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Une histoire de lutte à la sécu



C’est dans la revue TIMULT (n°10 sur la mutualisation) que nous rencontrons le long combat politique d’une travailleuse dijonnaise au sein de la sécurité sociale. Cette même CPAM de Chenôve qui abrite aujourd’hui de nombreuses personnes exilées de divers pays d’Afrique !

Mon engagement politique a débuté en 1971, quand j’avais dix-neuf ou vingt ans. J’ai été salariée de la sécurité sociale de 74 à 2003. Aujourd’hui, j’ai soixante-cinq ans et je suis retraitée. Raconter tout ça, c’est tellement vaste…Ça mêle le fonctionnement de la sécurité sociale en France, les logiques d’entreprise, mon engagement politique, plein d’aspects historiques que j’ai oubliés…

Pourquoi avoir passé tant d’années à faire un travail que je détestais et dans un environnement professionnel aussi hostile ? Ce qui est sûr, c’est que je vois un fil conducteur entre ce choix de vie et les luttes que je mène aujourd’hui. Rentrer à la sécu à l’époque, pour y mener une lutte à « l’intérieur » du système, était une décision stratégique, que nous avions réfléchie collectivement au sein de mon organisation politique d’extrême-gauche.
Maintenant, c’est vraiment loin… J’aime tellement mieux être ici dehors, à travailler la terre de mes mains, que de passer des heures enfermée dans un bureau ou devant un ordinateur…

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Se faire embaucher à la Sécu pour y mener un travail politique

Je le redis : je ne suis pas du tout entrée à la sécu par amour du travail de bureau sédentaire (que j’exècre) mais par conviction et choix politique réfléchi collectivement.
C’était l’époque, en France, où des organisations politiques comme la mienne, anti-capitalistes et anti-impérialistes (un parti communiste marxiste-léniniste), incitaient leurs militant·es à « l’Établissement ». C’est-à-dire se faire embaucher, en priorité dans les usines bastions de la classe ouvrière, mais aussi dans d’autres entreprises où un travail politique pouvait être mené, avec des perspectives révolutionnaires. J’avais arrêté mes études dans cette idée et j’étais passée par plusieurs boîtes du secteur industriel ou assurantiel local, mais sans jamais y rester longtemps : dès qu’on était repéré·es comme militant·es politiques révolutionnaires, on se faisait virer.

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La sécu faisait partie des lieux de travail que nous trouvions politiquement intéressants, car elle avait été mise en place en grande partie par des communistes et il y avait donc déjà du monde sur place, des militant·es d’extrême gauche à rejoindre, un travail politique qui s’y passait et à développer. Bien sûr, j’avais aussi besoin de gagner ma vie. L’autonomie matérielle était importante pour moi, d’autant plus en tant que femme, car je ne voulais pas dépendre de ma famille ni de qui que ce soit. À l’époque il n’y avait pas de minimas sociaux.
Les boîtes comme la sécu étaient toujours en recherche de personnel. Les conventions collectives étaient assez protectrices pour les personnes titularisé·es (au bout de six mois), alors iels débauchaient juste avant la fin des six mois et réembauchaient d’autres jeunes. On appelait ça « la valse des auxiliaires temporaires ». C’est comme ça que j’ai pu me faire engager en avril 74, dans la CPAM (caisse primaire d’assurance maladie) de la ville où j’habitais. Je m’y suis présentée pour voir s’iels embauchaient, on m’a dit de revenir le lendemain à neuf heures, ce que j’ai fait et voilà, je suis rentrée dans la boîte. Ça se passait comme ça : il y avait du boulot. J’y ai retrouvé d’autres militant·es d’extrême-gauche, trotskistes et maoïstes, ayant arrêté la fac et nous avons tout de suite mené des luttes nombreuses, fortes et assez suivies par le personnel.

Quand j’ai commencé, je me faisais une idée un peu vague de la sécu. C’était pour moi la boîte, ou disons l’entreprise, où l’on se rendait pour trois raisons : se faire rembourser des soins (médecins, infirmières, kinés…), toucher les prestations familiales (quand on avait des enfants par exemple ou pour une aide au logement) et toucher une retraite. Je savais aussi que ça s’inscrivait dans une histoire de luttes du mouvement ouvrier.

