« Le droit des communs » - Intervention de Sarah Vanuxem



Retranscription d’une conférence de Sarah Vanuxem dans le cadre du séminaire « Fragmenter l’urbain » qui s’est tenu en avril 2019 aux Tanneries. Elle revient sur les possibilités d’aller chercher dans le droit des manières de redéfinir juridiquement la propriété de la terre.

Sarah Vanuxem est une universitaire française, spécialisée dans le droit des communs. Elle est intervenue dans le cadre d’une conférence organisée par le groupe Politique urbaine du Quartier Libre des Lentillères au mois d’avril 2019. Cette journée de conférence avait pour but de repenser la propriété, la métropolisation et la question des communs.

Ces réflexions théoriques s’ancrent dans une lutte concrète : aux Lentillères, une centaine de personnes se réapproprient un territoire au sein de l’agglomération dijonnaise, se confrontant directement à toutes les difficultés des pratiques collectives. Cette lutte fait écho à de multiples autres lieux de résistance actuelles.

À travers différentes interventions, des conférences ont eu lieu à l’hiver et au printemps 2019 pour chercher à ancrer dans le droit des manières d’habiter sans posséder.
Sarah Vanuxem nous présente ses recherches sur le droit et la propriété, dans l’optique de trouver des brèches pour protéger juridiquement les communs - des territoires et des savoirs-faires dont le soin et la jouissance sont largement partagés.

Cette intervention a joué un rôle important dans les réflexions qui guident depuis quelques années les décisions de l’assemblée des Lentillères.

Elle a été mise en page et imprimer dans une brochure disponible à la fin de l’article, n’hésitez pas à l’imprimer et à la diffuser.

Introduction d’un membre du groupe Politique urbaine des Lentillères

C’est la deuxième journée qu’on organise sous le titre "résurgences communes". La première a eu lieu le 26 janvier, et ça me paraissait important de resituer les raisons de ces deux conférences, ce qui nous a amené à les organise, et ce qui s’est dit au premier cycle de conférence qui a eu lieu en janvier avec Isabelle Stengers et Serge Gurthwirth.

Ce cycle de conférence part d’une interrogation assez concrète qui est liée à nos expériences de lutte, notamment celle de Notre-Dame des Landes et celle des Lentillères, qui sont deux occupations plus ou moins illégales. Deux manières de faire apparaître un territoire libéré qui se confrontent à la question du droit, dans le sens où ces territoires expérimentent des formes de mise en commun, des formes de communisme primitif on pourrait dire, qui se posent la question des formes que pourraient prendre leur pérennisation lorsque la lutte est suffisamment avancée, comme à Notre-Dame des Landes où le projet est abandonné.

C’est à ce moment-là qu’ils rencontrent le droit, qui est notamment dominé par la propriété privé.

On avait envie de se poser cette question, et ça paraissait nécessaire de commencer par se poser la question des communs. Il y a nécessité de réinscrire ce qu’on appelle le commun dans un mouvement plus large, qui est celui de notre époque, avec un retour de la notion de bien commun, de commun, un peu tout azimut. Jean-Luc Mélenchon parle de Bien Commun, pleins de gens parlent de biens communs, ça peut évoquer le patrimoine immatériel, l’eau, l’air, pleins de choses, dans une perspective de résistance à la marchandisation généralisée.

La première chose que nous ont donc proposé Isabelle Stengers et Serge Gurthwirth, c’est de spécifier les communs comme « résurgents », ce qu’ils appellent les commons resurgents en utilisant le terme anglais. S’ils utilisent ce terme-là, c’est pour insister sur le fait que les communs dont ils parlent ne sont pas caractérisés uniquement par une ressource. Ils veulent distinguer commons des biens communs en général, dans le sens où les commons sont à la fois liés à une ressource qui est souvent territoriale, mais aussi par le fait qu’il y a un collectif de personnes qui agissent dessus, qui ont une manière de faire en commun, et souvent des pratiques autonomes, autogestionnaires, et qu’ils sont génératifs. Par génératif, ils veulent dire que la pratique même du commun amenait des nouveaux possibles en permanence et que tout n’était pas contenu dès le départ. Cette dimension-là paraissait précieuse et devait être conservée y compris dans le moment où ces commons rencontraient le droit.

On était parti d’une interrogation sur le droit comme quelque chose qui nous était relativement étranger et on avait distingué deux pratiques qui s’assimileraient à des pratiques juridiques, qui ont lieu à partir des territoires en lutte.
La première ce serait une pratique juridique interne, qui se rapprocherait du coutumier, au sens où toutes ces expériences se dotent de règles de fonctionnement interne, qu’elles ne qualifient pas comme des pratiques juridiques, mais qui s’y apparentent.
La seconde serait un aspect externe, plutôt opportuniste et stratégique. On a tendance à considérer le droit comme un domaine inamical, comme une arme de l’ennemi et le rapport qu’on a principalement avec lui c’est de se servir opportunément des droits, des normes, des lois, pour essayer de sauvegarder nos expériences et retourner l’arme de l’adversaire contre lui. Ou en tout cas essayer de s’insérer dans ce jeu qui nous est complètement étranger pour essayer de survivre.

