Réflexions sur l’évaluation de la minorité des jeunes étrangers


Doubs

Analyse critique des éléments de langage mobilisés par le Département du Doubs en défense de son dispositif d’évaluation de la minorité.

Le Doubs, à l’instar d’autres départements français, s’organise pour limiter les dépenses budgétaires inhérentes à la mission de Protection de l’Enfance. Une stratégie efficace pour remplir cet objectif consiste à limiter drastiquement l’accueil des mineur.e.s isolé.e.s étranger.e.s. Si la situation de danger dans laquelle sont placés ces enfants est rarement mise en cause, il suffit au Département de contester leur minorité pour s’affranchir de ses obligations concernant ce public. Lors de l’assemblée départementale du Doubs du 25 septembre 2023, les élu.e.s de l’opposition s’interrogeaient sur certaines pratiques du service d’évaluation de la minorité. A cette interpellation, Monsieur Fagaut, élu « Les Républicains », a apporté une réponse qu’il nous semble judicieux de reproduire ici dans son intégralité, tant elle représente de manière synthétique les différents éléments de langage répétés par la communication départementale.

“« Vous avez dit textuellement « pas reconnus mineurs par le Département ? Cela veut-il dire que nos agents font mal leur travail ? J’aimerais bien vous entendre par rapport à ça ? Sur les 612 jeunes arrivés sur les 6 premiers mois de l’année 2023, 428 aujourd’hui (70%) sont majeurs. Est-ce que les agents de notre département font mal leur travail ? Moi, je vous pose simplement la question par rapport à cela. Derrière les mineurs, rien que les mineurs. Pour pouvoir déterminer s’ils sont mineurs ou majeurs, c’est bien entendu nos agents qui, par les procédés qui sont les leurs, déterminent s’ils sont mineurs ou majeurs. Majeurs : responsabilité de l’État, mineurs : responsabilité du Département et aujourd’hui je crois que, Madame la Présidente, nous n’avons pas à rougir des actions que nous menons en ce sens. »”

En contrepoint de ce discours et de sa rhétorique, nous souhaitons apporter à Monsieur Fagaut, à ses collègues et à quiconque s’y intéresse, quelques réflexions nourries par notre engagement solidaire auprès des jeunes dont le Département conteste la minorité.

Sur la construction de la réalité et le caractère performatif de l’évaluation :

Les sciences sociales décrivent comme « paroles performatives » ces énoncés qui, par le verbe, créent la réalité qu’elles sont censées décrire. Les rapports d’évaluation rédigés par le service d’évaluation du Département sont des exemples-types de ce phénomène. Qu’importe la situation de la personne décrite dans le rapport, qu’importe la qualité des preuves qu’elle apporte en appui à ses déclarations (document d’identité original, passeport, apparence physique indiscutable…), avec la puissance d’une formule magique, deux lignes rédigées en police Arial, taille 12 et caractères gras, suffisent pour transformer quiconque en « non mineur » aux yeux de l’Administration :

“"Les éléments recueillis au terme du processus d’évaluation ne forment pas un ensemble cohérent permettant d’aller dans le sens de la minorité et de l’isolement de Monsieur Mohamed C."”

Sitôt formulé, sitôt exaucé, l’énoncé, à peine imprimé, transforme Mohamed C. en « non mineur ». Cette opération achevée, il devient possible, tout en maintenant une apparente légalité, de remettre Mohamed C. à la rue dès le soir-même de la formulation de cette parole performative.

Malgré sa puissance, cette opération ne parvient pas à transformer Mohamed C ou ses camarades en majeur.e.s, tout juste à le convertir en « non mineur.e » aux yeux du Département, et Monsieur Fagaut se trompe donc lorsqu’il se croit autorisé à dire que « 70 % des jeunes évalués par le Département sont majeurs ». Ainsi Mohamed C. ne se voit pas délivrer à l’issue de son évaluation un nouvel État-Civil, ni une nouvelle date ni un nouveau lieu de naissance, il conserve son acte de naissance original délivré par les autorités de son pays d’origine et malgré sa vie à la rue, il pourra fréquenter un établissement scolaire avec les élèves de l’âge qu’il déclare ou qui est attesté par ses documents d’identité. La puissance de la parole performative prononcée par le Département est donc de portée limitée. Elle suffit amplement toutefois pour transformer ces jeunes en personne sans-abri pour qui le Département n’aura plus à payer un seul centime.