C’était un système mis en place après la deuxième guerre mondiale, pour une solidarité entre générations, entre familles et célibataires, pour un accès à la santé pour tou·tes. Les plus âgé·es m’avaient transmis cette idée que la sécu représentait une réduction considérable des inégalités et de l’injustice de classe face aux aléas de la vie.
Au cours des 18e puis 19e siècles, avec l’industrialisation, des formes de mutualisation avaient déjà été développées, en particulier dans le secteur public (SNCF, EDF, Les Mines, les PTT, la Banque de France, etc.), assurant aux salarié·es de ces secteurs un meilleur niveau de protection et surtout de retraite. Mais ce n’était pas le cas pour tout le reste de la population, c’est-à-dire la majorité du pays. Il était donc clair pour nous, militant·es, que depuis sa création, la sécurité sociale était un enjeu de la lutte des classes.

En entrant dans le système, j’ai bien sûr mieux compris son fonctionnement. Les branches maladie et famille sont jusqu’à aujourd’hui organisées au niveau départemental, avec environ 120 CAF et CPAM. La branche vieillesse l’est au niveau régional, avec 16 caisses de retraite. Il y a aussi les organismes départementaux dit « de recouvrement », appelés URSSAF, qui sont chargés d’encaisser les « cotisations sociales » qui alimentent les caisses. Ces cotisations sont divisées en deux, les cotisations salariales (part de salaire différée des salarié·es, versée par l’employeur avant paiement du salaire net), et les cotisations patronales. L’argent est ensuite réparti entre les trois branches, pour financer ce qu’on appelle « les prestations sociales » : remboursements de soins, prestations familiales ou de retraites… pour faire vite.
Ensuite, chaque branche est dirigée au niveau national par des organismes publics, les Caisses Nationales, elles-mêmes chapeautées par un organisme unique pour la gestion du personnel, les conventions collectives et la gestion des ressources humaines, l’UCANSS.
Une chose vraiment importante, c’est que la gestion de tous ces organismes de sécu se fait au sein des Conseils d’administration (CA), tant au niveau des établissements départementaux, régionaux, que pour les Caisses Nationales. Ces CA sont composés de représentant·es des salarié·es et du patronat, c’est ce qu’on appelle la gestion « paritaire ».
Depuis la mise en place du système, les délégué·es des salarié·es étaient élu·es sur des listes proposées par les organisations syndicales. À l’origine, la répartition des pouvoirs était clairement du côté des travailleu·ses : 75 % des pouvoirs pour les assuré·es sociaux et 25 % pour le patronat. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les perspectives se sont vraiment décalées avec le temps : de nos jours, quand on dit « assuré·es sociaux », beaucoup pensent « usagè·res », de manière déconnectée du monde du travail. Mais en fait, ça voulait dire les « cotisant·es », autrement dit les salarié·es qui versaient une partie de leur salaire pour assurer la protection sociale de toute la population. Le système devait couvrir l’ensemble des « ayants-droit », y compris les personnes ne travaillant pas ou plus. Mais dans cette période de plein emploi et de boum démographique d’après-guerre, avec beaucoup plus d’acti·ves que de retraité·es, il était logique que la sécu soit majoritairement portée par les travailleu·ses. L’État, même s’il définissait un cadre général, ne gérait pas l’ensemble. C’étaient les CA, tenus par les représentations syndicales, qui définissaient les niveaux et les conditions de prises en charge, les règles de calcul des prestations, etc. C’était là que se géraient les conventions de remboursement de tous les organismes sociaux et médico-sociaux, de prise en charge du handicap… Au moins pendant un temps. Je dis « pendant un temps », car depuis sa création en 1945, la sécu a été attaquée de toutes parts, par le patronat et les gouvernants… Et elle était déjà sérieusement mise à mal à mon arrivée en 74.

Bosser là avait donc vraiment du sens : il s’agissait d’y faire un travail politique en tant que salariée, mais aussi par le biais des organisations syndicales. Et nous luttions à la fois dans l’intérêt des assuré·es, pour de meilleures conditions de travail pour le personnel, pour défendre le système, l’améliorer et maintenir une perspective révolutionnaire.

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La Sécurité Sociale, perpétuellement attaquée

Avant de raconter ma propre expérience, je voudrais resituer dans ses grandes lignes l’histoire de la sécu, telle que je l’ai comprise, et surtout les attaques qu’elle a subies.

