« Si l’on trouvait un moyen de se rendre maître de tout ce qui peut arriver à un certain nombre d’hommes, de disposer tout ce qui les environne, de manière à opérer sur eux l’impression que l’on veut produire, de s’assurer de leurs actions, de leurs liaisons, de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne pût échapper ni contrarier l’effet désiré, on ne peut pas douter qu’un moyen de cette espèce ne fût un instrument très énergique et très utile que les gouvernements pourraient appliquer à différents objets de la plus haute importance. »
J. BENTHAM, Panoptique : Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection, et nommément des maisons de force.
Je crois que j’ai tilté, la première fois, à un moment où le hasard de mes pérégrinations dijonnaises me fit finalement déboucher sur la ô combien renommée place de la Libération. Place semble-t-il tout autant renommée chez les maîtres penseurs-euses de nos villes d’aujourd’hui que sont les urbanistes. Effectivement, la place a bénéficié, lors de sa dernière rénovation, du prix Artubain.fr [1]…
Évidemment, l’évaluation se base essentiellement sur une « communication » sur l’attrait de la place faite par les représentants les plus représentatifs, j’entends par là, les décideurs : Maire ou autre…
Cette découverte m’a un peu chamboulée : qu’est ce que peut bien cacher un tel intitulé ? Pour être reconnue, aujourd’hui, une place doit-elle se poser comme œuvre d’art avant d’être tout simplement un endroit à vivre au quotidien par ses habitant-e-s ? C’est de là qu’est partie une petite réflexion sur les villes aujourd’hui, et cette espèce de tendance -qui m’a paru assez générale- qui tend à faire de certains endroits de la ville des sortes de « zone sous cloche », qu’ils soient mis sous cloche par leurs ambitions esthétiques, ou encore, par leurs « ambitions panoptiques [2] »…
« Minérale » : je crois que c’est un terme qui revient souvent pour décrire cette fameuse place de la Lib’. Et finalement, c’est un terme qui m’a toujours paru assez approprié pour qualifier pas mal de places fraîchement rénovées que j’ai pu voir en France ou ailleurs.
« Minéral », c’est un chouette mot : le côté « nature », avec un accent un peu pédant, le côté « sauvage » de la roche, presque authentique, avec ces faux pavés d’époque.
Mais c’est aussi assez évocateur de ce sentiment qui nous parcourt lorsque, la nuit, nos pas résonnent sur ces vastes places vides. Vides, rien, pas de déchets, pas d’arbres, un habile jeu de lumière froide vous donne l’impression de maîtriser d’un simple coup d’œil le vaste espace aseptisé qui s’offre à vous. Le soir, la ville devient œuvre d’art dans laquelle Ils-Elles aimeraient nous faire croire qu’il fait bon déambuler… lisses, dégagées, exemptes de toute fioriture ou obstacle visuel : « carte postale », une froide carte postale de laquelle n’émane aucune vie.
Phénomène néanmoins localisé, puisque les rénovations de ce type concernent essentiellement les centres historiques, bien évidemment seuls dignes de l’intérêt des touristes, et par là, de nos néo-urb-artistes.
Non pas que leurs regards soient uniquement tournés vers le centre. Juste que les logiques urbanistiques présidant à la réhabilitation du centre historique sont autres. D’ailleurs, le parcours de la Chouette ne va pas jusqu’à Fontaine d’Ouche, alors pourquoi l’attraction touristique se détournerait-elle du centre historique ? Et admettons qu’ils/elles veuillent bien s’en émanciper un peu, les plus bobos d’entre elleux ne pourraient même pas s’y rendre en vélodi : aucune borne hors du centre. Cette « cloche » semble donc plutôt bien délimitée. C’est au gré des panneaux indiquant les « sites remarquables », « monuments historiques », « bâtiments dignes d’intérêt » - tous desservis par des navettes aux horaires de passage bien plus fréquentes que tout autre transport public - qu’on peut pressentir sa présence, invitant les touristes les plus dociles à suivre ce parcours pré-fabriqué. C’est ainsi que se façonne une ville, dans laquelle se créent, en contrepartie, autant de zones délaissées.
Je crois que c’est Sylvain Tesson, qui, dans un de ses bouquins, se plaint de ces « nouveaux » bancs publics, sur lesquels il n’est même plus possible de dormir. Aujourd’hui, non seulement il est impossible d’y dormir (voire tout simplement de s’y asseoir, comme à Besançon, où le banc, esthétisé, en vient à perdre sa fonction première !), mais en plus, il se fait de plus en plus rare, étant absent de ces nouvelles places rénovées.
Or, le banc, c’est aussi ce moyen de se poser, d’interrompre sa route, prendre le temps. Ainsi, en plus de ne laisser au piéton qu’un faible choix de haltes - uniquement aux endroits estimés dignes d’arrêt et suffisamment sécurisés pour cela -, ce phénomène semble traduire une volonté de faire de la ville dans son ensemble une sorte d’éternel lieu de passage, où seuls les rares squares et parcs autoriseraient l’arrêt. C’est aussi par ce biais qu’il est possible de contrôler de façon beaucoup plus insidieuse les déplacements des citadin-e-s.
Ainsi, derrière l’apparition récente des caméras de vidéo-surveillance et autres outils de contrôle, il y a aussi tout un contexte, un décor, dans lequel on se déplace quotidiennement sans trop se poser de questions, et qui peut pourtant, peut-être plus insidieusement encore que les caméras, contribuer à ce renforcement sécuritaire. Autre forme de détournement de nos vies quotidiennes, il est un outil de contrôle de plus, nous dépossédant de nos propres vies, sous prétexte de leur préférer une sécurité de façade [3].
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