« Lutter ensemble, pour de nouvelles complicités politiques »



“Ce livre n’est pas un livre de théorie politique, mais un livre de pratiques de lutte. Il répond à l’urgence d’apprendre à nous organiser pour faire face à ce qui est déjà là, à créer des solidarités entre personnes subissant différentes oppressions, à articuler nos espaces sans entamer nos autonomies, à nouer d’autres complicités. Ce livre invoque la puissance transformatrice dont les luttes sont parfois capables”.

On reprend ici une petite présentation du livre "Lutter Ensemble" parue sur Expansive.info il y a quelque temps.
L’auteure viendra présenter le livre mercredi 06 mars dans le cadre du mercredi des Tanneries à 18H

La discussion sera suivi d’un repas partagé puis à 21H d’une projection du film "Pride". Un film de 2004 qui revient sur la rencontre de deux communautés de lutte dans les années 1980’s, en Angleterre. Un groupe de militant gay et lesbien décide de soutenir les mineurs en grève. Deux luttes qui semblaient bien loin l’une de l’autre commencent alors à entrer en résonnance.

« Lutter ensemble » part du constat d’une impasse : l’incapacité à reconnaître ou à aborder les rapports d’oppression qui traversent nos luttes. Cette impasse, c’est celle des milieux qui buttent sur les agressions commises en leur sein, qu’ils refusent de les reconnaître ou bien se montrent incapables d’y répondre. Mais c’est aussi tous les impensés politiques liés à notre difficulté à articuler notre rapport situé au monde avec nos volontés de lutte systémique, de puissance collective et de fronts unis. De cette impasse naît une question, qui est la trame du livre : comment fabriquer des luttes puissantes qui prennent acte et agissent sur les rapports d’oppression ? L’autrice part à la rencontre de différents collectifs ou fronts de lutte qui tentent de formuler des réponses en acte à cette question initiale. Luttes de classe, de genre, de race, lutte par et pour les premier.es concerné.es, luttes de soutien, luttes de territoire ou luttes d’auto-détermination, elle cherche restituer un ensemble d’expériences en cours et de lectures situées.

Le livre se divise en quatre parties. « Poser les bases » aborde les outils théoriques qui peuvent permettre d’appuyer une politique de reconnaissance et d’action sur les oppressions systémiques : oppression, intersection, privilège, pouvoir et puissance. Cette partie propose aussi un constat : à partir des thématiques de l’imaginaire, de la mémoire, de l’humour et de la sémantique, l’autrice évoque les façons par lesquelles les identités collectives qui se forgent dans les milieux de lutte renvoient systématiquement à des rapports situés au monde, quand bien même ceux-ci s’ignorent, souvent pétris de l’universalisme propre à la gauche blanche.

« En tant que femme, je suis souvent exaspérée de voir combien, dans les moments de lutte qui requièrent de la force, du courage ou toute autre qualité que la société patriarcale prête aux hommes, réapparaissent un ensemble de codes et de comportements sexistes et virilistes. Ceux-ci prennent également, et souvent exclusivement, des formes validistes, l’autodéfense ou la lutte dans sa dimension la plus physique ne s’imaginant pas autrement que dans la mobilisation de corps et d’esprits valides, perçus comme fonctionnels. Non seulement ces moments se font alors dans l’écrasement de tou·tes celles et ceux qui ne se retrouvent pas dans ces imaginaires ou qui en ont toujours été exclu·es, mais encore cela démontre aussi combien nous ne savons pas nous sentir fort·es autrement que dans la convocation de ce que l’on nous a enseigné comme étant fort. En tant que blanche, je découvre encore l’étendue, et la force d’inspiration, de notre rapport colonial au monde. Souvent, c’est même à traits bien plus lourds que ce rapport se dessine : une volonté de tout s’approprier qui se prend pour de la curiosité, un appétit insatiable pour « l’ailleurs » en lutte qui a tôt fait de réduire d’autres expériences en folklores révolutionnaires exotiques. Ce qui se joue, c’est une sorte de version « radicale de gauche » de l’appropriation culturelle, cette tendance des cultures dominantes à s’approprier les éléments de cultures dominées pour les vider de leur sens. Que l’on pense au port du keffieh, dont il est parfois moins certain qu’il ait à voir avec la manifestation d’une solidarité avec la lutte du peuple palestinien qu’à l’auto-identification opportuniste des blanc·hes avec un combat anticolonial, ou au succès très « glamour » en Occident des images des combattantes kurdes, derrière lequel point le vieux fantasme des femmes orientales dévoilées, ou encore à la fascination pour les récentes luttes des peuples autochtones en Amérique du Nord, et ses relents essentialistes de mythe du bon sauvage, les cultures radicales de gauche en Occident n’ont finalement de cesse de mobiliser les atours les plus visibles de cultures colonisées sans jamais questionner outre mesure cette dynamique ».

La deuxième partie, « Faire communauté », porte sur des collectifs qui abordent les oppressions en leur sein : lutte de territoire avec la ZAD de NDDL, mais aussi lutte des personnes directement concernées par le handicap (avec les collectifs DPAC et le CLHEE) ou encore luttes féministes, avec différentes collectifs français et britanniques (Lallab, Sisters Uncut, les Dégommeuses). Avec les expériences de ces collectifs émergent différentes questions et des tentatives de réponses : comment politiser son identité de meuf, de personne non-blanche ou de meuf non blanche au sein d’une lutte de territoire qui ne part pas de la reconnaissance des rapports d’oppression ? Pourquoi l’organisation entre personnes concernées est-elle la condition nécessaire à l’établissement d’une forme d’autonomie et de puissance politique ? Comment prendre en charge collectivement les agressions racistes au sein d’un collectif féministe ? Comment se donner les moyens de transgresser collectivement (et furtivement) les divisions de race, de classe ou de genre qui nous traversent ?

