Dijon, centre-ville, avril 2008.
T’es dans la rue, tu flânes, tu prends ton temps en rentrant du boulot et profite du printemps qui s’installe et des jours qui se prolongent. Place du Bareuzai, tu croises des potes à toi, et vous échangez quelques considérations sur la météo, le récent divorce de Sarkozy et la manif de la veille, dispersée par les flics. Un type avec deux chiens vient vous taper de la monnaie – « j’vais pas vous mentir, c’est pour me payer une re-biè au marché plus »). Et c’est vrai que c’est l’heure de l’apéro, alors toi et tes potes vous finissez dans le bar du coin ou vous avez vos habitudes.
Dijon, centre-ville, juin 2008.
En rentrant chez toi par le même chemin que tous les jours, t’as l’impression que y’a un truc qui cloche, que y’a comme un malaise – pourtant, cette journée de taf était pas plus chiante que les précédentes. Et même, tu saurais pas dire pourquoi, mais il te semble que c’est pas toi mais l’ambiance générale qui est che-lou.
Et c’est là que t’aperçois le petit globe noir, type réverbère, à l’angle de la rue. Tu l’avais lu dans le BP pourtant : la ville est désormais équipée d’un système de « vidéo-protection » ; c’était d’ailleurs dans le programme de tous les candidats aux municipales. Jusqu’ici t’avais pas vraiment d’avis sur la question, malgré une vague méfiance devant ce qui était avant tout une promesse électorale, donc quelque part un attrape-nigaud. Et puis, ils disaient que ça poseraient pas de « problème d’éthique », ils avaient même mis en place un comité pour éviter ça, alors...
Mais là, quand même, savoir que derrière cette espèce d’oeil électronique, y’a peut-être un type qui te regarde... En fait, le pire c’est que tu sais même pas s’il te regarde toi, là, en ce moment. Est-ce qu’il est pas plutôt en train de mater une nana à l’autre bout de la ville, ou de chercher parmi les passants des gens qu’il connaît, ou de suivre une personne au hasard dans tout ses déplacements, comme ça, par curiosité ?
Ce soir, tu rentres chez toi direct, en jetant un coup d’oeil un peu anxieux aux trois autres caméras que tu croises sur ton parcours.
Dijon, centre-ville, septembre 2008
C’est la rentrée, et malgré des vacances trop courtes – une semaine de RTT en moins, tu pensais pas pas, mais ça se ressens – t’as oublié toutes ces histoires de « vidéo-sécurité ». Ou plutôt, après un moment de réticence, t’as bien intégré ce qu’on t’a expliqué à la mairie : il ne s’agit pas d’attenter à ta vie privée – d’ailleurs le comité d’éthique a été élargi et rebaptisé « comité sécurité, vie privée et libertés individuelles » – mais de faire des rues de Dijon des espaces calmes et sûrs, et de les rendre à leurs usages naturels : la circulation fluide des piétons et des VeloDi, et l’accès aux commerces du centre-villes.
Dijon, centre-ville, décembre 2008
Ça a changé, Dijon. Ça avait jamais vraiment été une ville populeuse, mais là l’aseptisation a encore gravit un échelon. Depuis la rentrée la mairie, avec le soutien de la préfecture, a lancé une grande campagne contre l’insécurité : « La ville de Dijon compte désormais un bouquet préventionnel étoffé (vidéo-sécurité, renforcement de la police municipale, médiateurs, synergie avec la police nationale et avec les agents sécurité-intervention Divia, collaboration avec la firme Sécuritas pour mettre en place des « équipes de tranquillité publique » dotées des dernières technologies en matière d’équipement préventif et post-préventif, etc.). C’est l’occasion pour l’équipe municipale, sous l’impulsion de François Rebsamen, de donner un grand coup de balai au centre-ville et d’en faire un endroit où il fait bon vivre pour les Dijonnais et Dijonnaises ». La métaphore du balai (et la photo représentant Rebsamen, cet ustensile à la main, avec en arrière plan un punk à chien, un tag et une seringue) avait fait réagir une peu les bonnes âmes de gauche, et l’élu apparenté communiste au conseil municipal n’avait pas hésité à évoquer les heures le plus sombres de notre histoire, mais finalement tout ça était plutôt passé sans encombre.
Tu commences à te dire que la mairie a atteint ses objectifs : tu te rends compte que depuis quelques temps, tu t’es contenté d’utiliser la rue, pour circuler ou pour consommer. Et tu te dis qu’il y a comme une arnaque : on t’avais assuré de ne pas toucher à ta vie privée, mais tu ne t’étais pas rendu compte que ta vie, c’est pas une question de public ou privé, c’est une question d’espace où vivre des choses, de lieu où on peut se rencontrer, partager des trucs avec des inconnus ou des amis proches. Avant, il t’arrivait de lire les affiches, notamment ce journal mural dont la parution a été interrompu par la multiplication des amendes pour affichage sauvage. Les tags disparaissent en quelques heures, grâce aux ex-rmistes du service de réinsertion chargé de les effacer, laissant des murs beiges tristement immaculés. Il devient difficile de trouver un banc, ou même un endroit pour se poser. Les bars que tu fréquentais sont régulièrement fermés par arrêté préfectoral suite aux désagréments créés par les fumeurs qui s’en grillent une devant la porte, et l’ambiance n’y est plus tout à fait la même...
Dijon, centre-ville, mars 2009
Devant toi, en pleine journée, un zonard qui tapait la manche se fait éclater par cinq flics municipaux et autant de vigiles de la milice des commerçants du centre-ville. C’est pas la première fois que tu vis cette scène. Le lendemain, un pauvre type paumé, un de ceux qui se fait chassé régulièrement des rues commerçantes pour être emmené à plusieurs kilomètres de Dijon en « centre de réinsertion », s’embrouille avec une vieille dame qui lui balance que c’est un parasite et qu’il n’a qu’à trouver du travail. Il la poignarde sous tes yeux, et sous une caméra.
Finalement, sous le régime du sécuritaire généralisé, quand cède le maillage des dispositifs censés contenir la rage sociale, les irruptions de violence sont aussi brutales qu’un coup de schlass dans la jugulaire.
Mais à ce moment précis, tu ne fais pas de littérature, et tout ce que tu penses c’est : « si j’avais su, il y a un an... ».
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