Pendant et après la seconde guerre mondiale, les communistes impliqué·es dans la conception de la sécu cherchaient à développer une conscience ouvrière, une conscience de classe, en articulant cette élaboration avec des perspectives de lutte. Les Mutuelles, issues du mouvement ouvrier au siècle précédent, avaient en grande partie perdu leur élan révolutionnaire, d’une part en se figeant dans des formes de gestion corporatistes, d’autre part parce que les patrons avaient rapidement créé des « œuvres sociales » pour les intégrer tout en les dépolitisant. Dans la première moitié du 20e, une succession de lois avait instauré un système de protection sociale, mais qui n’était ni général, ni obligatoire, basé sur une logique assurantielle. En 1944, avant la Libération, toutes les forces de la Résistance réunies validaient « le programme du Conseil National de la Résistance (CNR) ». Celui-ci prévoyait, entre autres, « un plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens les moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés ». Le 22 mai 1946 était adoptée la loi de généralisation de la sécurité sociale qui faisait de la protection sociale un droit fondamental. Elle instaurait cette protection par répartition plutôt que par l’épargne individuelle et capitaliste, abandonnant ainsi cette logique d’assurance pour couvrir des risques. C’était un choix très fort.
Pourtant, dès la création du système, plusieurs principes de base impulsés par le CNR étaient déjà battus en brèche.
Premier principe à sauter : « l’universalité » du système, c’est-à-dire le fait que ce soit le même pour tou·tes, quelle que soit la catégorie professionnelle. Les secteurs ou entreprises ayant déjà leur propre caisse ne voulaient pas passer au régime général de la sécu, rechignaient à abandonner leurs acquis, et le contrôle direct qu’elles avaient sur leur organisations, liées à l’histoire des mutuelles ouvrières… Ce qui signifiait de ne pas envisager une solidarité avec l’ensemble de la population. Les personnes qui mettaient en place la sécu ont lâché assez vite, partant de l’idée que l’intégration se ferait plus tard, de manière progressive… Ce qui ne s’est pas vraiment réalisé. Ça a donné les « régimes spéciaux ».
Ensuite, ce sont les règles de gestion qui ont été attaquées. Les « ordonnances de 67 » imposèrent l’obligation d’équilibre financier au sein de chacune des trois branches et surtout, le strict paritarisme dans les CA, réduisant à 50 % la représentation des assuré·es sociaux et ramenant à égalité celle du patronat.

C’était la fin de la gestion paritaire, c’est-à-dire de la représentation majoritaire des travailleu·ses, premiè·res concerné·es. Cette mesure permettait au patronat de prendre le contrôle sur toutes les décisions de montants et de calculs. À partir de là, il y eu bien sûr pas mal de luttes, notamment menées par le syndicat Confédération générale du travail (CGT) pour tenter de faire abroger ces ordonnances. Mais elles n’aboutirent jamais.
Au fil des années, l’État multiplia ses interventions. Afin de réduire encore la place des organisations syndicales salarié·es et de leur projet initial, communiste, révolutionnaire, il introduisit au sein des CA des représentant·es de la Mutualité Française (fédération des principales mutuelles de santé et de protection sociale), des associations familiales, des associations de malades et de personnes qualifiées. Une partie de ces voix étaient « à gauche ». Mais leurs perspectives réformistes, sociales démocrates, ne faisaient plus barrage aux positions patronales, aux orientations de droite. Et surtout, elles remettaient en cause la représentativité des cotisant·es. Cette tendance était encore renforcée par le jeu trouble du syndicat Force ouvrière (FO), qui prenait systématiquement position en faveur du patronat, en échange de postes de direction pour ses membres au sein des entreprises.
En 1996, la réforme du plan Juppé accrut le rôle du Parlement et instaura les lois de financement de la sécurité sociale dans lesquelles se trouvent intégrés les objectifs nationaux de dépenses de l’assurance maladie. La loi Douste-Blazy en 2004 installa au sein de l’assurance maladie des conseils, réduisant le pouvoir des CA à l’orientation et au contrôle, et donnant les pleins pouvoirs aux directeurs sur la gestion. La loi HPST de 2009 instaura un encadrement encore plus strict de l’assurance maladie et mit en œuvre les Agences régionales de santé, bras armés du gouvernement en région… Aujourd’hui toutes les décisions des caisses de sécurité sociale sont soumises de fait à l’approbation des différents ministères des finances, du budget, de la santé et du travail, et assurent pour l’État un encadrement strict.

