Pandémie et Planète



Nous devons comprendre la pandémie de Covid-19 comme une sous-crise de la crise climatique. L’inaction face au changement climatique, comme l’inaction face au Covid-19, n’est pas liée à un manque de reconnaissance de la gravité de ces crises, mais est due au problème de privilégier la création de richesse au détriment des vies humaines.

Les décès dus à ces deux crises sont des meurtres sociaux.

Cet article est paru dans la revue de stratégie, d’analyse et de culture socialiste canadienne MidnightSun en juin 2021.

Ce n’est que quelques mois après la grève mondiale pour le climat, peut-être la plus grande mobilisation mondiale jamais organisée pour agir contre la crise climatique, que la pandémie de Covid-19 a englouti le monde. Une crise s’est superposée à une autre. Les parallèles entre la pandémie et la crise climatique sont nombreux ; toutes deux peuvent être comprises comme des manifestations de la crise plus large du capitalisme. En parcourant certains points de rencontre entre les deux, peut être pourrons-nous apprendre quelque chose pour nous aider à les affronter.

Le capitalisme, à la fois origine et terrain

Au cours des deux dernières décennies, le mouvement pour la justice climatique a articulé une analyse qui désigne le capitalisme et le colonialisme comme causes fondamentales du changement climatique. Le capitalisme repose sur l’exploitation continue du travail de personnes qui transforment les ressources naturelles en objets ayant une valeur marchande. C’est un système mû par la-croissance-ou-la-mort qui, en son cœur, suppose une expropriation sans fin du monde naturel pour être utilisé dans son processus de production. La majeure partie des profits tirés de la dégradation de l’environnement et des humains est reversée à une petite classe capitaliste : les 1% les plus riches du monde sont responsables de deux fois plus d’émissions que les 50% les plus pauvres. Le développement capitaliste racial s’est historiquement appuyé, et continue de s’appuyer, sur la violence, l’esclavage et la dépossession des terres indigènes pour assouvir son besoin de croissance constante. Dans le même temps, et de manière disproportionnée, il se décharge des effets de la destruction de l’environnement sur cell·eux qui sont déjà les plus exploité·es : les communautés noires, indigènes et pauvres du monde entier. L’idéologie suprématiste blanche est utilisée pour rationaliser ce développement.

Le capitalisme racial, le colonialisme et la suprématie blanche sont des causes fondamentales non seulement du changement climatique, mais aussi de la pandémie. L’extractivisme et la dépossession des terres ont conduit à de plus grandes perturbations des écosystèmes par les humains, augmentant ainsi les risques de débordement zoonotique, où un nouvel agent pathogène est transmis des animaux non humains aux humains. Le changement climatique lui-même, avec ses phénomènes météorologiques extrêmes et ses chocs sur les écosystèmes existants, peut accroître le risque de ces débordements.

Ces causes fondamentales du changement climatique et de la pandémie façonnent le terrain des inégalités raciales et économiques sur lequel les crises se déroulent. Les communautés les plus touchées par le capitalisme racial sont également celles qui ont été rendues les plus vulnérables aux crises écologiques et épidémiologiques, tandis que les riches sont en mesure de mobiliser des ressources pour se protéger des événements climatiques extrêmes (par exemple, en construisant des dispositifs de protection contre les inondations ou en déménageant) et s’abriter chez ell·eux du SRAS-CoV-2 (ou même se déplacer à travers le monde pour le fuir). Ce n’est pas une coïncidence si les habitant·es des quartiers anciennement « redlined » - communautés à prédominance noire aux États-Unis qui ont d’abord été exclues des prêts au logement, puis ciblées par des politiques de prêts prédatrices - sont affecté·es de manière disproportionnée non seulement par les chaleurs extrêmes et les inondations, mais aussi par le Covid-19. Et par les catastrophes sociales qui ont suivi, comme les expulsions.

Ce que cachent les modèles

En dépit de l’origine systémique de la pandémie et de la crise climatique, les réponses qui leur sont apportées prennent souvent appui sur quelque chose de bien plus limité : leurs trajectoires hypothétiques modélisées. Tous les deux ans, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publie des rapports qui modélisent la manière dont différentes interventions supplémentaires sur le climat pourraient conduire à des avenirs différents. Les organisations environnementales traditionnelles utilisent souvent ces projections pour souligner l’urgence de la crise et définir l’ampleur de leurs revendications. La logique graduelle de ces modèles climatiques et économiques se reflète également dans des politiques telles que la tarification du carbone, qui tentent d’attribuer un prix de marché aux productions industrielles à l’origine du changement climatique, mais n’abordent pas la manière dont les niveaux de préjudices climatiques nécessaires au capitalisme détruiront la planète. Une énergie rhétorique importante est dépensée pour organiser les preuves afin de convaincre les gens d’« écouter la science ». Cela suppose que le problème réside dans le fait que des personnes ou l’État ne comprennent pas la science, ou ne la prennent pas suffisamment au sérieux parce que les effets de la dégradation de l’environnement semblent lointains.

