Police, homosexualité et ordre social : l’application FLAG



De quel ordre social la policiarisation des minorités sexuelles et de genre procède-t-elle ?

Le 24 avril 2020, en plein confinement de la lutte contre l’épidémie de Covid 19, l’application pour smartphone Flag ! a été mise en ligne avec pour objectif principal de : « Permettre aux victimes et aux témoins de LGBTphobies (insultes, agressions, violences familiales, discriminations, ...), de violence conjugale au sein des couples LGBT ou de sérophobie de réaliser un signalement anonyme. Ce signalement sera daté et géolocalisé par la victime ou le témoin. »
L’objectif de cet article est d’entamer une réflexion sur l’ordre social qui sous-tend cette application de signalement en confrontant les discours qui la promeuvent et la défendent.
Sur la thématique policière, nous renvoyons à deux articles parus sur Trou Noir : GendNotes ou le discret retour du fichage homosexuel en France et La police comme symbole de la masculinité en crise.

PARU LE 28 MAI 2021 SUR TROU NOIR.ORG

Crédit photo : capture d’écran d’un gel hydroalcoolique vendu 10€ par le FLAG. Le produit a ensuite été retiré après une polémique.

« Pour nous l’enjeu principal n’est pas encore à l’heure actuelle l’accueil, c’est essayer de faire en sorte que cette parole vienne jusqu’à nous. C’est tout le sujet qui nous occupe pour essayer de monter des petites structures pratiques vigilantes qui permettent de capter ces victimes.  »

(Éric Krust, commissaire divisionnaire)

«  Plus il y aura de signalements et plus les résultats seront pertinents. Nous comptons sur vous ! »

(Association FLAG !)

Introduction

Jusqu’à une époque pas si lointaine en France, les personnes homosexuelles étaient inversement les sujets d’une répression d’État, sournoise et peu médiatisée, ou plutôt, certaines catégories de personnes homosexuelles étaient dans le viseur d’une surveillance ou de possibles arrestations. J’utilise l’adjectif « sournois » parce qu’en réalité l’homosexualité ne fut pas nommée en tant que telle comme catégorie d’ensemble à réprimer, ce qui était condamné concernait surtout des pratiques sexuelles outrepassant la frontière du public et du privé, qui ne peuvent à elles seules essentialiser une « nature » homosexuelle [1]. On peut cibler deux moments politiques qui participèrent d’un desserrement de l’étau répressif concernant l’homosexualité en France. Le premier se situe en 1791 où les révolutionnaires abolissent le crime de sodomie, le second en 1982 où le gouvernement socialiste de François Mitterrand met fin à la discrimination qui octroyait la majorité sexuelle à partir de 15 ans aux relations hétérosexuelles et à 21 ans pour les relations homosexuelles. Même si le nombre de cas de condamnations n’était jamais considérable (comparé aux autres affaires de mœurs telles que la prostitution), ces lois eurent de véritables impacts sur la façon dont les personnes homosexuelles pouvaient vivre publiquement leur homosexualité : la sodomie (sexualité non-reproductrice) et le détournement de mineurs (atteinte à l’Enfance) ont fini par devenir les principaux préjugés alimentant l’imaginaire collectif de la « paranoïa anti-homosexuelle » [2].

Dans les années 1990, la répression a changé de cible, glissant du sujet homosexuel vers les causes de sa discrimination : l’homophobie. C’est à partir d’une analyse des débats de la loi sur le PaCS que le politiste Éric Fassin a défini cette inversion de la question homosexuelle : « L’homosexualité est de moins en moins ce qui pose problème, mais c’est de plus en plus ce qui pose question à nos sociétés. C’est l’ “inversion” de la question homosexuelle qui interroge nos normes. » [3]

Il est donc important de comprendre que l’actualité juridique concernant le traitement de l’homophobie en France s’inscrit dans cette nouvelle dynamique de pouvoir sur la sexualité. En plus des lois ouvrant la voie à une égalité sociale entre hétérosexualité et homosexualité (PaCS, Mariage pour tous, PMA/GPA, etc.), il faut ajouter celles qui cherchent à les « sécuriser » en s’attaquant aux comportements homophobes. C’est ainsi qu’est adoptée depuis la loi du 27 janvier 2017, l’article 132-77 du Code pénal prévoyant la circonstance aggravante pour tous les crimes et délits punis d’une peine d’emprisonnement. Le caractère de LGBTIphobie, défini comme une infraction à l’encontre de quelqu’un-e à raison de son orientation sexuelle ou de son identité de genre, peut donc être mobilisé pour peser sur la peine encourue par le prévenu et sur les dédommagements que la victime peut recevoir lors de procès pour meurtre, viol, extorsion, menaces de mort, violence, chantage, vol, diffamation ou injure (liste non-exhaustive) [4].

