Procès de Bure - L’Enfouissement de la Contestation



La radioactivité des combustibles usés décroit au fil des ans, contrairement à la tension entre l’État et les contestataires au projet Cigéo. C’est que ce projet d’enfouissement des déchets les plus dangereux revêt une importance cruciale pour le secteur nucléaire, et donc les gouvernements français successifs. Le procès qui vient de se tenir pourrait éclairer sur la situation de la critique du Nucléaire en notre pays.

Quelle forme peut aujourd’hui encore prendre une opposition à un projet national ? L’État accepte-t-il la contestation civile d’un programme qu’il juge d’intérêt national et estampille comme tel ? La raison d’État peut-elle prévaloir dans une démocratie ? Il semble légitime de se poser les questions, cependant que sept personnes sont inculpées en ce début juin 2021 pour s’être mobilisées contre le projet d’enfouissement des déchets radioactifs en la commune de Bure.

Nous sommes tous des associés

Une tribune collective apporte un soutien clair aux citoyens mis en cause et fait voeu de leur relaxe. Selon nous, il s’agit de prendre conscience que chacun de nous est associé, bon gré mal gré, aux perspectives de ce projet et ses éventuelles conséquences. Que cette arrière-cour distante est celle de tous. Si certains ont défendu leur lieu de vie, leur bassin géographique, il ne faut pas oublier que la région particulière dans laquelle sont supposés se concentrer les déchets à haute activité radioactive est notre jardin commun, si éloigné soit-il.

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Originellement, la loi relative à la gestion des déchets radioactifs (loi dite Bataille de 1991) fait obligation de lancer des recherches, notamment en direction d’un stockage géologique, mais pas seulement. Dès lors, la tâche est confiée à l’Andra (agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs), une agence à visée industrielle et commerciale (à l’instar de la SNCF). Après de nombreux événements, moultes tergiversations et rebondissements, le site de Bure est sélectionné par les autorités françaises et une unique solution est arrêtée, contre toute attente : il y est question de créer en premier lieu un laboratoire souterrain destiné à étudier et valider in fine le stockage réversible en couche géologique profonde. Une réponse industrielle notoirement encouragée par l’OCDE et l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) aux dépends de toutes autres solutions.

Dans ce dossier, les décisions orientées faussement soumises au débat n’auront pas manqué. C’est déjà ce déni démocratique qui est regrettable et qui aura participé à braquer les administrés. Mais également sur le fond, de multiples controverses sur lesquelles nous n’allons pas manqué de revenir dans les semaines à venir. Ce procès est en effet l’occasion de refaire le point sur cette vaste histoire et la situation actuelle.

Il nous faudra revenir en détails sur Cigéo

Peu nombreux (la densité y est de 6 à 8 habitants par kilomètres carrés), les habitants des deux départements hyper-ruraux concernés (Meuse et de la Haute-Marne) n’en entendent pas moins refuser pareille issue en leur voisinage et se seront mobilisés via des associations, des collectifs (Bure-Stop, Cedra52, Eodra et tant d’autres), auront manifesté sur la voie publique, pétitionné, occupé, formulé des recours juridiques, exigé un véritable débat démocratique… contre l’accaparement des terres agricoles et forêts par la Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural (SAFER) via des conventions cadres avec l’Andra (l’Andra est un des plus grands propriétaires de la région), contre les pressions exercées sur les administrés et leurs édiles pour bénéficier qui de leur terre agricole, qui de leurs votes favorables, contre l’absence de transparence et de véritable débat public, contre le défrichage d’une forêt communale vieille de 300 ans mené illégalement… Bref, contre Cigéo. La tension est parfois telle que des affrontements ont lieu.

C’est que la perspective de réceptionner les plus dangereux déchets radioactifs stockés en France ne réjouit pas. Doux euphémisme. Ces déchets sont dits ultimes. Ils émanent de la filière nucléaire, représente 2,8 % du volume total (85 000 mètres cubes). Classés selon leur dangerosité, y seront envoyés ceux « à moyenne activité et à vie longue » (MA-VL – outillages irradiés liés à la production ou à la maintenance) et ceux à « haute activité et à vie longue » (HA-VL – éléments de cœur de réacteur), concentrant carrément 99,8 % de la totalité de la radioactivité après leur usage industriel.