A titre d’exemple, de comparables conclusions de rapport d’évaluation ont permis au Département de l’Ariège (frontalier de l’Espagne) de ne reconnaître mineur.e en 2022 que 8 jeunes, alors que le Département voisin de la Haute-Garonne, la même année, a reconnu la minorité de 675 jeunes. Ces différences massives et improbables soulignent que l’enjeu de l’évaluation pour les Départements n’est pas de déterminer objectivement la minorité des personnes concernées, mais bien de garantir l’existence d’une procédure légitimant la production d’un nombre de mineurs et de majeurs correspondant à une consigne politique donnée.

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Sur l’impossible critique du travail des agents :

Monsieur Fagaut n’admet pas que les pratiques du service d’évaluation puissent être questionnées. Associer tout discours critique de la "politique d’évaluation des MNA" à une mise en cause personnelle des agents lui permet de se placer en protecteur de ces dernier.e.s, plutôt qu’en responsable des contradictions dont ils et elles font les frais. Escamotant la dimension politique, il tente de déplacer le débat dans la sphère exclusive de la morale. Est-il moral de critiquer le travail de personnes qui se donnent du mal à réaliser une mission difficile ? Cet appel à l’éthique du Bien et du Mal tente de faire oublier que l’objectif même de ce travail (l’évaluation de la minorité) est sujet à débat, tout autant que ses effets (en quelques mois, plus de 50 jeunes se sont vus contraints de vivre à la rue à Besançon).

Turn over, personnel en souffrance, inadéquation entre valeurs éthiques et consignes hiérarchiques, la pénibilité du travail d’évaluatrice est bien connue et fait l’objet d’études, sociologiques notamment. Décrire les effets maltraitants des pratiques du service d’évaluation n’exige pas de faire des évaluateurs et évaluatrices des « bourreaux d’enfants ». Différents témoignages apportés par les jeunes nous laissent d’ailleurs entrevoir que ces violences administratives sont parfois exercées à corps défendant, sans zèle, mais sans parvenir toujours toutefois à en atténuer les effets de manière significative.

A l’échelle du dispositif de Protection de l’Enfance, nous constatons que la même institution protège et malmène, inclut et exclut, poursuit des logiques tout à fait antagonistes rendant impossible toute représentation manichéenne de la situation. Cette dynamique complexe est finalement très proche de celle qui traverse les familles maltraitantes. Elles aussi parfois, soignent et violentent tout à la fois. Confrontés à ces logiques, est-ce que les éducateurs et éducatrices critiquent l’éducation des parents maltraitants ? Pas forcément sur le versant de la morale, mais ils et elles s’attachent à comprendre les mécanismes et à en prévenir la réitération.

La mise à la rue massive des jeunes étranger.e.s et les violations des Droits de l’Enfant qui l’accompagnent est une violence qui ne peut s’expliquer de manière satisfaisante par une analyse centrée sur l’individu en l’occurrence la figure de l’agent. Elle s’explique par un contexte politique local, national et international. Dire que l’économie capitaliste et les inégalités qu’elle favorise produisent nécessairement une migration contrainte explique en partie la situation à laquelle sont confrontés les agents du Département. Tout en défendant qu’aucun dispositif d’évaluation de la minorité ne pourra jamais être parfaitement satisfaisant, nous persistons à décrire pourquoi dans le Doubs cette évaluation est particulièrement mal faite, en ce sens qu’elle produit massivement des erreurs.