FLAG ! est une association créée en 2001 par des policier-e-s pour lutter contre l’homophobie au sein des ministères de l’Intérieur et de la Justice, mais aussi dans un but d’accompagnement des victimes LGBTI dans leurs démarches avec la justice pénale. L’application de signalement des haines anti-LGBTI qu’ils ont lancé en 2020 est un outil qu’il est intéressant d’analyser pour le rôle qu’il joue au sein de cette inversion de la question homosexuelle. Dans une période où l’institutionnalisation des violences policières est de plus en plus la cible de critiques (militantes ou académiques), un tel dispositif ne peut se prémunir de toute réappropriation politique ni même se départir de toute reproduction de violence concrète ou symbolique à partir d’autres biais discriminatoires (si l’on pense par exemple aux violences policières et judiciaires et sur les populations précaires et racisées) [5].

L’objectif de cet article est d’entamer une réflexion sur l’ordre social qui sous-tend cette application de signalement en confrontant les discours qui la promeuvent et la défendent. On pourra alors se demander ce que cette inversion de la question sexuelle signifie sur le plan de la répression des désirs d’un côté et sur leur sécurisation d’un autre côté. Cette sémantique sécuritaire a-t-elle un genre ? a-t-elle un sexe ? a-t-elle une sexualité ? Pour cela il faudra rendre compte des ambivalences dans les usages politiques de la notion d’homophobie [6] (ou LGBTIphobies) qui eux-mêmes cachent celles de la notion d’homosexualité.

I. Présentation du dispositif

1. Description d’un outil technologique de signalement

L’application de signalement a été lancée le 24 avril 2020. Cet outil technologique qui doit être téléchargé et installé sur un smartphone pour être utilisé permet de signaler un acte LGBTIphobe.
Afin de comprendre l’utilisation de l’application, j’ai entrepris de procéder moi-même à un faux signalement. Cela me permet d’accéder aux types de structures proposées comme aide en fonction des informations fournies pour le signalement en question. J’ignore si faire un faux signalement est répréhensible par la loi. Cet outil n’étant pas un outil émanant du ministère de l’Intérieur, mais d’une association qui lui est associée, et l’anonymat étant préservé (autant pour la victime que pour l’accusé), on peut au moins supposer qu’un faux signalement avec cette application ne peut relever d’une dénonciation calomnieuse répréhensible par la loi.

Pour faire le signalement, la démarche est la suivante : ouvrir l’application, accepter ou refuser la géolocalisation de l’appareil, s’identifier comme citoyen ou comme agent, comme victime ou comme témoin, dater et horodater l’acte, préciser si l’acte a eu lieu sur un lieu physique ou sur internet, géolocaliser l’acte, spécifier le type d’acte [7], la caractérisation de l’acte [8], type d’auteur de l’acte [9], informations complémentaires décrivant les actes sans donner de coordonnées ou de nom, remplir le profil de la victime (profil, genre, catégorie professionnelle et tranche d’âge).
Mon faux signalement est le suivant : je dénonce des injures biphobes par un personnel soignant au 40 rue Rambuteau près du Centre Pompidou, j’ai entre 24 et 30 ans et je suis agriculteur. Une fois le signalement rempli, l’application me propose une liste de structures à disposition pour m’aider, dans l’ordre : Officier de liaison LGBT Paris, Brigade numérique, Commissariat/Gendarmerie, Défenseur des droits, Le MAG ! (association de jeunes LGBT âgés de 15 à 30 ans), BICause (association sur la bisexualité), Stop Homophobie, SOS Homophobie, Barreau de Paris, ACCEPT (hébergement d’urgence pour majeurs LGBT+)
L’application précise par un astérisque que ce signalement ne doit pas être assimilé à un dépôt de plainte ou à une main courante auprès des services de police ou de gendarmerie.
Enfin je peux demander à être recontacté par l’association FLAG !.

