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[Livre] À chaque instant la fin du monde



Ce livre, écrit par des auteurs dijonnais, est une invitation à repenser l’éthique et l’action dans un monde de dislocation et de décomposition généralisées.

Contre-violence

[…] On marche pour le climat et on compte sur l’affect climatique pour sortir les consciences abruties de leur très long sommeil. Les esprits se lèvent, les comportements vont changer, c’en est fini de la négligence. Il est temps de sauver la maison commune. Voici venue l’humanité responsable et unifiée dans la culpabilité. Même le pape François est de la sauterie.
C’est gager qu’il existe quelque chose comme l’Humanité alors même que la date de péremption de cette espèce pourrait bien avoir sonné. Et tout comme cette Humanité n’aura jamais su juger et punir les crimes contre elle, elle ne saurait maintenant surgir de nulle part pour tâcher de se sauver. Ce n’est pas seulement que l’Humanité n’existe pas mais c’est qu’il est déjà trop tard pour rêver de morale mondiale. Quand l’inéluctabilité de la fin infecte toutes les pensées, cette fois vraiment, tout est permis. Il y a déjà des humains qui pensent qu’une part de l’humanité est coûteuse, inutile, en trop, et qui le dit. Il n’y aura pas d’Humanité s’embarquant avec tous les vivants dans une arche de Noé.
Il faut prendre la mesure de l’outrecuidance avec laquelle les Grands entendent pomper le monde jusqu’à la dernière goutte et précipiter sa chute au prix de tant de souffrances pour les autres. Ce n’est pas seulement par méchanceté et crétinisme qu’ils contaminent l’air et l’eau, déversent les défoliants et nous font vivre dans les poisons. Ils croient en leur âme et conscience avoir mérité leurs luxueux bunkers et leurs paradis clôturés. […]

Et malgré tout, nous peinons encore à discerner le mal qui vient. C’est qu’une certaine illusion de l’État détenant le monopole de la violence légitime traîne encore dans les consciences. Au droit revient d’entretenir cette illusion. On pouvait encore il y a peu vanter la liberté d’entreprendre et de devenir son propre patron pour masquer la nécessité de s’auto-exploiter comme un chien. « Travailler plus librement, de façon plus responsable et autonome, pour gagner plus » voulait paisiblement dire : passer 70 heures par semaine dans un taxi, voir défiler sa vie dans les embouteillages, être noté par les clients et rentrer dormir au moment où se réveillent les gosses. Le Droit mentait à hue et à dia mais enfin il enrobait la violence de l’État dans un sirop de légalité. Mais lorsque le marché commande et que l’État obéit, cela n’est plus possible. Tout le système roule vers une crise irréversible d’autodestruction, chacun le sait et le sent. Et la violence, sous toutes ses formes, est la condition de possibilité de cet ordre du chaos.
C’est pourquoi lorsqu’il cherche à rendre sa violence imperceptible et nous convaincre qu’il veille sur nous, l’Etat se ridiculise. Il multiplie les préventions, les plans et les campagnes contre les épidémies de gastro, les accidents de la route et les chutes de neige. […] Mais voilà que tout craque et que l’État obsédé par notre santé a besoin que nous soyons assignés à résidence, tracés numériquement, piqués dans des stades. Voilà étrangement que pour nous soigner, il lui faut démultiplier la présence policière, exciter et lâcher les chiens.

Aussi les profiteurs de la violence d’État sentent-ils le vent tourner. Il leur faut courir les plateaux télé pour dénoncer les violences intolérables de la plèbe et justifier celles protectrices de l’État. D’ailleurs ces dernières ne sont pas violentes. Pour qui a le goût immodéré de la répression, la police est une force inviolente. Elle casse des crânes avec déontologie. Jusqu’au ridicule jupitérien qui se voit obligé d’interdire des mots : « Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit ». La novlangue fait des miracles. Et si par malheur les faits s’acharnent à contredire le langage du pouvoir, on fera tourner en boucle une vidéo dans les grands médias jusqu’à rendre équivalentes des violences incommensurables. Alors ouvrir la porte d’un ministère avec un transpalette vaut bien le bombardement par erreur d’un mariage de civils. […]