La perspective d’Isabelle Stengers et de Serge Guthwirth et aussi celle de Sarah, est un peu différente. L’objectif de la pensée d’Isabelle et Serge est d’interpeler les juristes. Parler des communs et de leur rencontre avec le droit pour interpeler les juristes dans leur pratiques, et se demander comment ces pratiques pourraient être renouvelées pour favoriser les communs résurgents.
On aborde cette question avec un certain scepticisme, parce qu’historiquement et théoriquement, le droit moderne s’est constitué contre les communs, c’est quasiment l’éradication... Le droit moderne est dominé par la propriété privé, donc on voit mal a priori comment il pourrait revenir en arrière et se remettre à favoriser ce genre d’expérience. C’est pourtant leur tentative.

Qu’est-ce qui aujourd’hui, dans les pratiques juridiques, en rapport avec nos luttes, pourraient se transformer ?

Il et elle proposaient différentes réflexions. D’abord Serge avait introduit une distinction un peu théorique entre droit axiomatique et droit topique, en disant que le droit tel qu’on le connaît aujourd’hui et tel qu’il nous est étranger, était plutôt du côté du droit axiomatique, au sens où il appliquait des axiomes, des règles, des lois sur la réalité de manière verticale. Il existe toute sorte de source formelle, et le but va être de réduire l’écart avec la réalité, on va se saisir de la réalité pour la faire correspondre à ces normes.
Il y a une autre forme de droit qui serait topique, dans le sens où ce serait un droit qui, au lieu d’appliquer des règles prédéfinies, chercherait à partir de situations et se poserait la question de comment on règle les situations en interprétant le droit, en étant créatif, comment les juristes et les juges peuvent être créatifs dans leur interprétation du droit. Non pas pour écraser et faire correspondre les expériences qui leur font face à une législation, mais en essayant de trouver une forme de régulation.
À partir de cette distinction entre axiomatique et topique, il proposait différentes pistes pour cheminer dans le sens d’un droit au contact des situations. Il rappelait l’existence de la justice de voisinage, la justice de paix qui était une forme de justice assez importante notamment au Moyen-Age. Le juge de paix, le juge de voisinage, il n’avait pas pour but d’appliquer une législation mais plutôt de prendre connaissance d’un conflit, par exemple par rapport à des terres, de s’interroger sur la manière de ramener la paix, de trouver une solution qui satisferait toutes les parties en présence.

Il y a donc une invention du droit, qui a pour but de réguler des situations et de stabiliser des formes de vie sur un territoire, qui n’est pas juste une application de la loi.
On a vu ça hier soir dans le film projeté à l’Eldorado, Winstanley, sur les diggers, où il y a vraiment comme disait Sarah, un affrontement entre deux rapports à la justice, au droit. Elle parlait du commonlaw d’un côté et de la justice d’équité de l’autre. Le commonlaw étant cette formalisation un peu centralisé d’un droit qui est identique pour toute l’Angleterre, qui va s’appliquer à partir d’une juridiction pré-définie, et la justice d’équité étant cette forme de droit qui fonctionne au raz du réel et avec tout un tas de jurisprudence au cas par cas.
C’est deux aspects du droit, deux pratiques juridiques, qui n’ont pas lieu dans les mêmes instances, et qui continuent de coexister assez longuement, jusqu’à quasiment aujourd’hui.
La justice de voisinage, on peut se demander ce que ça pourrait vouloir dire si on cherche à se servir de ces concepts pour nos propres problèmes.

Qu’est-ce que ça voudrait dire de provoquer le droit, d’aller le chercher, d’interpeler les juristes pour qu’il y ait quelque chose qui se rapproche de la justice de voisinage aujourd’hui, notamment par rapport aux Lentillères ?
Est-ce que ça exigerait une mise en situation, que les juges viennent sur place, qu’il y ait un rapprochement, qu’on exige que la justice ou la pratique juridique soit rendue d’une manière qui soit plus au contact du réel ?
Est-ce qu’il faudrait interpeler les juges sur leurs pratiques, quitte à les inviter et à rendre les procès directement aux Lentillères, pour les changer un peu de leur isolement en cours de justice ?

Voilà, la justice de voisinage c’était le premier aspect. Le deuxième c’était la référence à la coutume.

La coutume qui est une source possible du droit, une source possible pour rendre la justice. La coutume entendue au sens de règles qui existent pour une communauté d’habitant·es ou pour un ensemble de gens, et qui ne sont pas nécessairement formalisées dans des codes juridiques.
Serge prenait l’exemple assez truculent d’un club de sado-masochisme où une personne avait été condamnée pour des pratiques sado-masochistes, au nom de l’exercice d’une violence sur une autre personne. Ce jugement avait été cassé dans une instance supérieure, notamment grâce à cette notion de coutume, en démontrant que les clubs sado-masochistes ont des règles assez ritualisées, un code, et ne peuvent pas se permettre tout et n’importe quoi. La cour avait donc reconnu l’espèce d’exception de ces pratiques en référence à leur coutume.
C’est aussi quelque chose dont on pourrait se revendiquer, dans le sens où toutes nos expériences sont illégales, en dehors du droit, mais qu’on a aussi tout un tas de règles, d’auto-institution dont on peut se prévaloir pour se confronter au droit.

Et le dernier point, faisait signe vers un travail de généalogie, c’est de chercher dans le droit les brèches et les interprétations qui nous seraient favorables.
C’est l’aspect qu’on va approfondir aujourd’hui avec Sarah : Comment trouver dans le droit des ressources, des modes d’interprétation qui serviraient les communs ?

