« Songes du grand confinement »



Lettre à mes camarades que je ne touche plus.

J’y pense souvent au moment où le confinement va se lever. C’est le fantasme qui me permet de tenir, d’arriver à envisager les semaines à venir. J’imagine ce moment où je pourrais aimer les gens que j’aime moins d’un mètre, je me dis même qu’il fera beau, que je passerais des jours à 3 cm de mes amies.
Je pense au moment où l’on pourra retrouver le langage charnel dont nous prive les bonnes distanciations sociales. Retrouver tout ce que l’on se dit sans se parler.

Et puis, ce moment merveilleux, de notre liberté d’être déconfinée, qui serait peut-être aussi celui de la prise de conscience du commun, de nos liens, du fait que l’on est jamais finalement bien loin de l’autre. Qu’on est rien les uns sans les autres. Que privé de pouvoir aller et venir, on se rend compte de l’existence de la voisine de balcon à qui l’on avait jamais dit bonjour. On lui donne des graines de fleurs pour ses jardinières et l’on fait des blagues pour savoir si elle seront écloses avant ou après le confinement, mais on en reste aux blagues, on ne préfère par parier sur le no futur. Je rêve qu’à force de traîner en slip et de faire des câlins à nos enfants la plupart de nos boulots, de nos usines, de nos loisirs de consommations nous apparaissent dans toutes leurs vacuités. Que finalement on se rende compte que ce dont on a souffert, pendant ce confinement, c’est du manque de lien, et pas du manque d’achat d’objet en plastique. Des amis m’ont dit hier au téléphone qu’ils étaient en train de réaliser que c’était pas leurs enfants qui les fatiguaient, mais le travail, les horaires pas adaptés. Qu’ils prenaient enfin du plaisir à s’occuper de leurs filles, 7 ans après la naissance de la première.
Alors, après tout ça, après cette brèche qui s’est ouverte, on peut rêver...

Mais au-delà du fantasme, il y a le cauchemar qui se profile. Celui de l’Unité Nationale retrouvée, survendue par les médias, celui qui dit : « ensemble nous avons vaincu ce virus contre qui nous étions en guerre » (pas avec un ennemi qui nous bombarde mais avec un virus invisible, mais allez, y’a des mots, faut les utiliser). Un cauchemar où le maréchal-capitaine-Macron nous aura guidé tous ensemble,oui tous ensemble, nous et les héros, héroïnes de la nation, ces soignantes valeureuses qui n’ont reculé devant rien, jusqu’à mettre à terre la menace. Nous serons fières de nous, Macron nous le dira, nous serons fiers des Soignants, et nous les applaudirons alors que ce qu’ils voulaient c’étaient des masques, pas des bravos-merci-va crever.
J’ai peur des Champs Élysées envahis, façon coupe du monde 98 où l’on nous avait vendu le grand récit de la france black-blanc-beur dans un pays rongé par le racisme. J’ai peur de scène de liesses, les même qui me faisaient fantasmer au début de ce texte (grande période de contradiction).
J’ai peur de la France des grands chantiers, où tout le monde devra rebâtir ensemble notre si belle économie, la France arrosée des bébés du confinement qui naîtrons au mois de janvier, les journaux titreront extatiques les chiffres des naissances du confi-boom, nouveau décompte qui remplacera la courbe des morts sans soins. Tout le monde aura désormais bien conscience de l’importance de la surveillance généralisée (imagine, ça recommence), le besoin de dé-régularisation du travail (ba oui, tu vois bien, pendant le covid, heureusement qu’on a pu virer des gens et que d’autre ont pu bosser comme des iench 49h par semaine) la nouvelle culture de distanciation sociale et d’échanges réduits à des mots jetés à bonne distance (la propreté, c’est important, et les autres, c’est pas hygiénique).

C’est bien trop tôt pour envisager ce qu’il arrivera plus tard. Mais au moment ou des préfets promulguent des décrets pour interdire la vente d’alcool (mesure prise dans l’Aisne) et où l’on nous donne des conseils sur notre coupe de cheveux (coupez votre barbe, c’est un nid à virus), on peut vite se laisser aller à penser que bientôt on nous expliquera que porter des chaussettes rouges c’est important et que manger des petits pois avec du poisson le mercredi c’est excellent, sans compter que ça ferait de nous de bons citoyens solidaires qui soutiennent les autres bons citoyens solidaires qui font tourner l’économie. La France réunifiée, qui aura pris l’habitude de s’entre-surveiller, ça me fait flipper. L’amnésie façon coupe du monde, ça me fait flipper.

On verra où la balance penchera. Si c’est l’envie de faire ensemble ou l’envie de se surveiller ensemble qui gagnera. Si les voix des soignantes, des caissières et de toutes les personnes utilisées comme chair à covid seront entendues dans la vaste cacophonie qui guette l’après-confinement. On verra si l’on donne un sens à cette rupture ou si notre monde la considérera comme une pause malheureuse après laquelle il faudra mettre les bouchées doubles pour faire redémarrer, en pire, ce qui nous a conduit ici.

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