Outre le signalement, l’application propose un autre dispositif mis en place depuis le 6 avril 2021 : le dispositif « En lieu sûr ». Le principe est le suivant : « En affichant l’autocollant « En lieu sûr » sur leur vitrine ou sur leur porte d’entrée, les établissements s’identifient clairement auprès des victimes d’agressions en raison de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de violences conjugales, qu’ils peuvent accueillir et mettre en sécurité avant une prise en charge par les secours. » [10] L’application permet d’identifier ces « lieux sûrs » par un système de géolocalisation.

Enfin, l’application permet d’accéder à un onglet « Actualités » recensant les actualités produites et concernant majoritairement l’association FLAG !.

2. Qui gère l’application de signalement ?

L’association FLAG ! est à l’origine de la conception et de la promotion de cette application de signalement. Créée en 2001 par une dizaine d’agents de la Police Nationale avec deux objectifs fondamentaux : a) « lutter contre toute forme d’exclusion fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre dans le cadre de leurs fonctions au sein du Ministère de l’Intérieur et du Ministère de la Justice » [11] ; b) « accompagner et faciliter les échanges entre les victimes de LGBT-phobies et les acteurs de la chaîne judiciaire, les services de police et de gendarmerie et ceux relevant du Ministère de la Justice » [12].

Ces deux points sont importants à garder en tête pour comprendre la démarche politique de l’association à savoir : a) promouvoir une Police Nationale plus inclusive pour les minorités sexuelles et de genre ; b) intervenir comme intermédiaire officiel entre les victimes LGBT et les tribunaux. Ces deux points reflètent le contexte politique dans lequel les luttes pour les droits LGBT sont engagées car l’association est née deux ans après l’instauration de la loi sur le PACS qui a relancé une vague encore ouverte de discours et d’actes homophobes en France. FLAG ! participera dès sa création aux Marches des fiertés et rejoindra ainsi les revendications officielles (PACS, Mariage pour tous, filiation) des Centres LGBT qui organisent cet événement annuel [13].

FLAG ! fait partie aujourd’hui des associations représentatives des politiques nationales et hégémoniques concernant les avancées des droits LGBT au même titre que SOS Homophobie et AIDES, à la différence majeure que FLAG ! bénéficie de proximités plus étroites avec le gouvernement du fait de son rattachement au Ministère de l’Intérieur. En parallèle du lancement de l’application de signalement, FLAG ! organise des stages de sensibilisation aux discriminations LGBT-phobes dans le cadre des formations des agents de police et de gendarmerie et expérimente la mise en place d’Officiers de liaison LGBT dans des commissariats de police (c’est aujourd’hui le cas à Bordeaux, Paris et Marseille) pour accompagner les plaintes de victimes de LGBT-phobies. Toutes ces actions illustrent parfaitement l’influence que peut avoir une association comme FLAG ! sur une politique nationale.

L’application a reçu le soutien de Marlène Schiappa (lorsqu’elle était au Secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations), de la DILCRAH (Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT), de la Ville de Paris, de la Ville de Bordeaux, de la Ville de Lyon, de Garçon Magazine, du FDHT (fonds de dotation contre l’homophobie et la transphobie), et de Intériale (Mutuelle des agents de la fonction publique). Elle a également bénéficié d’une campagne de don participatif de crowdfunding.

Toutes ces initiatives qui semblent s’inscrire dans un mouvement général d’une avancée des droits LGBT en France n’est pourtant pas sans poser de problèmes d’ordre politique, j’en définirais trois : a) La part toujours plus grandissante accordée à une ingérence de l’État dans le vécu des minorités sexuelles et de genre ; b) L’évacuation totale des autres phénomènes de discrimination issue des instances policières, et en premier lieu : le racisme ; c) La promotion d’une société de la vigilance et de la répression.

De tout cela c’est l’idée même d’ordre social qui est constamment redéfinie pour coller aux injonctions politiques d’une époque. La question serait donc la suivante : de quel ordre social la policiarisation des minorités sexuelles et de genre procède-t-elle ?