Dernier point avant de lui passer la parole : aujourd’hui on va s’intéresser plus spécifiquement à la question de la propriété, et non pas au droit en général.
Nos expériences sont plutôt communistes, et font souvent face à la notion de propriété. Ça nous paraissait insatisfaisant, et on se demandait comment on pouvait dépasser ce face à face, ce que nous permet Sarah. Donc on va aller chercher dans une mémoire historique, dans une mémoire du droit, différentes sortes de propriétés, qui ne seraient pas une domination des choses, mais une manière d’en prendre soin. Et on va voir qu’il en existe un certains nombres.

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Intervention de Sarah Vanuxem

Bon ben merci beaucoup. Je vais partir d’un petit essai qui est paru en juin dernier, qui s’intitule La propriété de la terre, et qui était une manière de reprendre ma thèse intitulée Les choses saisies par la propriété, mais à l’aune des questions environnementales.
L’idée c’était de penser la propriété pour qu’elle ait des incidences bénéfiques sur le plan environnemental. C’est un écrit qui de ce point de vue peut être considéré comme engagé ou comme subjectif.

Je pars du droit positif, c’est-à-dire du droit qui est aujourd’hui et ici en vigueur, des codes qui existent, notamment du code civil, du code de l’environnement, et j’essaie non pas tant de proposer des manières de les réformer, mais plutôt de lire autrement nos dispositions légales, ou réglementaires, pour voir comment on leur donner un autre sens, en faire une autre lecture.
Mais ça va même plus loin puisque j’essaie de montrer en quoi cette autre lecture du droit peut être aussi conforme, ou même rendre mieux compte des décisions de justice qui sont rendues. J’essaie de montrer que la manière dont on présente aujourd’hui le droit de propriété ne correspond pas forcément aux textes qui sont écrits, ni à la jurisprudence et à l’ensemble des décisions de justice. Et que lorsque l’on présente la propriété comme un pouvoir de domination, comme un pouvoir de souveraineté, un pouvoir individuel et exclusiviste, c’est sans doute une manière dogmatique de voir les choses, et qu’on peut en faire un lecture tout autre, qui est tout aussi subjective, je ne prétends pas du tout à l’objectivité puisqu’il y a vraiment une volonté de politique écologique de présenter les choses.

Les droits de propriété

Si on part de l’article 544 du code civil, il dispose que « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements ».
De suite vous voyez qu’on ne vous dit absolument pas que la propriété est une propriété individuelle. Ce n’est pas écrit. Donc on pourrait tout à fait penser que la propriété est le droit de jouir, seul ou à plusieurs, des choses de la manière la plus absolue.
Autre remarque, « la plus absolue » ça ne veut pas dire que vous pouvez en faire ce que vous voulez, puisqu’on vous dit après « pourvu qu’on en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements ». Absolue, en fait, il faut se reporter à l’histoire du code civil. Il est écrit en 1804, juste après la révolution française, la France est dans le plus grand désordre et il s’agit de rassurer les nouveaux propriétaires : « Non nous n’irons pas contester vos droits de propriété ». Absolue à mon avis c’est simplement opposable, opposable à tous. Votre droit de propriété sera opposable, vous pourrez le faire valoir et le voir défendu devant les tribunaux. Mais a priori ça ne veut absolument pas dire que l’on peut en faire tout ce que l’on veut et que le droit de propriété est nécessairement un droit despotique.
Ce que je propose simplement, c’est plutôt que de définir la propriété comme un pouvoir de dominer, pourquoi ne pas la regarder comme un pouvoir d’habiter.

Quant aux choses qui sont appropriées, elles sont généralement regardées comme des objets de droit. Comme des choses corvéables à merci, à l’image de matériaux sans vie, inanimées, dont on pourrait faire absolument ce qu’il nous plaît. Je propose au contraire de les regarder comme des milieux, des environnements, des séjours, des écoumènes - pour reprendre les termes d’un géographe que vous connaissez peut-être Augustin Berg - ou tout simplement des habitats, des habitations.
Les personnes quant à elles sont généralement considérées comme des sujets de droits, on les définit par leur liberté. Elles s’opposent aux choses, regardées comme des objets de droit.
On a donc des personnes qui ont une libre volonté d’assujettir comme elles le souhaitent les choses objets de droit. Et je propose au contraire de regarder les personnes comme des habitant·es, des gens qui habitent des choses, c’est-à-dire des habitations. Quant aux droits, je propose de les regarder comme des places : des places que l’on pourrait avoir dans les choses, c’est-à-dire des places que les personnes, (regardées comme des habitant·es) ont dans les choses (considérées comme des habitats).
Donc c’est une nouvelle vision, une nouvelle métaphore, mais qui est sensée rendre mieux compte à la fois de nos lois, et aussi des décisions de justice. Une manière de dire aux juristes « Vous avez l’impression quand vous prétendez la propriété comme un pouvoir de dominer, de présenter quelque chose qui va de soi, mais nul part il n’est écrit dans les textes que la propriété est un pouvoir de dominer. Vous présentez les personnes comme des sujets de droit, ayant une libre volonté d’assujettir absolument les choses considérées comme des objets de droit, mais jamais les personnes ne sont définies dans les textes comme des sujets de droit, ni les choses comme des objets de droit. »
C’est donc une manière de les confronter à leur présupposés, aux images qu’ils convoquent sans même en avoir forcément la conscience.