En lieu et place d’assurer le cycle complet du combustible, la promesse d’origine de recyclage des éléments ultimes étant compromise, le secteur nucléaire solutionne la quadrature du cercle avec une simplicité déconcertante : l’uranium issu des mines retournerait en terre, cycle schématique confondant.

Le gigantisme du projet, listé à termes comme l’un des plus grands sites industriels d’Europe, inquiète : par son financement massif (le coût réel est difficilement arrêté), par la surface concernée (5 villages meusiens et haut-marnais impactés sur près de 300 hectares), par les nuisances et risques possibles (rejets radioactifs, contamination des eaux, accident…).

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Côté professionnel, Cigéo est promu comme la nouvelle vitrine, avec d’autant plus d’importance commerciale à l’exportation qu’aucun projet de ce type n’existe ailleurs encore dans le monde. Une vitrine de plus. Le secteur nucléaire espère une solution industrielle viable, cependant que les autres démonstrations du savoir-faire nucléaire à la française n’auront pas vraiment été les succès escomptés jusqu’à maintenant…

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Rapidement résumés ici, les tenants et aboutissants mériteront donc un développement conséquent sur notre site Internet, dans la droite ligne rédactionnelle auquel nous nous astreignons depuis le début, à toute fin d’éclairer votre opinion sur la question nucléaire.

Rapides flashbacks

Sur un air de commencer par le dernier épisode médiatique… Avant que de reprendre dans nos prochains articles l’histoire de la gestion des déchets radioactifs, comment en sommes nous arrivés à ce procès retentissant ?

L’interpellation d’avocats dont l’un fut placé sous statut de témoin assisté et la saisie de son matériel professionnel (violant au passage le principe du secret des correspondances entre un avocat et son client prévenu) était déjà un point d’orgue remarquable parmi les jalons quotidiens visant à faire taire et/ou contraindre les opposants actifs : contrôles systématiques des véhicules, des allers et venues, contrôles des identités fréquents et parfois permanents, captations des personnes à des fins d’identification, surveillance généralisée, fichage des habitants en fonction de leur docilité (« maîtrisé », « maîtrisable » ou « difficile à maîtriser »), prises de vues constantes… Soit une multiplication d’ampleur des poursuites engagées par les autorités contre les militants anti-Cigéo, délits bénins compris, cette oppression ne pouvant déboucher que sur des incidents.

Le point de non-retour sera franchi aux yeux des autorités à la suite de dégradations survenues en juin 2017 et une banale manifestation champêtre non déclarée en août de cette même année. Les moyens colossaux allaient être dorénavant utilisés pour protéger le gigantesque projet, faire droit à l’ordre et démonstration de force. Le grand attirail : perquisitions et saisies informatiques et de documents, écoutes administratives et judiciaires, interdictions de communiquer entre certains habitants, interdictions de territoire, atteintes aux libertés d’expression et d’association, balisage de véhicules, géolocalisations, fausses antennes relais pour la captation des données téléphoniques… Hors norme que ces moyens d’investigation, comme le projet. De prime abord, chacun pourrait se dire qu’un tel déploiement doit nécessairement reposer sur la base de délits et crimes d’importance. Mais lesquels alors ?

C’est justement l’utilité de ce procès que celle de savoir et comprendre ce qui aura été précurseur à cet emballement judiciaire. Au-delà des poursuites envers les opposants pour outrage et rébellion, refus de relevé d’empreintes génétiques, etc., il est question aujourd’hui pour sept prévenus de comparaitre en correctionnel pour association de malfaiteurs.

Durant quatre années qu’aura duré l’instruction et leur attente, les inculpés n’avaient d’autre hâte que la programmation de cette audience au tribunal. Et à vrai dire, nous ne sommes pas moins impatients et curieux de suivre des débats au cours desquels l’accusation ne manquera pas d’avancer des preuves forcément tangibles et indiscutables compte tenu des moyens financiers qui auront été engagés.

Spoiler ! Ce procès n’est pas le énième symbolique de l’acharnement judiciaire à l’encontre des habitants passifs ou actifs dans la manifestation de leur opposition. Il se révèlera historique à plus d’un titre, si bien qu’il nous faut vous le narrer dans les détails à votre attention. Le paroxysme atteint par un système juridique et par des services policiers affairés à protéger l’État des libertés de manifester (ses opinions, son opposition…) contre un secteur national ne doit pas être tu. Cette Histoire mérite une retranscription en profondeur, vaut d’être contée dans leurs grandes largeurs.