Si désormais la violence est à tout instant perceptible, ce n’est pas seulement que la domination est à bout de légitimité et doit contrôler tout ce qui s’affirme vivant. C’est aussi qu’une lumière nouvelle a jailli qui vient révéler cette domination. Cette lumière fait effraction car elle vient d’une autre violence. Une part jusque-là manquante de l’humanité se jette désormais dans la bataille. L’émeute devient aux quatre coins du monde la manière la plus simple de dire ce que l’on pense. Alors il est sans doute de bonne guerre que l’État et ses filiales blessent grièvement. Mais ces blessures, nous en portons les stigmates comme ce qui nous éloigne à jamais de toute réconciliation. Il y a des yeux crevés de certains hommes qui forcent les autres à devenir voyants.
Et pourtant, quelque chose nous retient encore. Nous sommes les enfants de l’État de droit qui nous a inculqué toute une manière de demander, d’attendre et d’espérer. Nous n’aimons pas qu’on nous confisque nos droits car c’est ainsi que nous avons été éduqués. Alors nous réclamons et patientons. Il y a là une erreur de jugement qui n’est pas sans conséquence sur notre rapport à la violence et qui fait que nous avons comme peur d’être par elle souillés. Nous avons la croyance anachronique que le droit devrait borner la force et nous purifier d’elle, alors même que la nouvelle manière de gouverner engendre un droit qui libère la force.[…]

La nature de la violence contemporaine n’est pas de servir le droit mais d’étendre son emprise sur l’ensemble de la vie. C’est une violence totale et infinitésimale à la fois, hautement technologique et en bras de chemise. C’est une violence qui cherche l’anéantissement de toute vie éthique au prétexte de sauvegarder la vie humaine. Libérée de tout cadre, cette violence avance maintenant toute seule sur son chemin. On voit déjà dans les rues des brigades armées de fusils d’assaut qui font respecter les gestes barrières et le port des masques : que nous faut-il de plus ? Contre cette violence-là, la non-violence ne vaut strictement rien, nous alertait Günther Anders. Seule peut nous libérer une violence vertueuse qui n’espère pas refonder la loi. Seule peut nous affranchir une force qui s’affranchirait du droit et de tout le malheur des règles et des fautes. Mais est-elle seulement possible ? […]

La décomposition ambiante et l’imminence des catastrophes nous conduisent sur des voies toutes tracées, vers des horizons dépourvus de contingence tant les forces à l’œuvre paraissent implacables. Nous sentons l’abattement de ceux qui vivent une histoire dont ils savent par avance la fin. C’est du moins ce que veulent nous faire croire les agents du pouvoir. Il leur faut annuler toute contingence, intégrer toute pensée et tout geste dans un espace de prévisibilité intégrale, car c’est sous les traits de la nécessité que la domination parvient à ses fins. A quoi peut aboutir cette entreprise, sinon à la disparition de notre espèce en tant qu’espèce capable d’éthique ? Si demain effondré commence aujourd’hui, les questions de survie reculent devant la seule qui vaille : aurons-nous tenu à bout de bras la possibilité d’une vie éthique ?
Quand tout est sous contrôle, la contingence ne peut que survenir comme une violence en chemin, comme l’eau qui dans son jaillissement fait brèche et fend la roche. Non pas cette violence révolutionnaire qui se veut acceptable parce qu’elle vise la libération et le progrès, cette violence révolutionnaire qui écrase les formes inconvertibles de la violence, mime l’autre qu’elle combat, joue avec l’ennemi le trône à qui va l’emporter. Cette violence stratégique a tous les airs de la nécessité et convoite le visage de la domination. Notre violence est autre, elle est contre-violence, elle cherche à libérer la contingence ou plutôt, en apparaissant, elle est déjà contingence. Elle met en cessation cet ordre humain qui étend indéfiniment l’empire de la nécessité, elle est mouvement de la vie qui rétablit la possibilité de la vie éthique, elle est cri plutôt que programme. Interruption de ce qui passait pour nécessaire, elle réintroduit la relation. Inespérée, elle est imprévisible. Impromptue, elle est le matin d’un monde qu’on n’osait plus.

