Nous voudrions ici nous en tenir à l’analyse du livre de Maxime de Rostolan, On a 20 ans pour changer le monde (Larousse, 2018).

Dans cet ouvrage, celui-ci met en avant deux arguments qui forment la matrice justificatrice de ses actions : la nécessité d’un changement d’échelle et la vertueuse responsabilité sociale des entreprises. Parce que ces thèses sont le reflet d’une rhétorique et d’un style de pensée omniprésents dans les discours devenus dominants sur l’écologie, et parce que leur usage dans la construction d’alternatives agricoles et alimentaires nous semble assez problématique, elles méritent qu’on s’y arrête. Bref, nous voudrions ici moins faire la critique d’une personne, de son style ou de son réseau de sponsors, que l’analyse du système de pensée et de story-telling d’une certaine écologie.

La petite musique du « changement d’échelle ».

« On continue le changement d’échelle et on envoie du bois ? » (p.21), c’est ainsi que l’auteur interpelle l’un de ses collaborateurs. Opérer un « changement d’échelle », tel semble être le leitmotiv des actions de Maxime de Rostolan. Ainsi s’enthousiasme-t-il de rejoindre le groupe SOS, dont il dit qu’il est le « principal acteur de l’économie sociale et solidaire en France » (p.18) alors qu’il serait plus juste de parler d’une multinationale de l’entrepreneuriat social5, employant 18000 salariés, présents dans 44 pays, inscrite dans une logique de regroupement et de prédation, aspirant régulièrement de petites structures de l’économie sociale et solidaire, et dont les responsables sont proches du pouvoir macronien6 ; aussi se vante-il de réussir à être lauréat d’un TIGA (Territoires Innovants de Grandes Ampleurs) boosté par la carotte de « plusieurs dizaines de millions d’euros » (p.19-20), de « travailler main dans la main » avec de « gros » acteurs de l’agro-industrie (p.51). C’est parce que de Rostolan veut changer d’échelle qu’il choisit de « parler à tout le monde » (p.7) mais en oubliant de dire qu’il ne s’adresse pas « à tout le monde » de la même façon. Révérencieux avec ces acteurs « qui pensent pouvoir faire évoluer les choses de l’intérieur », à l’instar de cette directrice Développement durable du groupe Métro (p.57), mais plutôt méprisant lorsqu’il interpelle Laurent Pinatel, ex-porte-parole de la Confédération Paysanne : « Dois-je te rappeler que jusqu’à présent, et malgré vos efforts et votre engagement louable, le nombre et la situation des agriculteurs ne cessent de s’amenuiser ? » (p.55). Nous l’avons compris, pour faire sa « révolution agricole » (p.7), celui qui se range lui-même parmi les « néo-ruraux bobos » (p.64), nous invite à changer d’échelle dans une alliance vertueuse avec les acteurs de l’agro-industrie. Mais attention, de Rostolan prévient la critique : « Quant à ceux qui crient au scandale de voir des entreprises se saisir de sujets sociétaux, j’attends toujours qu’ils nous présentent leurs solutions alternatives efficientes et à l’échelle du jeu » (p.57). De Rostolan met donc la gauche paysanne et plus généralement tous les mouvements de l’agriculture et de l’alimentation alternatives devant le défi d’être à « l’échelle du jeu ». Mais quel est ce jeu auquel il voudrait nous faire jouer avec tant d’insistance ?

Quelle est la solidité de cet argument du changement d’échelle, véritable matrice justificatrice de la stratégie de Maxime de Rostolan ? L’appel au changement d’échelle, ou « upscaling » (comme on dit dans les rapports annuels de la Banque Mondiale et des Multinationales) semble logique pour renforcer des pratiques écologiques et des initiatives d’économie sociale et solidaire qui peinent généralement à peser face au système dominant (PAC écrasant l’agriculture écologique, subventions aux énergies fossiles, réglementation faite pour les intérêts des pouvoirs économiques, etc.). Notons pour commencer que changer d’échelle peut vouloir dire deux choses bien différentes : (i) se mettre à un niveau quantitativement supérieur ou inférieur (car c’est aussi changer d’échelle que de vouloir se situer à une échelle quantitativement plus petite) ; ou (ii) changer notre façon d’appréhender la valeur d’une action, changer d’échelle veut alors dire changer notre façon d’évaluer. Dans ce deuxième cas, nous pouvons changer d’échelle sans s’agrandir ou grossir mais simplement en changeant de référentiel d’appréciation. Plutôt que de choisir l’échelle qui nous situe sur un axe allant du petit vers le gros ou le grand, il est par exemple possible d’adopter une échelle qui juge de la pertinence de nos actions autrement que par la taille, autrement dit de choisir une autre échelle de valeurs. Changer d’échelle de valeurs, ce n’est plus seulement changer de taille mais surtout changer de sens, c’est dire autrement ce qui compte et ce à quoi nous tenons.