II. Le signalement comme ordre social : Discours, promotions, réactions

Pour appréhender l’ordre social dont une application de signalement comme celle du FLAG ! se fait le relais, il est important de la replacer dans le cadre plus large des politiques publiques répondant au « sentiment d’insécurité », à la « recrudescence » ou à la « hausse alarmante » des agressions homophobes et transphobes, aux « attaques » contre les valeurs du républicanisme français, toutes ces notions qui fonctionnent comme un dispositif de capture émotionnelle instrumentalisant, en produisant par le discours, les inquiétudes d’une société.

1. La sémantique policière : vers une répression participative ?

Dès l’ouverture de l’application, ceci apparaît : le nom de l’application (FLAG !) est incrusté dans un logo symbolisant à la fois un gyrophare de police ET les couleurs du drapeau LGBT. Flag lui-même peut être compris comme l’abréviation de la notion policière de « flagrant délit » ET la traduction anglaise du mot drapeau. Ce logo est en soi une fusion dans le discours des symboles policiers et des luttes LGBT.

Dans les jours qui ont suivi le lancement de l’application, plusieurs médias ont relayé cette actualité du FLAG !, tous expliquent comment s’en servir et de dire l’objectif de « cartographier les violences LGBT ». Le président de l’association FLAG !, Johan Cavirot, est par exemple interviewé sur France Inter : « On a un certain nombre de plaintes rejetées côté police, qui sont sous-représentatives des réelles LGBTphobies sur le territoire national » [14]. Il s’agit ici de reprendre le même constat établi par différentes associations luttant contre l’homophobie que la majorité des victimes ne vont pas porter plainte dans un commissariat de police (par refus de publiciser une affaire privée, par crainte du comportement policier...). Un communiqué du FLAG ! publié sur le blog de la Préfecture de Police s’ouvre par ces phrases : « Aujourd’hui, seulement 4% des victimes d’injures osent se faire connaître et accompagner. Pour que ce chiffre augmente, les victimes doivent être soutenues et davantage accompagnées dans leurs démarches » [15]. Il est intéressant de souligner ici que c’est la notion d’« injure » et pas seulement de « violence physique » qui est mobilisée pour la faire entrer dans le cadre d’une procédure judiciaire. Il s’agit bien d’encourager, en orientant les signalements vers les bureaux de police. On assiste à un élargissement de la définition de tort subi répréhensible par la loi et donnant possiblement lieu à une action policière.

Faire du chiffre pour qu’ils correspondent aux « réalités des LGBTphobies sur le territoire national », c’est écrit en gros sur le site du FLAG : « Plus il y aura de signalements et plus les résultats seront pertinents. Nous comptons sur vous ! ». L’objectif du FLAG est donc le suivant : mis à contribution pour une meilleure prise en charge policière, les victimes doivent parler, doivent signaler, elles participeront ainsi à lutter contre la réalité des violences faites aux minorités sexuelles et de genre. Une certaine idée de la répression participative s’installe dans le champ médiatique français, par le biais des associations subventionnées par l’État, par la démocratisation des outils techniques de géolocalisation, et par l’exploitation de chiffres en faveur d’une valorisation des systèmes de signalement.

2. Une promotion au long cours : exemples par les faits divers

Pour que le nombre de signalements augmente, FLAG va miser sur une communication au long cours, par l’intermédiaire des différents fais divers impliquant une agression LGBT-phobe. Ainsi on retrouve régulièrement la mention de l’application FLAG dans des articles traitants d’agressions homophobes ou transphobes. Le 15 septembre dernier, dans un article du magazine gay Têtu : « Le jeune victime d’insulte n’a pas souhaité porter plainte, détaille actu.fr. Pour signaler anonymement les actes LGBTphobes, l’association Flag ! a mis en place une application smartphone. Seul 4% des victimes d’injures ou d’agression LGBTphobes osent parler de ce qu’elles ont vécu, soit à travers une plainte, soit auprès des associations, insiste l’association des agents LGBT+ du ministère de l’Intérieur. » [16]

En 6 mois, pas moins de 9 articles de ce magazine font mention de l’application de signalement sur des sujets concernant les violences LGBT-phobes, difficile aujourd’hui d’aborder ce sujet sans faire la publicité de cet outil.