Procès, jour 1

À la mesure des investigations diligentées durant l’instruction, le parvis du tribunal de Bar-le-Duc est encadré de pléthoriques compagnies de CRS, les couloirs dudit tribunal jalonnés de très nombreux policiers lourdement armés. La préfecture semble craindre quelque débordement ou vouloir imposer son autorité de fait. Les conditions sanitaires et ses modalités contraignantes n’arrangent rien au contexte. Mais rassurez-vous, aucun détail ne nous a échappé.

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Écrans de la salle de presse

C’est que le lieu est devenu médiatique. Les comparutions n’ont pas cessé en quatre ans, une soixantaine de séances, parfois particulières. Le parquet du tribunal y aura adopté une attitude qui amène à s’interroger sur son impartialité, l’absence de sérénité des audiences aura heurté. Une situation telle que le tribunal de Bar-Le-Duc se soit trouvé dessaisi de l’ensemble de ces procédures et qu’un rapport de la ligue des droits de l’Homme soit commandé à un observateur international mandaté.

J’ai noté une disproportion manifeste entre l’importance des moyens mis en œuvre, des forces de l’ordre déployées et le caractère mineur des infractions poursuivies, le peu de dossiers fixés à l’audience, l’absence d’antécédents au casier judiciaire des personnes poursuivies et le caractère manifestement inoffensif des prévenus. […Les ] acteurs de la justice, et particulièrement la présidente, n’étaient pas aptes à conduire l’audience vers une issue sereine. […] Le déploiement des forces de l’ordre, à l’extérieur du palais et dans le palais, y compris dans la salle d’audience, est un troisième élément qui renforce les tensions. […] Ayant, en trente années de barreau, eu l’occasion de fréquenter de nombreux palais de justice et de nombreuses salles d’audience, je peux témoigner qu’en dehors des procès mettant en cause des terroristes ou des faits de grand banditisme, je n’avais jamais ressenti, tant aux alentours que dans le palais et dans la salle d’audience, un tel sentiment d’oppression alimentée par la présence surdimensionnée des forces de l’ordre, pour la plupart en tenue d’intervention. Un telle présence policière oppressante est incompatible avec les valeurs qui portent l’œuvre de justice, dont la publicité des débats et la sérénité des audiences. Enfin, quand on voit l’examen d’une audience dans son ensemble, avec les tensions et le déséquilibre des relations entre les magistrats, le public et la défense, on ne peut que questionner d’urgence le principe des « audiences dédiées » qui dramatisent nécessairement les débats, faisant de tous les dossiers un problème collectif et permettant de les amalgamer. […] Le tout, rappelons-le, de façon totalement disproportionnée par rapport à la gravité des faits reprochés à chaque prévenu.

Comme au jour de la marmotte en un film célèbre, les faits semblent têtus. Nous ne pouvons que plussoir sur l’impression générale que ce dispositif impose. Le juge aura beau rappeler qu’il reste le garant de la sérénité des débats, dusse-t-il y parvenir par tous les moyens dont il dispose, évacuation de la salle d’audience comprise, l’atmosphère reste pesante.

Dans une déclaration préliminaire, chacun des prévenus invoquera leur droit à garder le silence durant les trois journées.

Ce mutisme n’était pas de rigueur à l’extérieur. Si l’exécutif souhaitait circonscrire la publicité des débats, c’était sans compter sur les sympathisants et amis activistes venus soutenir leurs amis pendant le temps des débats. Des barnums étaient dressés pour accueillir des stands anti-nucléaires, restauratifs, associatifs, des chorales et orchestre enchantaient la place, des danses, des prises de paroles et discussions s’enchainaient. Et enfin une synthèse des débats était proposée chaque soir. On a connu plus discret que cette effervescence.

La volonté des personnes au-dehors est de même ordre que celle des huit avocats de la défense : souligner le caractère éminemment politique de ce procès. Défendre collectivement les prévenus en tant que participants à une lutte, embarqués dans une stratégie de résistance générale faisant passer « d’émeutier à citoyen légaliste de façon indiscernable » et en alternance constante.

Le théâtre politique a donc pris place à l’extérieur. Une manifestation festive dans les rues aura rassemblé jusqu’à 800 personnes, inculpés et avocats compris exerçant leur droit à manifester, au milieu des banderoles et slogans, obligeant le juge quasiment esseulé à finir la lecture de l’acte d’accusation, acculé en sa salle pendant que la manifestation de soutien déborde les rues et bât son plein.