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Le principe de base de la sécu était que la solidarité ne soit pas financée par l’État (via des impôts) mais directement par le travail (via les cotisations sociales) et qu’elle protège tout le monde. Bien sûr, le patronat ne voulait pas payer sa part (les cotisations patronales) pour les pauvres et les improducti·ves, au prétexte qu’iels se débrouillaient tou·tes seul·es avant… Mais au démarrage de la sécu, les représentant·es des salarié·es étaient majoritaires et avaient réussi à imposer cette logique. Quand je suis rentrée dans l’entreprise, cet esprit était encore bien présent. J’ai par exemple suivi une formation sur les différentes législations à maîtriser en tant que futurs technicien·nes, conduite par des cadres de la sécu, et ceux-ci insistaient sur ces valeurs, sur notre mission de service public. Quelques années plus tard les assuré·es deviendraient des « client·es » et des « fraudeu·euses potentiel·les »… La reprise en main de l’État allait dans le même sens que le patronat.

Marges de manœuvre en tant que travailleuse et en tant que militante

À l’époque où je me politisais et rentrais à la sécu, les entreprises étaient les lieux où s’organiser politiquement et collectivement, avec les autres salarié·es de la boîte mais aussi avec tou·tes les autres salarié·es et secteurs professionnels. J’avais des collègues syndicalistes, d’autres personnes d’extrême-gauche autour de moi, mais le groupe politique auquel je me référais était hors de l’entreprise. Je me suis donc impliquée à l’intérieur via un syndicat, avec des personnes qui n’avaient pas forcément la même démarche que moi.
Au sein du syndicat, nous étions en contact avec ces personnes qui siégeaient dans les CA. Nous les voyions avant leurs réunions et les renseignions sur les situations, les besoins pour les usagè·res, les revendications des salarié·es, le soutien nécessaire aux luttes en cours. Et nous faisions ça autant à l’échelle locale que nationale.
Le travail en soutien aux usagè·res était beaucoup plus limité que celui pour les salarié·es. Et il y avait même parfois des luttes de salarié·e·s qui semblaient opposées aux besoins des usagè·res. À la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et à la CGT, on essayait de défendre les deux en même temps, avec le patronat en face qui jouait la division. Pour tout dire, je n’ai jamais connu de vraies luttes d’usagè·res avant le plan Juppé de 1995, qui a marqué le début d’une remise en cause encore plus radicale de la sécu… Ce manque de mobilisation était logique car les usagè·res n’étaient pas membres des syndicats et n’avaient pas non plus leurs propres organisations.

Pour moi, la nécessité d’un rapport de force était permanente. On obtenait des améliorations seulement par la lutte, c’est-à-dire à condition que ça leur pose des problèmes : en arrêtant de travailler, en occupant les directions, en tenant des piquets de grève et, surtout, en étant nombreux pour faire tout ça. Une des lignes que nous défendions, c’était le refus des hiérarchies, plus précisément la hiérarchie des salaires. C’était la période autogestionnaire de la CFDT, alors nous étions à fond là-dedans, pour égaliser les salaires de tout le monde, alors que la CGT demandait des augmentations par pourcentage, ce qui maintenait la hiérarchie.

Je me suis syndiquée dès mon embauche. Nous étions dans cette logique d’entrisme. Il n’était bien sûr pas question de rentrer à FO, majoritaire dans la boîte : c’était un syndicat « traître » qui tenait quasi toutes les directions et présidences des Conseils d’administration et considérait la sécu comme « son patrimoine »… J’ai donc opté pour la CGT. Ça restait le syndicat le plus représentatif de la classe ouvrière. Elle était alors totalement inféodée au PCF, que nous considérions comme « révisionniste » (c’est à dire comme ayant révisé le véritable communisme) et nous espérions remettre cette organisation sur des bases réellement communistes, en travaillant auprès des militant·es sincères, de la base. Nous défendions ce que nous appelions des « positions de luttes de classes », pour créer un « antagonisme de classe ». Contrairement aux revendications réformistes, notre perspective était clairement révolutionnaire, visant la destruction des classes dominantes…

Au bout de deux mois, je me suis faite exclure de la CGT, parce que j’étais une « gauchiste ». Ce terme regroupait à leurs yeux l’ensemble des militant·es trotskystes, maoïstes, anarchistes, souvent jeunes, assimilé·es au mouvement de 68, étudiant·es et issu·es de la bourgeoisie (ce qui était à moitié vrai, à moitié faux), et qui se disaient communistes sans adhérer au PC ni au modèle stalinien encore en vigueur. La ligne à suivre vis-à-vis des militant·es révolutionnaires, au PC et à la CGT, c’était la « chasse aux sorcières ». Restait donc la CFDT, qui à l’époque était elle aussi minoritaire mais autogestionnaire, non-corporatiste, sur des bases politiques anti-capitalistes et anti-impérialistes. Un syndicat tout à fait fréquentable… Il a bien changé dans les années 80, avec l’accession au pouvoir de la gauche. Mais en 1974, il n’était pas encore réformiste.