Mais prenons le cas d’un de ces faits divers, celui de propos homophobes d’un policier à l’encontre d’un jeune homme racisé lors d’un contrôle pour tapage nocturne (des jeunes tournaient un clip vidéo) dans le quartier La Chapelle à Paris. La scène a été filmée et diffusée sur les réseaux sociaux par un riverain : « Sur le document, on voit deux policiers coincer un homme contre un mur pour l’appréhender, dans un contexte de vive tension entre les deux parties. Les insultes fusent de la part d’un des deux agents : « Ferme ta gueule, je t’encule, moi. Tu n’es pas un homme, tu n’es qu’un petit pédé.  » [17] Parmi les associations LGBT qui se sont positionnées sur cette affaire, on peut dégager deux attitudes. La première est celle de STOP Homophobie et de l’association Mousse qui ont décidé de porter plainte, et leur avocate mentionne le caractère intersectionnel de tort infligé : « Ce contrôle de police a lieu dans un contexte intersectionnel, où plusieurs facteurs de discrimination s’entremêlent. Le policier s’est cru autorisé à employer des insultes homophobes pour rabaisser le jeune qui est interpellé. Ici aussi, racisme et homophobie sont inextricablement liés. » La seconde est celle du FLAG, qui décide de faire un signalement à la police des polices, l’IGPN : « Je ne me prononcerai pas sur les motifs de l’interpellation ni sur la personne qui visiblement refuse d’obtempérer. Par contre les propos homophobes n’ont clairement pas lieu d’être et je réalise un signalement sur la plateforme de l’IGPN. » Le discours du FLAG sur cette affaire est très clair : la réponse ne pourra être que policière, si un policier est accusé d’homophobie, ce sera à la police des polices de s’occuper de son cas. Les seuls mots pour la victime l’accusent «  visiblement  » d’outrage à agent.

La récolte de chiffres grâce aux signalements permet également à FLAG de communiquer régulièrement. Ainsi, trois mois après le lancement de l’application, c’est l’occasion pour l’association de présenter ses premières récoltes sur leur compte Twitter : « 90 jours après son lancement et déjà 538 signalements sur le web et 200 actes LGBTphobes en France soit plus de 2 victimes signalées par jour. Ensemble faisons connaître l’appli FLAG !. Rendons visible ces violences ! #SignalementFLAG » [18]. Ce message est accompagné des premières « cartographies de l’homophobie ». Elles ne sont pas précises ni accompagnées de légendes, communiquées telles quelles.

3. La sémantique de la chasse

L’association FLAG est également intervenue en décembre 2019, soit quelques mois avant le lancement de l’application, dans l’affaire d’une agression transphobe survenue à Bordeaux. C’était l’occasion pour elle de démontrer médiatiquement l’étendue de son arsenal anti-LGBTphobies. Dans la quasi-totalité des articles de presse relayant l’affaire, l’association FLAG est citée comme un partenaire primordial dans l’accompagnement de la victime. Deux jours après l’agression, Laurent Turbiez, délégué du FLAG de la Nouvelle-Aquitaine, a même droit à une interview dans le quotidien régional Sud-Ouest [19] : il y commentera l’affaire et décrira l’ensemble des dispositifs mis en place par le FLAG pour venir en aide aux victimes. Mais c’est le commissaire divisionnaire Éric Krust, en charge du dispositif de permanence d’accueil et de conseil pour les victimes d’actes LGBT-phobes à l’hôtel de police de Bordeaux, qui décrira le mieux le projet : « Pour nous l’enjeu principal n’est pas encore à l’heure actuelle l’accueil, c’est essayer de faire en sorte que cette parole vienne jusqu’à nous. C’est tout le sujet qui nous occupe pour essayer de monter des petites structures pratiques vigilantes qui permettent de capter ces victimes. » [20]