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Manifestation festive de soutien dans les rues de Bar-le-Duc

De ces 180 pages, résumé des 22000 pages du dossier façon pitch, nous apprenons que la comparution concerne la dégradation et le vol en réunion, l’ organisation d’une manifestation sur la voie publique sans déclaration au 15 août 2017 (qui aura tourné à l’affrontement avec les forces de l’ordre ; l’incendie de l’hôtel-restaurant du Bindeuil le 21 juin 2017 et la dégradation de l’écothèque de l’Andra ont fait l’objet d’un non-lieu), l’attroupement après sommation de dispersion, la détention en bande organisée de substance ou produit incendiaire, ainsi et surtout l’association de malfaiteurs.

La stratégie de l’accusation est limpide : il lui suffit de prouver l’appartenance de toute ou partie des prévenus à un groupe, groupe qui se serait réuni dans l’intention de commettre une action violente, entre autres ententes, leur seule présence physique devenant un élément constitutif de participation. En amont, c’est justement ce chef d’inculpation qui aura permis non seulement de procéder à des arrestations préventives mais aussi d’ouvrir de larges enquêtes durant lesquelles les suspects peuvent être placés sous contrôle judiciaire, voire en détention provisoire, parfois sans qu’aucun fait matériel ne soit caractérisé. Aussi, le ministère public va devoir convaincre de la pertinence des moyens de police et de justice déployés pendant les quatre ans de procédure. Il serait en effet malvenu pour lui qu’une souris judiciaire naisse d’une telle montagne policière.

Le dispositif est identique chaque journée d’audience : à l’extérieur, les slogans, les prises de parole, les drapeaux et les banderoles, à l’intérieur du tribunal, le déroulé méthodique de la procédure.

Procès, jour 2

Cette journée verra défiler quatre témoins. Particulièrement marquée par la présence du magistrat instructeur Kevin Le Fur. Ce dernier était arrivé en poste en 2016 quelques temps avant le début de l’instruction, aux côtés du procureur Olivier Glady, largement décrié dans l’avis de la LDH évoqué plus haut mais apparemment si méritant. Jouant de conserve, leurs actes et nombreux réquisitoires introductif et supplétifs auront pleinement participé à la situation judiciaire actuelle. Situation que les avocats de la défense ont à cœur de vilipender, à commencer par l’ordonnance de renvoi de 180 pages.

Ce document qui liste les charges finales retenues aux termes de ces quatre dernières années d’instruction va focaliser les attentions. De sa lecture, les défenseurs s’étonneront de plusieurs erreurs manifestes (concernant le nombre de documents nominatifs retrouvés, la retranscription d’écoutes tronquée, la référence à des procès-verbaux…), des moyens d’investigation utilisés en des proportions exceptionnelles et pour un coût conséquent et ‘illimité’ avec l’assentiment du ministère public (près de 1 millions d’euros, hors charges de services), la captation de correspondances entre avocats identifiés et clients, l’inutilité de nombreuses pièces à la manifestation de la vérité, des investigations poussées en tout sens sans guère de restrictions et/ou d’instructions précises, l’originale théorie du ‘baby block’ ne reposant sur aucune caution scientifique autre qu’une source gendarmesque truculente, les irrégularités procédurales non soumises à la chambre collégiale de l’instruction, les prélèvements de matière génétique sous contrainte voire humiliants…

Mais surtout l’impartialité de Le Fur sera mise en branle et sa rigueur déontologique en porte-à-faux. C’est que le jeune juge d’instruction aura fourni à la DGSI de nombreux scellés sans aucune justification procédurale et encore moins la volonté de s’exprimer à la barre sur ce curieux et intrigant point. Enfin, par sa double casquette et en un conflit d’intérêt patent, le magistrat instructeur Kevin Le Fur aura profité d’une audience au tribunal de Bar-le-Duc du juge de siège Le Fur Kevin pour effectuer une aspiration collective des correspondances téléphoniques.

Face à toutes ces remarques pertinentes, entre quelques échanges acerbes entre les juristes, le trentenaire magistrat se murera dans une posture sempiternelle : celle de ne pas commenter sa propre ordonnance de renvoi. Devant les faits mis en exergue par les représentants de la défense et qui auront étonné jusqu’aux bancs du public, le quasi-mutisme du témoin révélera en creux les failles que les avocats de la défense auront rendues béantes. Ces non-justifications paraissent même déplacées au regard des 85 000 conversations et messages interceptés concernant onze personnes (quatre auront bénéficié d’un non-lieu) et un lieu de vie collectif qu’est la maison de résistance. Si Le Fur n’en sort pas groggy, l’impression générale est défavorable à l’instruction qu’il aura menée. Les trois derniers témoins cités par la défense vont finir de contextualiser la lutte et mettre en perspective les rapports de force en présence.