Au sein de la CFDT, et même dans une plus faible mesure dans la CGT, il y avait d’autres luttes thématisées que celles qu’on attend traditionnellement d’un syndicat. Notamment la place des femmes, parce que bien sûr, à la sécu comme ailleurs, il y avait très peu de femmes en haut de la hiérarchie et par contre, une majorité écrasante de femmes percevant les salaires les plus bas. Il y a aussi eu des luttes importantes pour le droit à la formation, pour être mieux payé·es, pour réduire le temps de travail. Et puis aussi, surtout à la CFDT, sous l’impulsion des militant·es maoïstes et trotskistes notamment, nous incitions les salarié·es à s’impliquer en-dehors, en soutien aux luttes d’autres secteurs professionnels ou sur d’autres sujets de société : pour la défense des immigré·es, les mouvements anti-impérialistes, les combats féministes – par exemple pour le droit à l’avortement – , et les luttes contre toutes les dictatures…
C’était sur des bases révolutionnaires, pour une prise de conscience révolutionnaire sur tous les sujets. On parlait de l’Amérique du sud, Pinochet, etc. On faisait de l’information politique au sens large. Ce qui ne concernait pas directement la boîte n’était pas censé rentrer dans l’entreprise. Alors nous nous postions à l’extérieur, le matin et le soir, en entrée et sortie de journée, pour distribuer des tracts, inviter à des discussions en ville. Bien sûr, nous en parlions aussi au sein de nos sections syndicales. Et puis des fois, nous distribuions quand même des tracts en douce à l’intérieur de l’entreprise.
Il y avait aussi des luttes plus spécifiques au droit syndical, pour avoir plus de temps pour du travail politique à l’intérieur de l’entreprise. Et puis nous développions les liens entre les différents organismes, branches, secteurs professionnels, comme dans tous les syndicats. Nous avions un droit syndical assez important, mis en place depuis 45 à la sécu, avec beaucoup de permanences syndicales, c’est-à-dire la possibilité de faire du syndicalisme sur le temps de travail rémunéré. Mais quand je sortais du boulot, je poursuivais mon militantisme avec mon organisation politique, les soirs et les week-ends. Nous ne séparions pas la lutte et la vie, nous étions tout le temps en lutte.

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Le démantèlement de la sécu… et des syndicats : une traversée du désert

Jusqu’en 82/83, pour moi, ça faisait vraiment sens d’être là où j’étais, de préparer une perspective révolutionnaire, une « avant-garde révolutionnaire » au sein des classes les plus opprimées… Mais à partir de 1983, je n’étais plus du tout en phase avec la ligne défendue par les dirigeants de la CFDT, au niveau confédéral. C’était clairement lié à l’avènement de la gauche au pouvoir. D’un coup, il fallait faire attention à ne pas les gêner. Il n’était plus question de lutter sur une base de lutte des classes, ni d’égalité des salaires. Le rouleau-compresseur des croyances libérales… D’un côté, l’extrême-gauche s’effondrait, beaucoup croyaient au changement par les élections. D’un autre, la CGT abandonnait les notions de « dictature du prolétariat » et même carrément de lutte anti-capitaliste. Tout ça s’est incarné dans la chute du mur de Berlin, la fin du système soviétique et des autres expériences socialistes catastrophiques, en Albanie ou au Cambodge…

Jusqu’en 1981, il y avait beaucoup de mouvements de grèves et puis là, assez brutalement, ce ne fut plus possible. Pour tout dire, ça avait déjà commencé à être difficile les années d’avant, suite aux chocs pétroliers et à l’augmentation du chômage qui s’en était suivie. Nous étions beaucoup moins sûr·es de trouver un boulot, nous hésitions à nous mettre en lutte par peur de licenciement… Il y avait l’endettement, la séduction de la société de consommation, la montée de l’individualisme, la peur de la précarité.
Des évolutions de l’organisation du travail comme les horaires individualisés avaient aussi rendu la propagande révolutionnaire plus difficile à mener : il n’y avait plus d’entrées et de sorties d’usines massives, plus de moment quotidien où croiser tout le monde et où diffuser nos informations largement. C’était le triomphe du capitaliste néo-libéral comme modèle unique.