Le recours à la sémantique de la chasse et de l’appât [21] dans le discours du commissaire (« vienne jusqu’à nous », « capter ces victimes », « petites structures vigilantes ») est à mettre en perspective avec le projet de géolocalisation des LGBTphobies. Johan Cavirot, président du FLAG, raconte pour le journal 20minutes : « Nous avons besoin de savoir où sont localisées les LGBT-phobies afin de trouver des solutions adaptées avec nos partenaires. À Paris, par exemple, on ne fait pas de la prévention à Barbès comme on en fait dans le 16e ou dans le Marais. Ce n’est pas la même typologie de public. » [22] Ou encore sur le site du FLAG : « Le signalement est caractérisé, daté et localisé par la victime ou le témoin. Il alimente ainsi une cartographie précise qui facilitera par la suite le développement de politiques publiques et d’actions ciblées en faveur de la lutte contre ces violences. » Cette insistance sur la nécessité d’une cartographie précise et d’actions ciblées nous conduit à tenter de mettre cette pratique en parallèle avec les techniques de profilage de la délinquance qui justifient les contrôles au faciès, où la pragmatique des chiffres (taux d’infractions) sur une zone géographique permet d’y mettre en place des contrôles d’identité ciblés, répétitifs, illégaux et brutaux.

III. Actualité du signalement : une définition de la « bonne » victime

À travers les faits divers que nous avons pu voir, et l’attitude différentielle du FLAG ! à leur sujet, c’est une définition de la « bonne » victime qui est à l’œuvre. D’un côté, il y a l’histoire de Nana où l’association est rapidement intervenue pour la soutenir, de l’accompagnement de la plainte jusqu’à sa présence au tribunal [23] ; de l’autre celle dont on ne connaîtra pas le prénom, un jeune homme racisé présent dans un quartier très populaire de Paris, insulté et arrêté par un agent de police lors d’un contrôle pour tapage nocturne, où le président du FLAG ! ne manquera pas de préciser que « la personne visiblement refuse d’obtempérer ». La première victime est alors présentée comme une « bonne » victime dont on écoute la parole, qu’on croit immédiatement et soutient, qu’on accompagne dans sa demande de réparation ; tandis que la deuxième apparaît comme la « mauvaise » victime à qui on reproche de ne pas se soumettre à une arrestation arbitraire, qui ne fera l’objet d’un quelconque soutien, si ce n’est un signalement auprès de l’IGPN, c’est-à-dire que le choix est fait d’une solution interne du problème. Ce sont aussi deux types de signalement qui sont à l’œuvre et différemment traités. Le premier est un recours à la police et à la justice, le second est une vidéo d’un témoin d’une violence policière partagé sur les réseaux sociaux. Le caractère individuel du premier semble plus légitime que le caractère politique, c’est-à-dire collectif du second. La sanctuarisation de la « bonne » victime se double d’une légitimation du « bon » signalement.

Dans son ouvrage La société de vigilance, Vanessa Codaccioni parle d’une rationalisation et d’un perfectionnement des pratiques délatoires dans le but de les rendre banales, quotidiennes, mais aussi « encadrées » par les autorités. L’application du FLAG ! prend sa place dans l’ensemble des dispositifs actuels qui étendent le régime de la solution policière (cf. Loi « sécurité globale ») par le biais légitime de l’aide aux victimes LGBT. Vanessa Codaccioni ne manque pas de souligner que « les pro-répression mobilisent des domaines pour lesquels celle-ci apparaît comme plus légitime et moins attentatoire aux garanties fondamentales » [24].

La mise en avant et la promotion de la « bonne » victime permettent d’invisibiliser l’objectif réel d’une telle démarche, la surveillance de tous par tous encadrée par l’institution policière. L’une des manières de faire est d’en rationaliser les techniques et de les rendre disponibles dans notre vie quotidienne : banaliser le geste du signalement, obtenir le plus de signalements possibles pour correspondre à la « réalité » de la LGBTphobie en France et participer à une cartographie « sociologique » sécuritaire.

Conclusion

Quel ordre social sous-tend l’application de signalement des comportements LGBTphobes ? Nous avons vu dans une première partie la manière dont s’utilise cette application. Si la description peut sembler prosaïque, c’est qu’elle met en lumière les procédés technologiques de rationalisation de ces violences par « inclusion » d’une série d’infractions possibles sur des identités de genre et sexuelles multiples. Une des caractéristiques de cet ordre social est donc une rationalisation qui réduit la signification d’une violence subie à un ensemble de critères définis par une institution policière.