Bernard Laponche est venu apporter son expertise et témoigner de l’absurdité des projets de stockage des déchets nucléaires et les échecs successifs auxquels se sont confrontés de nombreux pays étrangers. La gravité du sujet vaut selon lui que quelques minutes soient consacrées à la compréhension du problème.

Les déchets ont toujours été considérés comme secondaires. Chaque période a connu sa solution miracle. […] La solution du stockage dans l’argile a été imposée, légalement, mais sans solutions alternatives pour éclairer le parlement et arbitrer. Parallèlement, les gens n’ont pas été respectés. […] Je considère normal ces manifestations contre une solution mauvaise. Le point fondamental de la réversibilité et de la récupérabilité ne sont pas garanties. L’attitude de protestation est compréhensible dans ce contexte. […] La réalité est que les colis sont et restent dangereux. La série des opérations (transports par trains, camions, vérifications, reconditionnement, descente en profondeur, placement dans les alvéoles…) rend le procédé risqué.

Vanessa Codaccioni est historienne et politologue, spécialiste des luttes. Elle a travaillé notamment sur l’exceptionnalité du droit dans les procès politique, dont celle du dispositif d’association de malfaiteurs.

Je ne connais pas l’affaire mais le procès est important politiquement. [Je parle dans de tels cas] de ‘criminalisation dépolitisante’, d’une délinquance de droits communs pire que le terrorisme. […] L’association de malfaiteurs est là pour criminaliser les appartenances et les idées. […] Des dispositifs extraordinaires sont légitimés contre des militants alors qu’originellement c’est contre le terrorisme. […] Il faut reconnaître que les causes peuvent être légitimes. Que la justice peut aussi être un frein à la criminalisation de l’action politique. […] Reconnaître le procès politique, c’est reconnaître la répression politique de l’État. […] Depuis 1945, la justice jugeante est dépossédée. Tout se joue en amont, avec les surveillances, les enquêtes, l’instruction… Cette criminalisation de l’intention est une logique terroriste étendue au militantisme.

Enfin, Claude Kaiser, édile de Ménil-la-Horgne, lutte depuis près de 30 ans contre ce projet d’enfouissement.

C’est inédit dans l’histoire de nos institutions : de l’argent était versé pour un projet avant même qu’il soit décidé. J’ai été scandalisé. Par cette corruption généralisée. Pour compenser cette espèce de sacrifice. Il n’y a pas encore un gramme de déchets et l’argent coule encore à flots. Je me sens sali, acheté et trahi. […] On n’est jamais écoutés. Cela est extrêmement violent quand on est local. Terrible. […] Nous sommes raillés quand on en parle, humiliés. Ce qui donne de la colère. […] On nous a imposé le rapport de force. Cela est à chaque fois que l’on se confronte à l’intérêt général. J’ai transmis cette colère par mon récit, j’ai participé à construire cette opposition. […] Ces personnes animées d’un idéal ont mon respect. Les poursuites judiciaires sont démesurées. J’aurais pu être sur le banc des accusés. C’est comme si j’y étais.

En toute marge de cette dense journée, l’avocat de la commune de Bure, cette dernière s’étant constituée partie civile, aura le temps suffisamment imparti pour réclamer 50 000 euros au titre de l’atteinte à la notoriété et à l’image. Croquignolesque de la part d’un village qui n’aura jamais rechigné jusque-là à accepter une partie des subsides financiers (plus d’un milliard d’euros auront été versés par l’Andra entre autres sur le territoire) afin de briller sous de luxueux lampadaires, se magnifier d’une salle des fêtes flambant neuve… au nom de l’acceptabilité sociale du projet Cigéo dans la région.

Nous ne connaitrons pas les questions du juge et du procureur. Ce qui les intrigue, les fait douter. En cette journée, la pression aura été orientée sur les épaules du juge et le rôle suprême qu’il se doit d’assumer. Ce procès politique, que le gouvernement peut craindre, l’oblige à assumer son autonomie et son impartialité dont le drapent le Droit et la Constitution.