Cette centralité de la modélisation prédictive s’est intensifiée au cours de la pandémie, car nous avons été constamment tenus au courant des modèles épidémiologiques décrivant les trajectoires possibles des nouvelles infections et des décès dus au Covid. Bien qu’elle ait été intégrée avec succès dans les réponses à la pandémie dans certaines parties du monde (la Nouvelle-Zélande en est le principal exemple), la modélisation seule n’a souvent pas réussi à susciter une réponse de santé publique adéquate de la part des États capitalistes, ce qui a entraîné des décès évitables en masse (comme aux États-Unis, au Brésil et en Inde, une somme de désastres particulièrement abjects). Ces modèles sont des outils essentiels qui peuvent nous aider à comprendre les crises auxquelles nous sommes confronté·es. Mais lorsque nous leur accordons une confiance excessive, nous oublions que les modèles ne sont que cela : des abstractions du monde réel, imprégnées d’hypothèses et contraintes par la nécessité statistique de limiter la portée des causes étudiées. En tant que tels, ils peuvent masquer les structures d’oppression qui constituent à la fois l’origine et le terrain des crises, ainsi que les contestations politiques qui se déploient dans la lutte pour y répondre.

Responsabilité individuelle, meurtre social

De nombreuses organisations environnementales traditionnelles se sont historiquement attachées à convaincre d’agir à une échelle individuelle plutôt qu’à s’organiser collectivement contre les forces capitalistes au cœur de la crise climatique. Cette focale individuelle accompagne l’hypothèse selon laquelle il est difficile de susciter une action de masse sur le changement climatique parce que les effets du réchauffement planétaire semblent abstraits et éloignés dans le temps. De même, même si les preuves sont claires que le Covid-19 peut être considéré comme une maladie professionnelle qui se propage de manière significative par la transmission sur les lieux de travail, de nombreux·ses dirigeant·es politiques ont continué à blâmer non pas les patron·nes qui créent des conditions de travail dangereuses, mais les travailleur·euses qui en souffrent et en meurent.

Lorsque Friedrich Engels a écrit sur la mort des membres de la classe ouvrière à Manchester en 1845, il a utilisé la notion de « meurtre social ». Il a rassemblé des preuves que ces décès étaient le résultat de conditions créées par le capitalisme, et que la classe capitaliste le savait et avait choisi de ne pas agir. Il en a été de même tout au long de la pandémie de Covid-19. Et l’inaction de la classe dirigeante à laquelle nous assistons actuellement devrait mettre un terme à toute idée selon laquelle une inaction similaire face au changement climatique serait due au fait que ses effets sont « abstraits ». Contrairement aux modèles climatiques, les modèles de la maladie infectieuse Covid-19 prévoyaient et prévoient encore des cas et des décès dans un avenir très proche, et pourtant la plupart des dirigeant·es politiques ont choisi de tolérer une quantité importante de maladies et de décès afin de maintenir les circuits de capitaux. À l’heure actuelle, aux États-Unis, il y a environ 300 décès dus au Covid-19 chaque jour, pourtant, les directives du CDC, les messages de l’administration Biden et la suppression des avantages sociaux et des moratoires contre les expulsions ont tous fait pression sur les travailleur·euses pour qu’iels retournent sur des lieux de travail souvent dangereux. Pendant ce temps, la croissance de la richesse des milliardaires aux États-Unis s’est accélérée pendant la pandémie. L’inaction face au changement climatique, comme l’inaction face au Covid-19, n’est pas liée à un manque de reconnaissance de la gravité de ces crises, mais est due au problème de privilégier la création de richesse au détriment des vies humaines. Les décès dus à ces deux crises sont des meurtres sociaux.

Fin de partie

Les propositions visant à atteindre le « zéro Covid », c’est-à-dire à supprimer le virus plutôt que le tolérer jusqu’à ce qu’il menace de submerger les systèmes de soins de santé, ont été rejetées comme étant peu pratiques et trop difficiles à mettre en œuvre. Pour parvenir à une suppression quasi-totale du virus dans une région donnée, il faudrait envisager de fermer les lieux de travail, de garantir des conditions de sécurité dans les lieux de travail qui ne peuvent pas être fermés, de déployer massivement des ressources pour les tests et les équipements de protection individuelle (EPI), de procéder à des libérations de prisonnier·es et d’interdire les expulsions. Il n’est pas de bon augure pour la lutte contre le changement climatique que de nombreux·ses dirigeant·es politiques dans le monde se soient abstenu·es de prendre des mesures aussi décisives pour prévenir les décès massifs (en particulier après la première vague de la pandémie), tandis que la plupart des organisations de la société civile n’ont trouvé aucune tactique capable de pousser ces dirigeant·es à adopter une réponse politique plus humaine.