Je pense aussi, contrairement à ce qu’on dit souvent, que la propriété n’absorbe pas les choses entièrement. L’idée commune c’est que la propriété serait tellement forte qu’elle absorberait les choses sur lesquelles elle porte. Ou alors que les choses seraient même, pour une autre partie de la doctrine, incorporées dans la propriété. Une fusion de la propriété et des choses qui ne laisse aucune place aux choses. Et les choses ici, ça peut être un pâturage, des terrains agricoles, une forêt, donc une vision de la propriété qui finalement permettrait au propriétaire de détruire les bois, de mettre le feu aux pâturages.
Au contraire j’essaie de montrer que les choses ne sont jamais entièrement absorbées par la propriété, que les propriétaires n’ont jamais que des droits sur les choses, et non pas la propriété de la chose. Autrement dit que les choses échappent à la propriété.
Il suffit de relire l’article 544 du code civil où on vous dit : « Pourvu qu’on en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements. » C’est bien que le propriétaire n’a absolument pas le droit de faire tout ce qu’il veut, et quand on est propriétaire foncier il suffit simplement de considérer toutes les règles issues du code de l’urbanisme ou du code de l’environnement pour en prendre conscience.

Alors l’idée que les choses ne sont jamais entièrement appropriées, et donc qu’il n’y a pas de fusion totale entre la propriété et la chose (ou le propriétaire et la chose), ça m’a aussi amené à considérer que finalement, nous n’en avions pas fini avec l’état de nature, dans lequel les choses demeuraient à tous, les choses seraient encore communes à tous.
Je pense en effet que lorsqu’une chose fait l’objet d’un droit de propriété, donc qu’une personne a une place dans cette chose, un titre à cette chose, elle doit encore considérer la communauté des autres personnes qui n’ont pas forcément de titres, qui n’ont pas forcément une place attitrée dans la chose. De sorte que les choses sont habitées à la fois par des personnes avec titres, mais aussi par la communauté des personnes sans titre, des habitant·es sans titre.

La révolte des sans-titres

Évidemment, en juin dernier, j’avais écrit cet ouvrage sans du tout penser à la question des zadistes, et puis l’actualité m’a fait dire que ces habitant·es sans titres ce sont peut-être les zadistes, qui n’ont pas de titre de propriété mais qui néanmoins habitent les choses, en usent, en jouissent (pour reprendre les termes juridiques) et eux aussi ont peut-être - comme le dit un historien qui s’appelle Yannick Bosc et qui participe d’un mouvement de lecture alternative de la révolution française - un droit à l’existence.
À mon avis on peut faire correspondre la notion d’habitation sans titre d’une chose, avec cette notion de droit à l’existence, dont nous pourrions tou·tes nous revendiquer, que nous ayons une place attitrée dans une chose ou dans une autre.
Donc finalement les zadistes pourraient se revendiquer de ce droit à l’existence contre les personnes qui ont un titre dans la chose, contre les personnes qui ont une propriété dit Yannick Bosc, une propriété territoriale ou matérielle. D’ailleurs il reprend les termes à Thomas Paine, un anglais qui a beaucoup influencé la pensée au moment de la révolution française.
Est-ce qu’il fallait suivre jusqu’au bout Yannick Bosc relisant Thomas Paine qui disait que lorsque l’habitant·e sans titre, on va dire le zadiste, voit son droit à l’existence bafoué, par exemple parce qu’on lui détruit les demeures de bric et de broc qu’il a construit, est-ce qu’il a un droit à l’insurrection ?

J’étais bien embêtée... Je me suis demandée ce que j’allais faire, si j’étais en train d’envoyer les étudiant·es au casse-pipe devant les crs... Est-ce que je suis en train ici de légitimer une forme de droit à l’insurrection ? J’étais un peu embêtée alors je voudrais juste clarifier les choses.
J’ai pas du tout réfléchi ni travaillé à la question de la lutte violente, mais c’est plutôt intuitif, je serais plutôt moi du côté des non-violents et de la désobéissance civique, mais sans vouloir du tout donner de leçons à personne, ni envoyer au contraire les gens devant les crs.

Temporalité et enjeux des luttes juridiques

Je vois trois formes de lutte qui sont en rapport avec le droit, qui ne sont pas exclusives les unes des autres, et que vous devez sans doute vous saisir pour votre combat.

Une lutte insurrectionnelle qui est évidemment une lutte à court terme puisqu’il s’agit de résister violemment ou non-violemment. Ça m’a fait penser à ce qui se passe aujourd’hui à la Plaine où il y a un projet de refonte de la place et où les gens ont manifesté, étaient extrêmement présents, et où pourtant aujourd’hui des barrières ont été construites autour de la Plaine. Donc en dépit de leur manifestation non-violente où ils et elles avaient encerclé les arbres, un peu à la manière de Vandana Shiva en Inde, c’est un échec. Donc effectivement il faut aller plus loin. Alors là on est vraiment en lutte contre le droit, le droit va contre nous et c’est l’ennemi à abattre.