Au fil des années 80 puis 90, toutes les raisons pour lesquelles j’étais rentrée dans cette entreprise, pour une lutte révolutionnaire, tous les moyens que j’y voyais de la faire, cessèrent d’être alimentées, s’éloignèrent de moi. Je voulais quand même continuer à me battre contre la casse des conventions collectives, le gel des salaires, etc. Mais les luttes étaient de moins en moins suivies, il y avait une vraie perte de confiance liée à l’échec des expériences révolutionnaires communistes.
Et puis ça a été le début de ma « mise au placard » par mon employeur. J’ai été mutée dans une petite antenne où je ne voyais personne, où je ne pouvais pas vraiment agir. J’étais mal vue dans l’entreprise mais aussi au sein du syndicat parce que je gardais cette optique de lutte de classes. J’ai été éjectée des organes de décision local et régional du syndicat. Ma marge de manœuvre politique était de plus en plus limitée. Je n’avais certainement pas envie de fermer ma gueule et j’ai continué à me positionner sur les luttes de l’époque, pour le droit au temps partiel choisi, le RMI, l’aménagement des 35 heures. J’ai souligné que dans les accords que le syndicat signait, nous remettions en cause de nombreux acquis des luttes précédentes, des fondements de la sécu. Plusieurs fois, on m’a traitée de folle. J’étais de plus en plus en porte-à-faux. Mes valeurs politiques anti-capitalistes et pour un changement radical de la société n’avaient plus droit de cité.

En 1984, j’avais décidé de reprendre des études par correspondance tout en travaillant à temps partiel, dans l’idée de sortir de la sécu. Je ne voyais aucun intérêt à subir un travail d’exécution dans cet environnement de plus en plus dégradé, vide de perspectives politiques. Mais suite à la séparation d’avec mon conjoint, j’ai dû opter pour un temps plein. Comme beaucoup d’autres femmes ayant deux enfants encore jeunes, c’était économiquement difficile.

Entre l’écroulement des perspectives révolutionnaires et la survie, ce fut une période vraiment dure. Je finis par tenter le concours de cadre en espérant accéder à un poste où être utile : n’ayant plus de perspectives au sein de mon syndicat, j’espérais pouvoir me positionner plus librement en tant que cadre, pour les conditions de travail des non-cadres et contre la hiérarchie des salaires. Mais j’étais barrée de partout, ça a pris du temps. J’ai fini par avoir le concours en 1989… Ma mise au placard en tant que militante syndicale et politique était déjà bien en place. Au bout de trois ans, j’ai fini par décrocher la mutation vers un organisme régional de la même ville, une Caisse régionale d’assurance maladie (CRAM). J’y étais chargée de mission sur les conditions de travail, ce qui m’intéressait. Mais ça n’a pas duré. J’ai très vite été rétrogradée, au niveau du salaire et du poste, par un nouveau directeur qui ne supportait aucun contre-pouvoir. On m’a placée sur une mission d’encadrement merdique, pensant que ça me ferait partir… Je n’ai pas craqué mais j’ai refusé d’appliquer les règles de division et d’autorité stupides assignées aux cadres : j’étais cool avec les gens, je ne les empêchais pas de parler, je les notais tou·tes pareil. Et puis du coup, j’ai encore été sanctionnée. On m’a interdit l’accès à une formation qui m’aurait permis de reprendre mon poste précédent, celui qui m’intéressait. Ensuite, on m’a réassignée à un poste antérieur, plus qualifié mais avec un salaire bien plus bas, ce qui constituait une très forte discrimination salariale. C’était clairement pour me casser mais j’ai tenu. Ça a duré huit ans, sans que cette injustice ne soit jamais réparée.