« Le collectif, c’est l’espace de celles et ceux qui se sont choisi·es, non pas nécessairement parce qu’iels se ressemblent, mais parce qu’iels ont cette volonté de faire communauté et se retrouvent autour d’une lecture commune du monde et d’une envie partagée d’y être. C’est aussi le terrain où l’on invite celles et ceux avec lesquel·les on voudrait faire communauté, celles et ceux qui manquent encore et que l’on espère voir nous rejoindre. La lecture politique amène à acter les différences, les nommer, reconnaître les trajectoires spécifiques d’émancipation et agir sur les dominations dans le groupe. C’est aussi à partir d’elle que se définit la communauté, celle que l’on a choisi, et celles et ceux que l’on reconnaît, sinon comme nos pair·es, tout du moins comme nos potentiel·les complices. La croyance féroce en la possibilité de libération tient, dans ce cas, à celle de la transformation. Transformation individuelle et collective, au long cours. C’est-à-dire qu’il faut décider et incarner cette possibilité de transformation : par le soin, l’attention et l’exigence qu’on a pour celles et ceux avec lesquel·les on fait communauté, comme par la capacité à mener de front ce travail sur l’espace et celui de l’action politique, en tâchant d’y être avec la même conscience de ce qui s’y joue entre dans le collectif ».

Dans « Organiser des fronts », il s’agit cette fois de s’intéresser aux dynamiques entre collectifs et espaces en lutte. Où et comment se rejoindre quand on partage l’objet de nos luttes mais pas le rapport que l’on a avec lui ? En Palestine et Palestine 48 (Badil, De-colonizer) et au Royaume-Uni (Lesbians and Gays Support the Migrants, Black Lives Matter UK, Plane Stupid), dans des luttes anti-coloniales, de justice sociale et environnementale ou de soutien aux sans-papiers, des réponses se dessinent. Parfois il s’agit de tenter, se tromper, tenter à nouveau et continuer de se donner un droit à l’erreur. Dans d’autres cas il s’agit de formaliser les échanges : on ne luttera ensemble qu’en s’engageant à partager les moyens matériels, la visibilité, la présence et le pouvoir des premier.es concerné.es. Sommes nous allié.es ou sommes nous complices ? Les allié.es apparaissent-iels spontanément ou bien sont-iels le fruit d’un rapport de force ? Jusqu’où sommes nous prêt.es à jouer nos privilèges, prendre des risques pour la libération des celles et ceux que notre classe / race / genre opprime ? Comment soutenir, se mettre en jeu, sans tomber dans l’ingérence ?

« Du côté des dominant·es, on aime entretenir l’illusion de luttes communes délivrées d’un quelconque rapport de force, par ce tour de passe-passe classique qui consiste à prétendre que l’engagement idéologique aux côtés des opprimé·es dispenserait de tout examen critique de son propre rôle de dominant·e. Dans ces conditions, pour les personnes opprimé·es, la lutte commune ne peut être qu’une perte de temps et il faudra se garder d’y mettre un pied. Or, si l’organisation autonome est la première des réponses et la meilleure des garanties que la lutte ne soit pas appropriée par les moins concerné·es, il peut y avoir parfois, au-delà des espaces d’autonomie politique, un intérêt à s’organiser ensemble. Une réponse possible consiste alors à établir des bases claires préalables à l’organisation : nommer les inégalités et oppressions qui traversent le terrain sur lequel on se retrouve et définir les moyens de les neutraliser, définir clairement les enjeux et le cadre de la lutte et ne s’engager qu’auprès des groupes prêts à les respecter et à travailler à les défendre ».

Le livre se termine par trois entretiens complets avec le Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires du Nord, Lesbians and Gays Support the Migrants et Fathi, un immigré soudanais qui partage son expérience d’organisation avec d’autres immigrés autour des campements de la Chapelle et de Stalingrad à Paris en 2015.

« Que veut-dire « lutter ensemble » ? Si, à l’échelle des mouvements, les appels à la « convergence », comme tentative salutaire de faire front commun, sont régulièrement de mise, ce que les luttes exposées dans ce livre nous apprennent, c’est qu’en dehors d’une lecture critique de nos cultures organisationnelles et d’un engagement à la reformulation de leurs pratiques, elle n’est pas possible dans l’immédiat. Sauf à continuer de perdre notre énergie à bâtir des fronts en forme de rouleaux compresseurs pour certain·es d’entre nous, nous n’avons pas d’autre choix que de partir de nos terrains comme ils sont ; et cela implique d’accepter qu’il y a encore du chemin à faire pour apprendre à nous rendre mutuellement capables de nouvelles complicités, plus égalitaires et plus durables. Si convergence il y a aujourd’hui, elle ne peut être que conditionnelle. Ce qui est à notre portée et qui relève de l’urgence, c’est donc d’explorer les conditions qui pourront finalement la rendre possible ».

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