Mais le droit c’est pas forcément ça, si on mène une lutte non pas insurrectionnelle (les termes ne sont peut-être pas très bien choisis) mais institutionnelle. Là à mon avis c’est plutôt une vision à moyen terme. Vous allez vous saisir des armes classiques du droit, c’est-à-dire des dispositions qui sont dans le code de l’environnement et qui vous sont favorables. Par exemple parce que vous aurez trouvé une espèce protégée sur votre terrain, et vous pourrez vous défendre devant les juges, judiciaires ou administratifs selon les cas.
Dans votre cas, moi ça me fait penser au combat qui est mené aujourd’hui par l’AFASC pour les sections de communes. C’est une association qui se bat pour la défense des sections de commune, qui sont un peu comme des communaux qui perdureraient sur le territoire français, notamment dans le massif central. Pour défendre ces propriétés collectives de village, l’AFASC a vraiment une approche légaliste. C’est-à-dire qu’il s’agit à chaque fois de permettre aux gens de gagner leur procès pour la défense de leurs biens communaux - on dit biens sectionnaux - en mobilisant le code de l’environnement, le code général des collectivités territoriales. Mais évidemment ça aboutit à déformer leur lutte, parce que par exemple ils vont enjoindre des agriculteurs à signer des baux ruraux, alors qu’évidemment ça ne correspond pas du tout à leur coutume, dans laquelle généralement ils s’entendent ensemble, à l’oral. Ça conduit finalement à déformer leurs pratiques et à masquer la nature collective de cette propriété qu’est la propriété communale et plus précisément la communauté sectionnale.
C’est une lutte à moyen terme qui peut produire des résultats très intéressants puisqu’un juge administratif ou judiciaire pourra statuer en leur sens. Mais il faut voir aussi qu’ils ne sont pas à l’abri de modifications législatives ou réglementaires, de revirements de jurisprudence, et que ce sont des victoires susceptibles d’être remises en cause. On a justement une loi de 2013, issue notamment du travail de notre ancien ministre M. Mezart, qui tend à supprimer ces sections de commune...
Une lutte institutionnelle qui a donc tout son sens mais qui à mon avis n’est pas encore suffisante.

Et vous avez une dernière lutte que je dirais culturelle (ou peut-être théorique ou philosophique, je sais pas comment le dire autrement) qui elle est plus à long terme. Elle va être totalement inefficace demain dimanche, mais peut être que vous devez aussi la mener parce qu’elle conduirait à vouloir subvertir notre conception moderne du droit, notamment du droit de propriété.
Pour ça il faut proposer véritablement autre chose. C’est possible aussi puisque si on écoute Yannick Bosc ou Florence Gauthier (des théoricien·nes de la révolution française) on va redonner aux paysans leurs communaux qui avaient été usurpés par des seigneurs, qu’ils soient ecclésiastiques ou laïcs.
Ces renversements de vision du droit, c’est donc aussi possible dans l’histoire. Même si évidemment c’est plus incertain que de mener une lutte de suite devant un juge. De mener la lutte que je qualifiais d’institutionnelle.

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Le commun de communal

Alors pour vous.

Ce qui me semble intéressant à revisiter, mais de fond en comble et évidemment ça vous paraîtra peut-être farfelu, c’est un article du code civil assez méconnu, l’article 542. Il nous dit : « Les biens communaux sont ceux dont la propriété ou le produit desquels les habitants d’une ou plusieurs communes ont un droit acquis. »
Je ne sais pas quel est le statut juridique des Lentillères, j’imagine que c’est un bien qui désormais appartient à la mairie ? (On lui dit oui dans la salle). Alors, est-ce qu’on peut définir ce bien de communal en tant qu’il appartient à la commune. Ici il y a des controverses juridiques. Mais à supposer que vous soyez en mesure de définir ou de présenter les Lentillères comme un communal, il serait bon de repartir de la lettre de l’article 542 du code civil, qui vous définit véritablement les communaux et donc les Lentillères, non pas comme une terre qui appartiendrait à la commune, à la personne morale de la commune, mais qui appartient aux habitant·es de la commune, à la généralité des habitant·es, à l’universalité des habitant·es. Une propriété qui est collective dans la lettre de l’article 542, et c’est quelque chose que nous avons en définitive oublié.
Cet article 542 du code civil, il vient des luttes paysannes menées à la révolution française, on dit que la révolution française est une révolution bourgeoise, mais il y a eu quand même quelques victoires emportées par les paysans, et notamment cet article 1er que je vous cite de la section 4 de la loi du 10 juin 1793, qui permet aux communiers, aux paysans, de recouvrer leurs communaux. Et là les communaux sont vraiment définis comme ce qui appartient à la généralité des habitant·es.
On a donc bien une propriété collective, et cet article 1er c’est celui-là qui a été repris à l’article 542 de manière plus synthétique. Contrairement à ce qu’on peut dire dans la plupart des facultés de droit, on a donc bien un exemple de propriété véritablement collective dans notre code civil. Et à supposer que l’article 542 soit véritablement une définition de la propriété individuelle, ce dont je doute, vous avez deux articles plus bas une définition de la propriété comme étant une propriété collective.

Alors évidemment toute la difficulté est que tout au court du 19e siècle les auteur·es avaient une vision de la propriété, et même du droit, comme étant forcément propriété publique ou propriété privée. On comprenait la propriété comme appartenant ou bien à l’État, ou bien à des personnes privées, des personnes physiques, comme vous et moi, ou à des groupements de personnes physiques, comme une personne morale, une association, une société.
Confronté·es à l’article 542 du code civil, les auteur·es et les plus éminent·es juristes étaient vraiment embêté·es, et ne comprenaient pas comment on pouvait ainsi conférer la propriété de biens, de biens communaux, à la généralité des habitant·es d’une commune ou d’une section de commune. On a donc de grands auteurs, comme Hauriou, Baudry-Lacantinerie et Chauveau, enfin des grands noms pour les juristes, qui nous disent que l’article 542 ne peut pas dire ce qu’il dit, qu’il y a une erreur dans les termes, que c’est inexact, que le législateur s’est trompé, qu’en fait il ne faut pas lire l’article 542 comme disant que les biens communaux appartiennent au collectif des habitant·es, mais comme énonçant que les communaux appartiennent à la personne morale de la commune ou de la section de commune.
Et donc vous avez des décisions de justice qui vont être prises dans le sens de ces auteurs, pour dire « mais non, les communaux appartiennent à la personne individuelle de la commune ».
Un arrêt de la cours de cassation qui va dans ce sens date du 20 janvier 1965. C’est assez vieux, vous avez eu maintenant tout un tas de décision de justice qui ont été prises et qui vont dans le même sens. Vous avez aussi un code général des collectivités territoriales qui est bien ennuyeux, parce qu’il nous définit vraiment les biens communaux comme appartenant à la commune, la personne morale de la commune, en passant sous silence la généralité des habitant·es. Et qui définit aussi les sections de communes comme étant des personnes morales de droit public, donc ces propriétés collectives des villages passent complètement sous silence encore une fois la généralité des habitant·es.
Donc les biens communaux désormais apparaissent comme appartenant à des personnes morales individuelles, de la commune ou des sections de communes.