Il arrive que des hommes et des femmes se dressent un jour pour prendre le chemin d’une destination dont ils ignorent à peu près tout. Parfois, ceux-ci s’emparent des ronds-points, des rues, des lieux de pouvoir. Ni l’autorité ni le salaire ne fait tenir cette masse encore informe, tous ne se connaissent qu’à peine. En dépit des pronostics et des expertises dépêchées, la masse devient foule et se découvre nombreuse au moment de sa naissance. Elle surgit tellement qu’on devine derrière les images menteuses et les visages crispés que la sidération a changé de camp. Les premières répressions n’y peuvent rien, la contingence est prête à en découdre. Violence de l’enfantement pour cette contingence-là : on ne choisit pas le monde et l’époque de sa naissance.
A la violence réglementaire elle répond multiplement par les coups, la casse, les incendies, les chants et les textes révolutionnaires. Et pourtant justement, elle n’est pas simplement cette violence qui répond à une autre violence dont elle serait l’écho. Elle n’est pas une réaction qui comme toute réaction est mécaniquement prévisible. Elle n’entre pas dans le schéma dialectique de la paupérisation qui conduit nécessairement à la révolution. Elle déchire au contraire le voile de la nécessité, elle est irruption et explosion parce qu’elle se cherche et qu’on lui fait barrage, elle veut seulement exister. […]

La contre-violence déboule, au beau milieu du 5e samedi Gilets Jaunes, comme Dettinger le boxeur qui fait plier la troupe de CRS en quelques secondes puis disparaît. L’accroc dans le voile est là, béant, il ne sera plus jamais recousu. En un instant de boxe improvisée, le monde a tout à coup chuté dans le vide de la Loi. Les gilets jaunes ont enfin trouvé leur Achille. On se passe les images en boucle, on reconstitue son itinéraire dans son intégralité. Séquence héroïque, dès le début, car cinq minutes avant le combat, Dettinger a protégé puis vengé une femme en péril. Héroïque jusqu’au bout puisque le boxeur assumera son geste en se rendant le lendemain sans faire d’histoire.
Mais d’autres récits vont venir concurrencer et écorner l’épopée. D’abord la story bricolée par BFMTV et fignolée par Macron : Dettinger le « gitan », le lâche qui dérouille un policier au sol, le cogneur déloyal protégé par « l’extrême gauche ». Et ensuite le fait divers qui sort quelques mois après et jette un éclairage sinistre sur toute l’histoire : la femme de Dettinger qui le soutenait envers et contre tout veut maintenant le quitter. Motif ? Il l’a bousculée et peut-être frappée. La vérité du salaud apparaît sous le masque du justicier. La violence brute sans raison d’être : il avait ça dans le sang notre Achille !

Le souci, c’est qu’aucun de ces récits ne peut venir à bout de la séquence initiale, de cette poignée de secondes rétive à tout enchaînement qui la ferait dépendre d’un avant ou d’un après. Même redistribuées dans un scénario, les images se cabrent et se suffisent à elles-mêmes. Bons joueurs, nous voulons bien suivre l’intrigue du début à la fin, mais insensiblement, nous en revenons à ce qui défait toute intrigue. Oublions un instant le héros vengeur, le lâche sans scrupules et la brute ordinaire. Laissons une fois encore ces quelques secondes s’égrener devant nous.
Dettinger a pris part à la manifestation mais il n’est pas un manifestant parmi d’autres. Il est venu sans gilet jaune, il boxe et se retire sur la pointe des pieds, comme s’il n’était apparu que pour ce bref combat. Un corps glisse du pont sur la passerelle en contrebas. C’est Dettinger. En fait, il ne glisse pas furtivement, il ne saute pas d’un geste sûr et élégant, il se laisse emporter par son élan et tourneboule. Tout commence avec une improbable cabriole. On ne peut s’empêcher de sourire : Dettinger titube, on le soutient, son bonnet le gêne, il ne voit plus rien. Si l’homme est boxeur, c’est à Charlot qu’il fait penser plutôt qu’à Mohamed Ali. Mais ce quelque chose de comique va enrayer la nécessité. En basculant sur la passerelle, Dettinger a changé de dimension, il a fait surgir un monde-à-côté. Un geste aberrant l’a projeté hors d’une vie où plus rien n’est possible, dans un monde où tout peut arriver. On sait bien que la manifestation sera réprimée et le boxeur arrêté. Dettinger ne peut annuler ce désastre, il peut juste le retarder, dilater chaque seconde jusqu’à la gonfler d’éternité.