Ces dernières années, nous avons accueilli et accompagné des dizaines de jeunes dans leurs démarches judiciaires visant à contester la décision du service d’évaluation. Plus de 90 % de ces jeunes sont parvenu.e.s, au terme du processus judiciaire, à faire reconnaître leur minorité. Cette estimation statistique est un peu lapidaire, mais permet de mesurer à quel point les évaluations par les services du Département du Doubs sont sources d’erreurs. Peu d’administrations peuvent se targuer d’un taux d’erreur d’appréciation de cet ordre de grandeur.

Les agents peuvent-ils bien faire leur travail ?

Nous l’avons dit, faire le tri entre mineur.e.s et majeur.e.s nous semble un objectif à la fois impossible et non désirable. Les profonds changements politiques et sociaux qui permettraient, dans un temps long et dans un cadre international, d’apporter des pistes permettant de dépasser la crise de l’accueil (ou celle des migrations, selon la terminologie que l’on choisit) dépassent l’objet de ce court texte. Sans perdre de vue cet horizon, et en se situant dans l’état politique présent, l’accès à la Protection de l’Enfance nécessite actuellement de déterminer qui est reconnu mineur et qui ne l’est pas.
Sachant l’exercice périlleux, la législation a établit qu’il était préférable que des majeur.e.s soient à tort accueilli.e.s dans les structures de la Protection de l’Enfance, plutôt que prendre le risque de laisser en errance des mineur.e.s à la rue. Ce souhait se traduit par l’injonction à ce que « le doute profite à l’intéressé », que l’on retrouve notamment dans la circulaire du 25 janvier 2016. Ce principe enjoint les Départements à reconnaître mineures les personnes, dès lors qu’un seul indice permettrait de douter que la personne soit majeure. Ces derniers mois, le Département du Doubs a mis à la rue des dizaines de jeunes possédant des documents d’identité originaux, sans même procéder à l’expertise de ces documents ; à lui seul, ce constat démontre que cette prescription légale essentielle n’est pas respectée. Plus récemment, le Doubs a conditionné l’évaluation à l’enregistrement biométrique au fichier AEM (effectué sur rendez-vous, en Préfecture). Il a également cessé d’apporter une solution de mise à l’abri avant cet enregistrement. Ces différentes pratiques sont à la fois illégales et violentes, et elles ne sont pas constitutives de ce que l’on pourrait qualifier de "travail bien fait". Monsieur Fagaut et ses collègues élu.es sont pourtant en capacité de donner des directives permettant aux agents départementaux de réaliser leur travail dans le respect du cadre légal, en faisant bénéficier aux jeunes évalué.e.s les droits qui leur sont garantis, mais qui, aujourd’hui dans le Doubs, restent tout à fait théoriques et inaccessibles.

A propos des « procédés qui sont les leurs » :

Cette formulation de Monsieur Fagaut est tout en ellipse et pudeur. Elle sous-entend une certaine technicité, sans s’étendre sur les procédés ainsi désignés. Sur ceux-ci, il nous semble essentiel de lever le voile.

Tout d’abord, ces procédés sont ceux que l’exécutif du Département a prescrits, en cela il apparaîtrait plus juste que Monsieur Fagaut les désigne comme également siens.

Le cadre légal requiert que l’évaluation s’appuie sur un « faisceau d’indices ». Les conclusions d’évaluation nomment donc presque toujours deux indices pour justifier leur décision de refus :

  • l’apparence physique des personnes évaluées.
  • L’existence d’incohérences dans le discours.

Concernant l’apparence physique, la jurisprudence confirme qu’il s’agit d’un critère peu fiable, éminemment subjectif et ne pouvant en aucun cas prévaloir sur d’autres indices (notamment la production de documents d’état civils).