Mais l’article 542 est encore écrit tel quel, et on a un historique très clair. Si on reprend les travaux qui ont mené à la rédaction du code civil, on peut très bien retrouver la loi de 1793 qui est une victoire des luttes paysannes, donc on pourrait très bien à mon sens amener les juges à relire l’article 542, à en retrouver la lettre, pour enfin admettre que la propriété peut véritablement être une propriété collective, que cela est permis dans nos textes.

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Les droits des choses entre elles

Alors évidemment, la question après, c’est comment faire si on se débarrasse de la personne morale, du mécanisme de l’institution de la personnalité morale ?
La personnalité morale, ça correspond à un groupement de personnes physiques auxquelles on confère la personnalité juridique, comme par exemple dans le cas d’une association, d’une SARL, d’une société anonyme, de toutes les sociétés à qui on confère la personnalité juridique, qui leur permet d’agir et de parler au nom finalement de leurs actionnaires, de leurs adhérents, etc. Comment on fait si on a plus cette personnalité morale, si on veut retrouver le collectif qui est sous la personnalité morale ?
Une possibilité, et vous allez me dire que je vais encore plus loin dans les propositions farfelues, c’est de retrouver un droit que nous avons oublié, un droit qui est un droit que l’on pourrait qualifier de réicentrique, ou réicentriste (je reprends les termes d’un juriste italien qui s’appelle Paolo Grossi). Alors évidemment « se départir du subjectivisme juridique » et « renouer avec le réicentrisme », j’imagine que ça vous parait des termes un peu compliqués, qui ne font pas sens, mais je m’explique de suite.

Le subjectivisme juridique, ça correspond à notre conception moderne du droit, qui date en gros du 18e siècle et qu’on fait remonter au Léviathan de Hobbes. C’est l’idée que vous avez vraiment la nature d’un côté, la culture de l’autre ; des choses d’un côté, des personnes de l’autre. Une opposition entre le libre vouloir des sujets de droit (des personnes), et des objets de droits (des choses). Donc une vision de la propriété comme étant véritablement un pouvoir de domination des personnes sur les choses. Cette vision-là – qui paraît aujourd’hui assez évidente – est finalement assez nouvelle, elle appartient à l’époque moderne.
Si on reprend pour celles et ceux qui en auraient quelques connaissances, les travaux de Philippe Descola, ça correspond à ce qu’on appelle le naturalisme, ça date en gros nous dit-il de la fin de la renaissance. Donc c’est assez récent. Avant on avait une façon de penser qui était tout autre, on opposait pas la nature et la culture et sur le terrain du droit on trouvait une manière de penser les liens entre les choses et les personnes qui n’était pas une opposition forte, brutale, mais plutôt une interaction. Et on acceptait l’idée qu’il n’y avait pas que les personnes au sens des êtres humains à qui on accordait des droits, mais que les choses aussi pouvaient se voir reconnaître des droits.
On connaît cette théorie sous le nom de théorie de Maurice de Ravenne parce que c’est lui qui l’avait défendu, ou en tout cas présenté. C’est l’idée que les choses peuvent avoir des droits, et en particulier quand il s’agit des communaux, par exemple d’un pâturage ou d’une forêt qui appartient à des habitant·es. Finalement ces pâturages, ou ces forêts ou ces terres cultivées, n’appartiendraient pas tant aux habitant·es eux-mêmes, à la collectivité des habitant·es, à la généralité des habitant·es, mais appartiendraient - on va encore plus loin - aux murs eux-mêmes, aux bâtisses des fermes elles-mêmes, aux terres du villages elles-mêmes, aux lieux mêmes.
Finalement, c’est dire que les choses, au sens des forêts, des pâturages, des terres cultivées ou autres, peuvent avoir des droits, ou êtres sujets d’obligations vis-à-vis d’autres choses que seraient par exemple, des corps de fermes. C’est penser qu’entre les choses, il peut y avoir des relations juridiques, et que finalement les êtres humains ne sont pas eux véritablement les propriétaires des choses, ils ne sont en fait que les intendants, ou les administrateurs, ou bien encore les gestionnaires des choses. Des choses qui ont elles des relations juridiques, des droits et des obligations les unes par rapport aux autres.