Alors que dans les pays riches comme les États-Unis et le Canada, les vaccins apparaissent comme des solutions technologique miraculeuses, élaborés pratiquement du jour au lendemain, ils sont en fait conçus sur des principes et des technologies issus de décennies d’investissements publics dans la science à travers le monde. Pourtant, les régimes de propriété intellectuelle ont limité l’accès de la plupart des pays du monde aux vaccins en les transformant en marchandises. Les États du Nord ont conclu des accords avec des sociétés pharmaceutiques monopolistiques pour obtenir un accès prioritaire, tout en défendant fermement le droit de ces sociétés à réaliser des profits privés obscènes sur le dos du financement public. Et même un accord équitable sur les vaccins ne les transformerait pas en une solution systémique. Ce sont des solutions temporaires qui doivent être repensées à mesure que de nouvelles maladies apparaissent et que les maladies existantes mutent. La décision du Nord global de permettre à la crise du Covid-19 de se poursuivre dans la plupart des pays du monde augmente le risque d’apparition de variants du virus nécessitant une nouvelle conception de vaccins ; cette décision a donc l’effet pervers d’augmenter les profits potentiels futurs des monopoles pharmaceutiques. De la crise climatique à cette pandémie en passant par la prochaine, se reposer sur le capitalisme pour trouver des réponses est une voie qui mène au désastre.

Que devons-nous faire ?

Les deux crises du Covid-19 et du changement climatique ont des origines entremêlées, elles ont exacerbé les inégalités existantes de manière similaire, et elles ont souvent été confrontées aux mêmes types de réponses graduelles et technocratiques. L’affinité entre ces luttes a des implications sur la façon dont nous les affrontons.

D’une part, la réponse inopérante face au Covid-19 devrait tempérer tout espoir que l’éloignement apparent du changement climatique (l’idée qu’il s’agit d’une crise « abstraite », « future ») puisse expliquer l’inaction climatique. L’expérience de la pandémie devrait nous amener à nous demander si les stratégies d’organisation visant à rendre le changement climatique plus « réel » pour le public ou les décideur·euses politiques sont une réponse. Nous avons assisté à une acceptation durable de la mort de masse, en particulier lorsque les personnes qui meurent sont âgées, handicapées, indigènes, noires, migrantes, racisées, féminisées et pauvres. Les États capitalistes et les dirigeant·es politiques d’une grande partie du monde ont protégé le capital pendant la pandémie, même au prix d’un nombre énorme de décès évitables. Cette expérience devrait clarifier le fait que la lutte pour la justice climatique est en son cœur une lutte contre le capitalisme et la suprématie blanche, et ne consiste pas à convaincre les élites des vertus morales de l’action.

Nous devons également comprendre cette pandémie comme une sous-crise de la crise climatique. Il est désormais presque certain que nous continuerons à voir de nouveaux débordements zoonotiques, ainsi que de nouveaux variants du SRAS-CoV-2, des phénomènes qui peuvent être considérés comme des ramifications du changement climatique, l’organisation de la justice climatique devrait articuler une analyse qui lie ces fils ensemble. La lutte contre les maladies infectieuses devient alors indissociable de la lutte pour la justice climatique.

Et comme le démontrent les monopoles sur les vaccins, les avancées technologiques visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre ou à se protéger contre les phénomènes météorologiques extrêmes auront tendance à être exclusives, à favoriser les riches et à être orientées vers la maximisation du profit privé. Il est important de se rappeler que des idées dangereuses comme la géo-ingénierie, qui, selon le capitalisme vert, pourraient sauver la planète (et aussi faire beaucoup d’argent), ne sont pas analogues aux vaccins qui ont été étudiés et testés pendant plus d’un siècle. Le capitalisme vert n’est pas la solution. Nous devons nous battre pour l’investissement public dans la science et la technologie, et nous battre pour que les bénéfices de cette recherche soient accessibles à tous·tes - en particulier à cell·eux qui sont le plus gravement menacé·es par les pandémies et les crises climatiques que le capitalisme engendre.

Tout comme le mouvement pour la justice climatique doit tirer des leçons de la pandémie, la santé publique a beaucoup à apprendre de la justice climatique. Les partisan·nes de la justice climatique n’ont pas hésité à identifier le capitalisme, le colonialisme et la suprématie blanche comme des causes profondes de la crise climatique. Cell·eux qui luttent pour la justice en matière de santé devraient établir des liens équivalents, puisque ces mêmes forces dégradent la vie humaine et entraînent la maladie et la mort. La justice climatique et la justice sanitaire peuvent sembler plus étroitement liées aujourd’hui que jamais, mais elles l’ont toujours été. Plus nous soulignerons les liens durables entre ces luttes, plus nous pourrons identifier nos ennemis communs et unir nos efforts pour les combattre.

Sudipta Saha, est chercheur en santé publique et s’intéresse à l’économie politique de la santé. Il est impliqué dans Climate Justice Toronto.

Note

Cet article est paru dans la revue de stratégie, d’analyse et de culture socialiste canadienne MidnightSun en juin 2021.



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