Dans un second temps, nous avons vu que la manière dont la sémantique sécuritaire défendue par l’application trouve des points de résonance dans les articles de faits divers d’agressions homophobes et transphobes. L’enjeu est de taille pour le FLAG : la pertinence de son outil passe par le nombre de signalements obtenus. Il leur faut donc mettre en place une promotion au long cours de leur outil en cherchant à la faire valoir dans tous les faits publicisés de violences LGBTphobes.

Enfin, nous avons abordé une des conséquences politiques de l’outil de signalement, celle de la définition de la « bonne » victime en tant que celle qui a recours à l’État comme intermédiaire dans un tort subi en mobilisant les éléments rationalisés judiciairement qui identifient ce tort.

L’application et les actions du FLAG ! produisent et veillent à un ordre social qui légitime la verticalité du pouvoir policier, qui invisibilise la dimension politique de la peur (sémantique sécuritaire), et qui rationalise une tendance générale à la dénonciation. Mais la première rationalisation dont l’association fait preuve, c’est celle d’une identité LGBTI imperméable à d’autres biais de discrimination.

Dr. Jerome Fontana
Expert en police intergalactique et chauffeur de limousine.



Notes

[1Au contraire, il faut aller voir du côté du dispositif médical pour trouver une essentialisation de l’homosexualité puisque ce n’est qu’en 1990 que l’OMS raya celle-ci de la liste des maladies mentales. Mais cette discrimination médicale n’est pas une loi pénale à proprement parler.

[2Je reprends ce terme à Guy Hocquenghem qui l’a développé en 1972 dans son ouvrage incontournable Le Désir homosexuel (Fayard, 2000).

[3
Fassin, É. (2003). L’inversion de la question homosexuelle. Revue française de psychanalyse, 1(1), 263-284. https://doi.org/10.3917/rfp.671.0263

[4Informations recueillies dans le Rapport sur les LGBTIphobies 2020, conçu par l’association SOS Homophobie, dans le chapitre « Le droit français face aux LGBTIphobies » (p. 174).

[5Cf. La vaste étude de Didier Fassin sur le rôle des polices de quartier dans le maintien d’un ordre social, notamment le chapitre « Discriminations » (p. 231), in La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, 2011. Le sociologue y tente de saisir le « racisme institutionnel en tant que pratique collective » (p. 268) plutôt qu’individuelle qui circule dans la corporation policière.

[6Daniel Borillo et Caroline Mecary décrivent les différentes facettes qui composent la notion d’homophobie en France dans leur ouvrage L’Homophobie (Collection « Que Sais-je ? »,PUF, 3 éd., 2019). Une définition générale de l’homophobie sur laquelle on pourrait s’accorder pour poursuivre l’analyse serait la suivante : « L’homophobie comprise comme conséquence psychologique d’une représentation sociale qui, en octroyant à l’hétérosexualité le monopole de la normalité, fomente le dédain envers celles et ceux qui s’écartent du modèle de référence. » (p. 14).

[7Liste exhaustive des types d’acte : injures, mégenrage, outrage sexiste, diffamation, provocation à la haine et à la violence sur/hors internet, menaces de violence, menaces d’outing, menaces de mort, diffusion d’informations personnelles, lettres mails appels malveillants, se faire bousculer ou secouer, se faire suivre ou poursuivre, violence simple, violence en réunion, violence conjugale ou familiale, violence avec arme, violence (guet apens), violence avec arme par destination, se faire cracher dessus, agression sans arme, jet d’objet, agression sexuelle, extorsion d’argent, extorsion (autre qu’argent), séquestration, vol d’un bien, dégradation d’un bien, provocation à la discrimination, discrimination à l’emploi, refus de service, refus d’un droit, refus d’une plainte à caractère LGBTphobe, tag ou graffiti, viol ou tentative de viol, empoisonnement, torture, meurtre ou tentative de meurtre, harcèlement, cyber harcèlement.

[8Liste exhaustive des caractérisation d’acte : homophobe envers des hommes, homophobe envers des femmes, biphobe, transphobe, sérophobe, violence conjugale couple hommes, violence conjugale couple femmes, violence conjugale couple transgenres, raciste, sexiste, antisémite, islamophobe, autre religion, autre (enbyphobe, interphobe, …).