Alors, euh... Si vous interrogez aujourd’hui un professeur du droit des biens, il vous dira que c’est complètement hétérodoxe comme position, qu’évidemment les choses n’ont pas de droits, seuls les êtres humains ont des droits. Mais si vous interrogez des historiens du droit, ils vous diront qu’évidemment, les choses avaient des droits, les murs avaient des droits, les murs des cités libres du 12e siècle en Italie (mais cela vaut aussi pour certains murs ou bâtiments en France) avaient des droits. Cela provient notamment du droit canon, les églises étaient reconnues comme dotées de droits. Les églises avaient des droits par exemple sur une forêt adjacente. Et aussi, si vous regardez les écrits d’un fameux juriste qui s’appelle Yan Thomas, il vous dira que cette solution qui existait au temps de l’époque médiévale, elle existait aussi dans le droit romain, où les choses sacrées, notamment des temples, avaient des droits. On retrouve également cette possibilité en droit mésopotamien - mais là je suis juste en train de défricher – avec des droits qui sont accordés aux temples, les temples étant habités par diverses déités.

Alors on peut penser à décliner la chose à partir de la biodiversité, en pensant la biodiversité comme un panthéon de diverses déités, Démeter, Cérès, enfin peu importe.

[Ici l’enregistrement a été coupé. Sarah donne un exemple contemporain d’une commune sur le haut plateau ardéchois, Sagnes et Goudoulet, où les corps de ferme sont réputés propriétaires de droits sur les communaux. Ce ne sont pas les propriétaires des corps de ferme qui ont des droits, mais bien les corps de ferme eux-même.]

Ce qui est rigolo c’est qu’ils ont vraiment une carte de leur territoire avec des noms qui sont attribués à chacune des maisons, et ils ont encore les noms en tête. Donc ils vous disent « les chauméas » par exemple, ou je ne me rappelle plus les noms des maisons, mais ils vous en parlent comme de véritables entités juridiques, d’aucuns diront qu’ils en parlent comme de personnes, ils considèrent que ce sont vraiment ces maisons-là qui ont des droits.
Alors... Si on se base sur une carte de 1985 de la direction départementale de l’agriculture, on s’aperçoit que cette idée de droits qui sont attachés au corps de ferme, ou au foncier, de relation juridique qui existe entre les choses, c’est finalement quelque chose d’assez courant, d’assez commun, sur les hauts plateaux ardéchois en tout cas. Et si on écoute la présidente de l’AFASC qui défend les sections de commune, c’est même assez courant sur l’ensemble du massif central. Sur cette carte par exemple, c’est présenté telle quelle par l’administration française, vous avez des droits qui sont attachés aux maisons. Et d’ailleurs si vous regardez les titres délivrés par les notaires, on vous parle des communaux comme de dépendances des maisons, c’est le terme utilisé. En fait tout se passe ici comme si il y avait des rapports de servitudes entre les maisons et les communaux. Vous avez des fonds servants et des fonds dominants, comme on dit en droit. Un fond servant, un fond de terre servant, on parle aussi d’héritage, a l’obligation de rendre des services à un fond qui sera dit un fond dominant.
Et ces servitudes, ces manières de penser le droit, vous allez penser sans doute que c’est un peu accessoire, mais il se trouve que dans le code civil, nous avons des dizaines d’articles qui intéressent les servitudes. Nous avons donc une kyrielle de dispositions juridiques dans notre code civil pour reconstruire ce droit, qui serait un droit réaliste, ou réicentré, un droit organisé autour des choses du droit et non plus des personnes.

Il me semble que c’est assez intéressant pour repenser les communs, parce que c’est une vision qui n’est plus subjectiviste, qui n’est plus individualiste, qui permet de penser le rapport des personnes aux choses autrement que sous le rapport de la domination, puisque ce sont les choses entre elles qui ont des obligations les unes vis-à-vis des autres. Donc à repenser à mon avis à partir du droit des servitudes, qui est un corps de règles très très important, et que l’on ne travaille plus vraiment.
Les italiens qui travaillent beaucoup sur le mouvement des communs, des beni communi, retravaillent sur cette question dite des droits réels ou des droits civiques, qui perdurerait davantage que sur le territoire français puisque avec la révolution française, on a quand même tenté de nier l’existence de ces servitudes, ou en tout cas de restreindre leur périmètre, de mettre des conditions assez rigoureuses à leur établissement. Je vais pas revenir dans le détail mais aujourd’hui vous avez au contraire une jurisprudence qui permet de recréer de nouveaux droits réels, de nouvelles servitudes. Donc c’est à suivre mais les choses ne sont pas figées.

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Les droits que l’on doit aux choses

Troisième volet, j’essaie d’aller encore plus loin mais en empruntant cette fois-ci un autre petit chemin.
Je me demandais si vous n’auriez pas intérêt à vous intéresser au mouvement de personnification de la nature et de ses éléments, qui est un mouvement d’ampleur mondial aujourd’hui avec l’émergence du droit de l’environnement, où on reconnaît par exemple des droits à la terre-mère en Équateur ou en Bolivie. Où on reconnaît des droits au fleuve Whenganui en Nouvelle-Zélande, au Gange et à son affluent Yamuna en Inde. Et on pourrait décliner les exemples puisque dernièrement c’est dans l’Ohio aux États-Unis qu’on a reconnu des droits au lac Érié, donc même dans une tradition juridique occidentale, aux États-Unis, on vient à reconnaître des droits à un lac.
Pourquoi ne pas reconnaître des droits aux Lentillères, en tant qu’élément de la nature, ou de la biodiversité ? Sans doute que ça peut vous paraître encore très lointain. Dans l’article de la loi bolivienne sur les droits de la terre-mère, on voit bien que pour attribuer des droits à la terre-mère ou pacha-mama, on se penche sur les inter-relations ou inter-dépendances ou complémentarités qui peuvent exister entre les éléments de la terre-mère. On se concentre sur les relations qu’il peut y avoir possiblement au sein d’un écosystème, au sein d’un milieu.
Tout ça est à retravailler, mais je voudrais juste dire que ce n’est pas totalement étranger à notre droit français, puisque désormais dans le code de l’environnement de la province des îles loyautés de la Nouvelle-Calédonie, on accepte aujourd’hui la possibilité de reconnaître des droits et des personnalités juridiques à des éléments de la nature, en lien direct avec la culture kanak.
Pourquoi ne pas reconnaître aux Lentillères, à vos terres maraîchères, une personnalité juridique ? Ou leur attribuer des droits, dire que les Lentillères ont des droits propres ?