Après la chute mal contrôlée, on sent que l’image est aimantée par ce corps qui tangue sur la passerelle. Un corps qui cherche son équilibre entre deux rives, dans un espace d’indécision où il importe par-dessus tout de tenir debout. Mais le comique se dissipe rapidement car déjà le corps est lancé, projeté vers l’avant, en direction des quatre CRS qui lui font face. On reconnaît le pas chassé, la garde du boxeur, les coups vont partir. Dettinger ne cesse de réajuster son bonnet, ses gants, l’ancien boxeur est de retour, il reprend peu à peu possession de son corps, se fraye un passage dans ces vêtements anonymes, le combat peut avoir lieu. A ce moment précis, la contre-violence n’est plus réponse ou rétorsion, elle est surgissement d’une pure contingence que chaque geste du boxeur s’efforce de discipliner ; rien dans ce qui l’a déclenchée ne peut la justifier et elle ne tend vers aucune fin supérieure qui pourrait la légitimer. Le combat se suffit à lui-même, la poignée de secondes parle d’elle-même.

Le corps contingenté de Dettinger investit l’espace. Plus il semble immense, plus le CRS en face se ratatine dans sa cuirasse. Frappé sur la droite puis la gauche, secoué de haut en bas, le bouclier devient un objet mort, inutile et encombrant. La matraque qui devait fendre un crâne mouline dans le vide. Robocop est terriblement seul. Il recule d’un pas mécanique, aucun de ses trois collègues ne vient lui porter secours, alors que dans le même temps les gilets jaunes électrisés se bousculent dans le sillage du boxeur. Ils ont compris, nous avons compris. Dettinger a la contingence aux poings. Le monde appartient à ceux qui sont encore capables de gestes et se dérobe tôt ou tard devant ceux dont le métier est d’étrangler toute gestualité. […]

La violence n’est pas en elle-même vertueuse. Mais lorsqu’elle se déploie ainsi dans les gestes parfaits d’un corps raillant la nécessité, elle ouvre un espace à la vertu. On ne sait plus si elle est physique ou éthique car elle précède la distinction des deux en tant qu’elle est redressement. Dettinger tenant debout remet un instant le monde à l’endroit. En quelques secondes, une énergie chasse dans l’air la malédiction de la brutalité. Elle n’émancipe pas, ne promet aucune apothéose. Elle nous fait entendre cette ferveur qui vient des corps glorieux et nous fait entrer à notre tour dans le tourbillon des forces qui bravent le malheur.

On entend déjà les casuistes demander comment nous pouvons bien distinguer les violences condamnables des défendables si tout tient dans la beauté du geste. Pour être honnêtes, nous refusons le cadre même de cette dispute qui voudrait juger la violence d’après ses finalités. Car lorsque la contre-violence arrive, c’est justement pour ne pas être instrumentalisée. Tout ce qu’elle veut, c’est se rendre indisponible à la finalité. Il faut la concevoir, ainsi que disait Walter Benjamin, comme un « moyen pur » (Critique de la violence). Cela ne signifie pas qu’elle est bonne du fait même d’être violence. Cela veut dire, au fond humblement, qu’elle n’a aucune ambition de fonder. Elle suspend et elle défait, elle n’est pas une étape dans un programme. Elle est moyen pur, et non pas ordre. Elle ne fonde rien, elle est manifestation de ce qui est déjà là et qu’on croyait impossible. Prendre un rond-point, tout bloquer et réveillonner au son des klaxons, faire tomber une caméra de surveillance sous les hourras de la foule, tenir une première ligne de défense avec des parapluies, casser le bitume sous un char festif en papier mâché, faire la fête dans un commissariat déserté : la contre-violence manifeste la possibilité toute nue d’une existence à l’extérieur du pouvoir. C’est pourquoi elle ajoute à la bagarre la surprise, l’ironie, la joie. C’est pourquoi elle n’est pas forcément blessante. Elle manifeste que la contingence, contre toute nécessité, n’a pas disparu.
Au tournant de notre civilisation, domination et contre-violence n’opposent pas des adversaires mais des ennemis. Il ne s’agit plus d’un désaccord politique qui porterait sur le choix des moyens et auquel il serait possible de trouver une issue négociée. Nous n’en sommes plus là. L’enjeu est si absolu qu’il exclut par avance tout moyen terme, tout compromis.

Extrait de À chaque instant la fin du monde, Edition l’Escargot, 2022.

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