Évidemment, c’est la première interprétation que suivent tous ceux qui appellent bruyamment à changer d’échelle. Dans leur langage se mettre à l’échelle veut quasiment toujours dire s’étendre, grandir, augmenter, produire plus… C’est la conception dominante du changement d’échelle comme upscaling dont l’axiome de base est « big is necessary ». Mais dans ce premier cas, une nouvelle tension émerge entre ceux qui postulent que le changement d’échelle ne relève que d’une dimension quantitative (passer d’une SAU – Surface Agricole Utile – en bio actuellement à 7,5% à une SAU en bio à 15% n’est alors qu’un changement quantitatif) et ceux qui affirment au contraire qu’un changement quantitatif d’échelle implique (forcément) un changement qualitatif du sens et de la nature de l’activité menée. En d’autres termes, lorsqu’une entité s’agrandit, celle-ci n’est pas seulement plus grosse ou plus importante, se situant ainsi à une nouvelle échelle, la nature même de cette entité en est modifiée. Les changements d’échelle quantitatifs entraînent des effets d’échelle qui sont eux qualitatifs. Ainsi, et contrairement à ce qu’affirment les président et directeur général de Fleury-Michon dans l’avant-propos de leur « manifeste pour le manger mieux » (sic) où l’on retrouve de Rostolan en caution8, l’éthique de l’alimentation est aussi une question de taille. Il semble que de Rostolan ne se soucie pas vraiment de ce genre de raisonnements, et de l’éventuelle incompatibilité entre certaines échelles de production, de transformation et de distribution. La question de savoir si le « manger bio & local à la cantine de l’école » (p.9) est compatible avec une échelle industrielle n’est pas à l’ordre du jour. Pourtant, cette question de l’échelle est décisive, et elle ne peut se réduire à un naïf appel à s’agrandir quantitativement ou à se laisser séduire par l’apparente grandeur des sommets.

La sensibilité aux échelles de nos actions nous engagent sur la difficile question de la taille de nos collectifs et de nos institutions et de la façon dont nous pouvons rester autonomes dans ces collectifs et institutions, c’est-à-dire y conserver une puissance d’agir et une capacité à construire en conscience et démocratiquement les conditions de nos existences. C’est la difficile question de l’approprié et de l’appropriable qui se pose ainsi, la question des conditions qui permettent que l’on continue à se sentir concerné. Difficulté probablement sous-estimée si l’on s’intéresse à l’évolution du mouvement coopératif dans l’agriculture9 ou encore à l’évolution actuelle du mouvement de l’agriculture biologique. L’augmentation quantitative des surfaces cultivées en bio ne peut pas être un indicateur pertinent ni un objectif en soi, notamment si dans le même temps, les standards de la bio sont abaissés comme cela s’est observé. Un tel changement d’échelle peut même être contre-productif et compromettre considérablement les possibilités d’un changement profond de nos façons de produire. Donner la clé des champs bio aux fonds d’investissements, aux super- et hypermarchés, à l’agro-industrie aura peut être pour conséquence d’augmenter la SAU en bio, mais cela transformera surtout considérablement ce que l’on entend par agriculture biologique, cela modifiera considérablement le projet de société qui accompagne cette façon de prendre soin de la terre, des animaux et des hommes. Faire cracher du poireaux bio en monoculture à coup d’achats de fientes de poules issues d’élevage industriel pour venir agrémenter la composition d’un plat cuisiné lui-même industriel, trouver sur les étals des supermarchés un nouveau produit marketing plus vert que vert, est-ce cela la révolution agricole de Maxime de Rostolan ? Le changement d’échelle sans un changement de sens, c’est un peu comme croire qu’en allant plus vite à un endroit, celui-ci sera plus beau.

La question de sens qui se pose à nous est la suivante : voulons-nous vraiment continuer à déléguer à l’agro-industrie la fonction nourricière lorsque l’on sait que c’est toujours au prix d’un sacrifice des paysans, de notre santé et de celle des écosystèmes qu’une telle industrie se développe ? Autrement dit, l’agro-industrie, même partenaire de quelques figures et initiatives sympathiques en ses marges, est-elle vraiment à la bonne taille ou à la bonne proportion pour permettre une souveraineté alimentaire des territoires, un revenu honnête pour les femmes et les hommes d’une agriculture prenant soin du vivant, un véritable changement dans notre rapport à l’alimentation et à l’agriculture ? Face à l’unanimisme du changement d’échelle qui a trouvé en la personne de Maxime de Rostolan un parfait ambassadeur, il semble donc nécessaire d’opposer une critique de l’agrandissement, du gros et du grand afin de promouvoir non pas le petit, non pas le modeste, non pas le faible mais la puissance de la dissémination, du partage souterrain, de la multiplication de l’imparfait, de l’attention à l’autonomie des collectifs, de promouvoir une sensibilité à la cohérence des échelles, une sensibilité au proportionné, à l’approprié, à l’appropriable. Ces derniers aspects sont fondamentaux, plutôt que de se laisser aspirer par les hauteurs d’une échelle que l’on ne maîtrise pas, l’enjeu est de se rendre attentif à la pertinence et à la cohérence des échelles de nos actions, condition sine qua non d’une résilience et d’une autonomie des communautés alternatives de base.

Car à l’heure où les alternatives agricoles et alimentaires gagnent en crédibilité tant les aberrations écologiques, sociales et économiques du système industriel deviennent criantes, les lancinants appels au changement d’échelle pourraient bien n’être qu’un nouveau moyen de domestiquer ces alternatives pour les faire rentrer dans les standards et les chaînes de valeur des gros acteurs industriels et financiers. Pourtant de Rostolan nous l’assure, l’agro-industrie a compris, elle nous ouvre désormais ses portes, elle utilise même nos mots et nos concepts, elle est prête à nous financer, profitons-en ? Non, à cette « échelle du jeu », et de cette manière, nous serons toujours perdant.

l’article complet de Léo Coutellec paru le 19 juillet dans la Revue Terrestres (revue des livres, des idées et des écologies)



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