Les droits des communautés locales

Alors évidemment, vous allez me dire : « Mais nous ne sommes pas la société kanak et les Lentillères sont difficilement reliées à notre identité de peuple autochtone dijonnais. »
Je suis bien d’accord mais je pense qu’il y a quelque chose ici à jouer, notamment en faisant valoir l’article 8J de la convention sur la diversité biologique. Cette convention date de 1992, c’est un texte extrêmement important en droit international de l’environnement. Il a été signé puis ratifié par l’État français, donc il fait parti aujourd’hui de notre droit positif, c’est-à-dire du droit en vigueur aujourd’hui sur le territoire français. Il reconnaît aux peuples autochtones et aux communautés locales le droit de voir respecter, préserver, maintenir leurs connaissances, innovations et pratiques à la condition que celles-ci aient des vertus écologiques.

Pourquoi vous, aux Lentillères, ne pas revendiquer être une communauté non pas autochtone, non pas indigène, je sais bien que vous n’êtes pas tous natifs des Lentillères, mais locale. Une communauté locale (pour reprendre les termes usités par les législateurs français), une communauté d’habitant·es sur le sol des Lentillères, vous avez des connaissances, vous proposez des innovations, des pratiques extrêmement intéressantes sur le plan écologique, et donc vous allez pouvoir demander à l’État français de respecter l’article 8J de la convention sur la diversité biologique.
Je ne dis pas que ça va marcher demain, mais sachez que la Confédération Paysanne ou d’autres associations qui lui sont apparentées, tentent aussi de faire valoir cet article 8J de la convention sur la diversité biologique. En Italie ils le font, les paysans se référent à l’article 8J et se présentent comme une communauté locale, et vous avez différentes législations au plan régional sur les variétés locales, de végétaux ou de races animales, qui renvoient à l’article 8J et les paysans qui utilisent encore ces variétés locales dites autochtones, c’est le terme utilisé en Italie, se présentent comme des communautés locales. Pour le moment ça pose un problème à l’État français, mais on pourrait penser à le mobiliser.

Autre texte pour aller dans ce sens : vous avez aussi, toujours oublié, le considérant 7 de la charte de l’environnement française. Elle a valeur constitutionnelle, elle est intégrée dans le bloc de constitutionnalité, à côté de la constitution de 1958, mais aussi par exemple de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Au considérant 7 de cette charte, on nous dit qu’afin de considérer un développement durable, les choix destinés à répondre au besoin du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures, et celle des autres peuples à satisfaire leur propre besoin. Qui sont ces autres peuples ? Ce texte il a été écrit avec la convention sur la diversité biologique en tête. Donc ces autres peuples, et bien ce sont ces communautés locales et ces peuples autochtones.
N’êtes-vous pas aussi ces autres peuples ? Est-ce que vous ne pouvez pas, d’une certaine manière, revendiquer d’une appartenance ou d’un lien avec ces autres peuples ? Si je reprends l’exemple avec la Confédération Paysanne, pour eux c’est évident parce qu’ils sont liés à Via Campesina qui est internationale, et il y avait évidemment des connexions entre les paysans d’ici et d’ailleurs.

Et je voulais aussi noter que souvent les paysans considèrent qu’ils ne louent pas des objets-plantes sous leurs doigts, mais qu’ils discutent avec des êtres-plantes dont ils sont finalement les compagnons.
L’idée est que le commun aujourd’hui, ce n’est pas simplement mettre des ressources en commun, mais bien plutôt une manière de penser autrement les relations, les inter-relations entre les humains et possiblement les non-humains.
Là aussi, c’est une vision qui paraît complètement antinomique du droit français, mais nous avons un nouveau principe de solidarité qui vient d’être intégré dans notre code de l’environnement, au premier article, qui est le principe de solidarité écologique. Celui-ci ne distingue pas les humains et les non-humains et au contraire nous conduit à aller plus loin, puisqu’il nous dit que ce principe de solidarité écologique appelle à prendre en compte dans toute prise de décision publique ayant une incidence notable sur l’environnement - n’est-ce pas le cas du projet immobilier sur les Lentillères ? - les interactions des écosystèmes des êtres vivants et des milieux naturels ou aménagés.
C’est un texte qui est issu de la loi Biodiversité du 8 août 2016, loi sur la reconquête de la nature, de la biodiversité, des paysages. Est-ce qu’on a vraiment pris en considération le principe de solidarité écologique en autorisant l’implantation du projet immobilier ?
Je pense que ce sont des grands principes qui mériteraient d’être mis en avant, ou alors d’être présentés peut-être dans les conclusions des avocats, à défaut de pouvoir faire valoir des dispositions plus classiques. Je renvoie là à la lutte dite institutionnelle, pour faire bouger les choses.

Je vais arrêter là.

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