[9Liste exhaustive des types d’auteur de l’acte : personne connue (entourage), personne non connue seule, personnes non connues en groupe, conjoint/conjointe, cercle familial, camarade de classe, personnel scolaire, équipier sportif, supporter, policier national, policier municipal, gendarme, militaire, autre agent du ministère des armées, pompier, autre agent du ministère de l’intérieur, agent pénitentiaire, co-détenu, magistrat-procureur, autre agent du ministère de la justice, autorités publiques et élus, personnel municipal, personnel hospitalier, personnel soignant – dentiste, syndicat, agent de sécurité privé, personne morale, ouvriers, taxti – VTC.

[10FLAG !, ​Lancement du dispositif « En lieu sûr », Communiqué de presse du 06 avril 2021. URL : file :///C :/Users/UTILIS 1/AppData/Local/Temp/2021-04-06_CP_En_lieu_sur.pdf

[11Statuts juridiques de l’association FLAG ! (Assemblée Générale du 23 mars 2019).

[12Idem.

[13L’année 2017 est à ce titre symbolique pour l’association FLAG ! puis qu’un de ses membres, Xavier Jugelé, est décédé lors de l’attentat du 20 avril 2017 sur l’avenue des Champs Elysées. Étienne Cardilès, le compagnon de Xavier Jugelé, prononça un discours public lors de la cérémonie de commémoration. Le 30 mai, Étienne Cardilès épouse à titre posthume son compagnon Xavier Jugelé en présence d’Anne Hidalgo et de François Hollande, alors ancien président de la République.

[14Une application lancée pour signaler les violences LGBTphobes, France Inter, le 24 avril 2020. URL : https://www.franceinter.fr/societe/une-application-lancee-pour-signaler-les-violences-lgbtphobes

[15Une application mobile pour signaler les actes LGBTphobes, Communiqué du FLAG, Préfecture de Police. URL : https://prefpolice-leblog.fr/une-application-mobile-pour-signaler-les-actes-lgbtphobes/

[16« À Versailles, un jeune homme victime d’une agression homophobe en pleine nuit, Têtu », septembre 2020. URL : https://tetu.com/2020/09/16/a-versailles-un-jeune-homme-victime-dune-agression-homophobe-en-pleine-nuit/

[18Compte Twitter du FLAG : URL : https://twitter.com/flagasso/status/1291252815734755328

[19« J’ai immédiatement déclenché une chaîne d’alerte pour retrouver la victime, lui venir en aide et déterminer ce qu’il s’était passé. J’ai aussitôt appelé le commissaire divisionnaire Éric Krust, de l’état-major de la Direction départementale de la Sécurité publique, avec qui je travaille sur cette thématique et qui dirige le dispositif pilote en France, mis en place depuis juin au sein du commissariat central de Bordeaux. Il a tout de suite réagi. Nous sommes entrés en contact avec la présidente du Girofard [centre LGBTI + de Nouvelle-Aquitaine, à Bordeaux], grâce à laquelle nous avons retrouvé la victime. »

[20« Une enquête ouverte après l’agression d’une femme trans de 25 ans à Bordeaux », France 3 Nouvelle Aquitaine, Vidéo. URL : https://www.youtube.com/watch?v=c3cLK9zYr84

[21La même sémantique est utilisée en marketing lorsqu’il s’agit d’atteindre un « public cible » ou de mener une « chasse aux talents ».

[22« Homophobie : Une association lance une application de signalement des violences anti-LGBT », 20 minutes, le 24 avril 2020. URL : https://www.20minutes.fr/societe/2767319-20200424-homophobie-association-lance-application-signalement-violences-anti-lgbt

[23L’article « Transphobie et justice : il est intolérable d’être toléré » paru sur la revue en ligne militante Trou Noir fait le récit du procès des agresseurs de Nana. URL : http://www.trounoir.org/?Transphobie-et-justice-il-est-intolerable-d-etre-tolere

[24Vanessa Codaccioni, La société de vigilance. Auto-surveillance, délation et haines sécuritaires, Textuel, 2021, p. 100.

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