Procès, jour 3

Après une journée au cours de laquelle les avocats ont mis en défaut le magistrat instructeur et en perspective la primauté politique de ce procès (arguant du droit imputrescible à manifester ses opinions, son opposition, fusse contre un projet national en général, fusse encore au dépend du secteur nucléaire français et de la raison d’État qui le soutient en particulier), le procureur aura failli dans sa tentative de recentrer le débat sur les seuls faits reprochés. Du fait de leur minceur d’abord. Et faute d’en rappeler les preuves attendues comme accablantes et irréfutables. Le réquisitoire aura été l’occasion pour Sofian Saboulard de se désolidariser maladroitement de la tâche qui lui incombe en avançant benoitement l’ignorance à l’endroit des opinions personnelles qu’il tient cachée pour ce projet sous sa robe austère, robe qui ne saurait pour autant le contraindre à être ‘l’instrument juridique de la répression antinucléaire’. Mais les éléments à charge auront donc manqué. Remplacés par quelques belles formules dignes d’une Berryer mais peu efficaces quand il s’agit de condamnations pendantes au-dessus de prévenus : la maison de résistance était fustigée comme un pauvre ‘quartier général infractionnel’ ( ‘insurrectionnel’ même au détour d’un lapsus que d’aucuns jugeront révélateur).

Au terme de son réquisitoire, un an ferme sera requis contre un prévenu ayant déjà été condamné et incarcéré et des peines s’échelonnant de 10 mois à 18 mois de prison avec sursis sont demandées pour les autres.

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Deux des avocats relatant les débats au sortir du tribunal

Cependant que les barnums ne vont pas tarder à être démanteler sur le parvis du tribunal d’instance, les avocats de la défense vont s’évertuer à démonter un à un les éléments simplement convergents que le ministère public tenait pourtant comme les preuves les plus tangibles de son acte d’accusation (à l’issue de quatre ans d’instruction, des charges ont été abandonnées par manque de preuves et ne subsiste qu’une implication supposée dans une manifestation) : les « explosifs » retrouvés dans la voiture ne sont que des pétards, le bocal de « poudre blanche » saisis dans la maison de résistance un simple contenant de bicarbonate de soude, les traces d’ADN d’un prévenu retrouvées sur le couvercle sont une parmi des dizaines déposées par simple contact sans qu’il soit possible de distinguer la date (la durée de vie de l’ADN est sujet à caution), la manifestation largement médiatisée mais non déclarée n’était pas interdite par la préfecture (aucun trouble à l’ordre public n’était redouté par les services de l’État), la gendarmerie (sous contrat pour partie afin de sécuriser les sites de l’Andra) prendra soin de stopper la marche champêtre sans autorisation officielle, provoquant de son propre chef une tension qui aboutira en affrontements avec la police, les sommations non légales se seront poursuivies par l’usage de 320 grenades lacrymogènes, 37 grenades explosives de type GLI-F4 et 21 tirs de LBD (blessant au passage un jeune homme subséquemment amputé de 5 orteils), aucune investigation à décharge n’a été opérée concernant l’absence d’un prévenu sur ladite manifestation, l’objectif de la détention aura été omis (une arme ne devenant une arme que par son usage, même et surtout s’agissant d’une arme par destination)…

L’enquête n’aura tout simplement pas été conduite sérieusement. Menée à l’envers, elle postule l’existence d’une association de malfaiteurs et fait tout pour en démontrer l’existence, tout à son souci de “lecture a posteriori d’une chaîne causale antérieure”, contraignant la défense à un exercice impossible : apporter des ‘preuves négatives’. De ces opérations périlleuses qui ne sont pas des démonstrations par l’accusation, les huit avocats de la défense auront heureusement réussi à mettre à mal le récit de l’instruction et à interroger sur la proportionnalité des méthodes compte tenu du peu de gravité des faits reprochés.

C’est bien le procès d’une lutte. Ce ne sont pas les prévenus qui l’ont souhaité, c’est le procureur qui a voulu faire une tribune politique en visant le délit d’association de malfaiteurs, l’article 450-1 choisi pour engager des poursuites étant relatif aux crimes et délits contre la nation, l’État dans le livre IV du Code pénal. Le mobile est la lutte contre le nucléaire, tout le dossier tournant autour de la seule maison de résistance. […] Cette manifestation [du 15 août 2017, ndlr] est un prétexte. […] L’enquête est une ‘fishing expedition’, une expédition de pêche. Mais si le procureur était pêcheur, il mourrait de faim. On rassemble du matériel, on met des infractions et le juge fait le tri. L’enquête ressemble à un acte de barbouzerie, pas digne d’une justice bien ordonnée. Ces actes-là, vous ne les voyez que dans les affaires anti-nucléaires. […] M. le Président, jugez cette affaire pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle devrait être.