Concernant l’existence d’incohérences, le raisonnement emprunté par le service d’évaluation suit le déroulement suivant :

Incohérences dans le discours = mensonge ou tentative de dissimulation = preuve de non minorité

Chacun des liens de causalité de cette chaîne de raisonnement logique est pour le moins fragile. Bien d’autres facteurs permettent d’expliquer l’existence d’incohérence (traumatismes liés aux épreuves du voyage, incompréhension des étapes de l’exil lorsque celui-ci a été pris en charge par un passeur ou un proche, secrets de famille, incompréhension liées à la langue ou sa traduction,... )
Quant aux mensonges, en faire l’apanage exclusif des adultes questionne. S’appuyant sur un raisonnement similaire le département du Doubs pourrait faire de plus larges économies budgétaires s’il contestait la minorité de tous les adolescent.e.s accueilli.e.s dans les structures de la protection de l’enfance qui de temps à autre font preuve de mensonge et de dissimulation.

La recherche d’incohérence constituant le principal (et presque exclusif) ressort de l’évaluation, de nombreuses techniques permettent de créer puis de consigner de tels hiatus :

Une de ces techniques consiste à poser une question de ce type :
-En quelle année ton père est-il décédé ?
- 2010
Puis plus tard dans l’entretien
-Quel âge avais-tu lorsque ton père est décédé ?
-5 ans
Le ou la professionnel.le en charge de l’évaluation en déduit que la personne évaluée a donc 18 ans en 2023 et non 17 comme l’indique l’intéressé.

Les jeunes qui subissent ces procédés, font état d’une profonde incompréhension. Souhaitant bien faire, ils et elles ont tenté de répondre à chaque réponse du mieux qu’ils ou elles ont pu, avec approximation lorsque les dates ou durées exactes n’étaient pas connues avec précision.

Les jeunes qui indiquent ne pas être en mesure de donner des réponses exactes à ce type de question sont également évalué.e.s comme non mineur.e.s, cette réponse étant fréquemment considérée comme la preuve d’une stratégie de dissimulation.

Lorsqu’elles ne sont pas débusquées dans le récit de la personne évaluée, les incohérences sont régulièrement créées de toute pièce par les évaluateurs et évaluatrices. Récemment, M. a présenté des documents d’état civils originaux qui ont été écartés par les évaluateurs lors de son évaluation. Cette absence de prise en compte des documents d’identité a été justifiée par l’existence supposée d’incohérence concernant la nationalité de la mère de M. L’acte de naissance présenté faisait état d’une mère de nationalité ivoirienne tandis que l’évaluateur affirmait que la mère de M. était malienne. En effet, le rapport d’évaluation de mentionne que la mère de la demie sœur de M. est malienne. Ça n’en fait pas sa mère pour autant mais cette confusion grossière suffit à construire une prétendue incohérence sur laquelle la décision de fin de prise en charge sera prononcée.

La recherche méthodique des incohérences d’un discours porte ses fruits en cela qu’elle est nécessairement couronnée de succès. Il est dommage de constater qu’elle est de peu d’utilité dans la recherche de la "vérité" et ne sert qu’à produire un discours légitimant une conclusion pré existant l’évaluation ou bien née d’une simple et vague "intuition".

Détailler les différents procédés et mécanismes utilisées lors des évaluations permet de sortir du fantasme de scientificité qui les entoure afin de les percevoir tels qu’ils sont : comme des artifices.

Est-ce que madame Bouquin et monsieur Fagaut ont à rougir de leurs actions ?

Les pratiques du Département du Doubs sont manifestement illégales ; elles ne sont pas issues de déviances individuelles, mais résultent des directives politiques fixées par les élu.e.s en responsabilité du Département et, par voie de conséquence, du budget qu’ils/elles attribuent à la Protection des MNA. Ces élu.e.s, régulièrement interpellé.e.s, semblent peu intéressé.e.s par ces questions. Cette politique construit de manière quelque peu artificielle, mais non moins efficace, de nombreux « non mineur.e.s ». La violence administrative qui découle de ces choix politiques brise des vies, marque des corps, et parallèlement à cela, accentue l’éloignement des institutions politiques du principe (théorique) de l’état de droit. La couleur des joues des élu.e.s nous préoccupe moins que la portée de leurs décisions, aussi nous laisserons aux intéressé.e.s la réponse à cette dernière question.

L’association Solmiré (Solidarité Migrant.e.s Réfugié.e.s)



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