Pour la défense, la relaxe s’impose.

Bien qu’historique, ce procès n’en reste pas moins dépourvu des modalités attendues en pareille comparution. De ces débats contradictoires inexistants, des infractions bringuebalantes, des carences factuelles, de cette synthèse orientée renvoyant devant le tribunal correctionnel sept opposants, de ce réquisitoire peu convaincu et non convaincant, la défense aura su désassembler le mikado de l’accusation, scrupuleusement, sans trop forcer le trait tant la caricature d’instruction était déjà prometteuse. Et avouons notre incapacité personnelle à en juger autrement, tout journaliste que nous sommes, le flou ne devant profiter à l’accusation dans une République de Droit.

Jugement mis en délibéré

Nous l’avons analysé aux côtés de Sezin Topçu, l’histoire du nucléaire en France est émaillée de relations tendues entre les décideurs et la critique publique.

Ce projet gigantesque ne déroge pas à la règle et interroge au même titre. Quelle est donc la cause de cette répression constante, de ces harcèlements policiers et judiciaires ? Apparemment, la création d’un site d’enfouissement des déchets radioactifs est d’importance nationale et rien ne doit entraver sa construction et son exploitation. L’ASN a beau constater que l’Andra mène une démarche exemplaire, rien n’est pourtant évident dans ce dossier : de la couche d’argile décrite comme imperméable, homogène et épaisse, en passant par les infiltrations potentielles, les risques d’incendie des colis bitumineux, les failles sismiques veinant le site géologique, la ventilation ininterrompue exigée pour éviter l’accumulation d’hydrogène, le coût exorbitant et non définitif, le débat public encadré et émoussé, l’absence de transparence institutionnelle… Rien n’est simple et tout rappel la façon dont a été imposé le programme nucléaire français.

Cela vaut que nous revenions en détails sur ces nombreuses aspérités. Cet épisode judiciaire est le moment opportun pour notre rédaction de revenir sur l’histoire de ce projet de laboratoire puis d’enfouissement, dense et alambiquée, de retranscrire les multiples rebondissements qui auront jalonné ces dernières années, de mettre en perspective la lutte en cours et sa volonté d’alerter sur les conséquences et les enjeux. Quels sont les risques industriels ? Pour la santé publique ? Comment récupérer les colis ? Quelle dégradation des bétons, ferrailles et avec quel impact environnemental ? Quelle gestion post-accidentelle ? Quelle réversibilité réelle ? Quelles autres solutions que l’enfouissement ?…

Alors que le gouvernement doit se prononcer sur le projet, au sortir de la consultation publique, il est sans doute encore temps de soupeser la faisabilité et l’intérêt de Cigéo.

En attendant, avant même le prononcé du verdict (attendu le 21 septembre 2021 à 9h00), nous pouvons avancer la conclusion navrante suivante : tout le monde sortira perdant de cet épisode. Les prévenus d’abord, d’avoir subi de telles affres policiers et judiciaires sur un temps si étalé par le seul fait d’avoir organiser une manifestation non déclarée. Leur vie privée se sera vue scrutée et enregistrée de bout en bout, mise en suspens durant des mois. De quoi briser des solidarités, favoriser l’Andra pour fourbir des plans de destabilisation de cette opposition par le truchement de cette instruction dont elle possède toutes les pièces (Andra, seule gagnante ?). La justice enfin, d’avoir déployé de tels moyens et engagé de telles dépenses, desquels ne surgiraient au mieux que quelques emprisonnements avec sursis, sur la base d’éléments éparses dont la densité probante le dispute à celle d’une pierre ponce. Que les peines encourues soient validées et l’attirail restera d’apparence bien surconséquent pour de tels délits. Que la relaxe soit prononcée et c’est tout une chaîne de commandement et procédurale ternie qui se rappellera à notre bon souvenir.

Quant à l’immarcescible lutte, l’avenir dira ce qu’il adviendra de sa cinétique. Le procès auquel nous avons assisté, dans ses formes policière d’un côté et festive de l’autre, aura d’ores et déjà été le révélateur d’une mascarade.

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Mais l’enjeu sous-jacent dépasse le strict cadre du procès et déborde le seul sujet Nucléaire. Si la visibilité médiatique, la résonnance communicationnelle offertes par l’audience peuvent être une arme pour contrecarrer l’Andra et l’État, cependant que va débuter dans quelques mois l’enquête publique de la demande d’utilité publique (DUP déposée le 3 août 2020), étude d’impact concernant le projet global Cigéo à l’appui, il est un rang supérieur qu’il ne faut négliger : cette tribune judiciaire se révèle exposer une dimension suprême qui rend, comme nous l’avons évoqué, le moment charnière.

Tous de futurs potentiels malfaiteurs ?

Permettez-nous une digression en ce site dédié au nucléaire. Cest que la qualification des faits doit peut-être interroger chacun d’entre nous.

“Association de malfaiteurs”.

L’association de malfaiteurs, pour atypique qu’elle soit, est une vieille infraction. Elle date du code napoléonien (1810), a été remise au goût du jour depuis 1893 à travers les trois lois dites « scélérates », soit des textes législatifs visant à réprimer le mouvement anarchiste de cette époque révolue (textes directement issus de modifications de la loi sur la Presse de 1881 soit dit en passant…). Sous prétexte de devoir « faire face aux terroristes anarchistes », elle ne visait pas les auteurs d’attentats et les fabricants de bombe artisanale mais s’attaquait à la liberté d’expression en donnant la possibilité d’arrêter, d’emprisonner puis de condamner ceux qui manifestaient leur simple attachement au courant anarchiste (un délit d’apologie avant l’heure), s’organisaient en vue de commettre un délit, sans qu’il soit utile de prouver un lien hiérarchique entre iceux (une entente suffisait en lieu et place d’une organisation pleine et entière).

Et un groupe de se trouver alors criminalisé collectivement, par la simple supposée intention de l’un d’entre eux (sans qu’une infraction n’ait donc eu besoin d’être commise).

Un flou juridique, des largesses coercitives, de l’arbitraire possible à l’encontre de tous. Dès lors, prévalait surtout l’interpellation des individus en amont d’une action violente, au stade de la préparation (stade à différencier de la “tentative”, qui est un stade un peu plus avancé). Il est ici question de sanctionner les seuls actes préparatoires. Voilà qui est bien dommageable. Car le droit français interdit pourtant clairement de condamner l’intention à titre principal (c’est-à-dire en dehors de la réalisation de tout acte criminel). Un principe clé dans le cadre de la présomption d’innocence. C’est ce qui poussera Robert Badinter, alors ministre de la Justice, de supprimer du Code pénal le délit d’association de malfaiteurs en 1983. Délit rétabli trois ans plus tard par le gouvernement Chirac, à la suite des attentats du printemps 1986.

Depuis, son usage prospère. Avec les années, l’infraction était liée à la criminalité organisée et au grand banditisme, notamment aux poursuites antiterroristes, ce qui peut s’entendre. Mais les gouvernements, tout à leur souci d’étendre les périmètres et prérogatives, permettront d’agir avec ce chef d’inculpation dans le cadre de trafic de stupéfiants, de proxénétisme. Puis aussi dans des procédures visant des luttes sociales, comme l’a évoqué dans son témoignage Vanessa Codaccioni. Censée viser la criminalité organisée, cette qualification sert maintenant de plus en plus souvent à réprimer les luttes, comme à Bure donc.

Remettons-nous en au jugement des professionnels de la profession : Éric-Dupond Moretti qualifiait l’association de malfaiteurs “d’infraction fourre-tout”. Une arme juridique permettant de cibler largement les groupes hostiles au pouvoir d’État, un outil généraliste de criminalisation efficace des oppositions, une manière de fragiliser toute contestation, d’intimider tout citoyen en faisant peser sur tous le potentiel couperet judiciaire, une tendance latente de préférer la « présomption de culpabilité » à la « présomption d’innocence ». Les exemples antérieurs les plus bêtes ne feront pourtant jamais renoncer le législateur à celle-ci.

Un procès historique. Sur la base de qualification criminelle inadéquate, l’exemple probant de la condamnation d’une contestation qui se mobilisait contre un projet inadapté, imposé et sans fondement scientifique indiscutable. La tentative de mise au pas par les services de l’État d’une action collective légitime. Le lot hypothétique de toutes les luttes sur le territoire ?

David Lurinas


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