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À l’intérieur d’une entreprise, quand tu prends un rôle politique contre le patronat, tu subis la répression tous azimuts. On t’isole. Si tu résistes, c’est la mise au placard en règle et ensuite, c’est une descente aux enfers… Sauf s’il y a un soutien collectif. Mais avec la disparition des luttes collectives, c’est devenu monnaie courante, c’est un mode de gestion de la contestation, avec toutes ses conséquences de souffrance au travail, de dépression, de suicide…

Évidemment, la défense des usagè·res s’est elle aussi dégradée. Toutes les grandes orientations, en matière de santé, de retraite, de gestion hospitalière, de prestations diverses des Caf, de décisions sur les taux, les règles de calcul les montants, etc. ont progressivement été recadrées par l’État…
C’était la période où il n’y avait soi-disant plus de fric, où les gouvernants nous bassinaient sur les économies à faire. Ils enfumaient les gens avec cette histoire de « trou de la sécu », notamment avec le lobby des assureurs, AXA et compagnie, qui n’attendaient que ça pour se faire du pognon. Nous n’étions plus dans la période du plein emploi et la génération très nombreuse du baby-boum était en passe de devenir le papy-boum. La sécu s’appuyait à la base sur ce déséquilibre démographique, avec un plus grand nombre d’acti·ves pour financer les retraites. Sans même prendre en compte l’augmentation du chômage ou les exigences de santé plus grandes, le vieillissement de la population nécessitait forcément de revoir le système de financement. Mais l’augmentation des cotisations, de l’âge de la retraite ou la réduction des remboursements n’étaient pas des bonnes solutions. On aurait pu supprimer les exonérations de cotisations aux entreprises, trouver d’autres financements, conserver cette idéologie de partage… Le « trou de la sécu » était un discours de culpabilisation, pour préparer la baisse des prestations, le démantèlement de la solidarité.
Il y avait clairement convergence entre les objectifs du pouvoir (État PS capitaliste) et les intérêts du patronat.

peut-être juste un peu moins vite que si le patronat avait eu les mains libres… Et maintenant, avec Macron, ça ne s’arrange pas, ça s’accentue à vitesse grand V.

Ces années-là ont été une vraie traversée du désert pour moi, parce que j’avais perdu la famille politique dans laquelle je m’étais engagée au début des années 70. Et puis il y a eu les galères de fric, les enfants, se battre pour garder un toit, l’endettement, l’isolement, la désillusion et la dépression par épuisement, pour des raisons personnelles mais aussi politiques : une part de ce qui m’a minée, c’était le fait que personne ne croie plus à la lutte.

J’ai tenu des années à la sécu, même quand la mise au placard s’est installée sur la durée et qu’elle est devenue féroce. Quand la loi sur le harcèlement au travail est sortie, en 99, j’ai décidé de faire un procès pour dénoncer leurs méthodes. Personne n’avait jamais porté plainte… J’ai fait un burn-out en 2003 et n’ai plus jamais remis les pieds là-bas. Ma plainte a été portée en pénal, pour harcèlement et discrimination pour raisons idéologiques. L’action en justice a duré cinq ans, sans soutien collectif dans la boîte. Les syndicats étaient devenus des fantômes et la CFDT, mon propre syndicat, non seulement ne m’a pas défendue mais m’a traitée de « malade mentale » ! Je n’ai pas non plus obtenu de soutien du médecin du travail, complice de la direction. Dans ces conditions, je ne pouvais pas gagner, la lutte était trop inégale… Mais tout a été écrit et dénoncé, ce qui m’a permis de tourner la page, de me reconstruire.

Si on disait que la CGT était révisionniste, qu’elle n’était plus communiste, c’est qu’elle avait un double discours. Elle disait lutter contre les patrons mais ne voulait pas remettre en cause la hiérarchie interne et les inégalités de salaires. J’ai vu des syndicalistes CGT et CFDT utiliser des outils de merde pour diviser les salarié·es : faire des mutations dégueulasses, des sanctions internes.
FO, c’était encore autre chose. Pour rappel, FO (anciennement CGT-FO), c’était une scission de la CGT, par des anti-communistes, des socialistes réformistes, qui avaient été soutenus par la CIA pour casser le PC très puissant de l’après-guerre. Et dès les débuts de la sécu en 45, iels avaient obtenu les postes de direction et avaient fonctionné avec le patronat pour les conserver… À l’époque où je me sentais plutôt bien dans la CFDT, elle était autogestionnaire et très minoritaire… Mais ensuite, elle a pris le dessus et a remplacé FO dans le rôle de cogestionnaire avec le patronat.
Juste avant de partir de la sécu, j’ai encore essayé de monter une section CNT ou SUD, mais il n’y avait que deux ou trois personnes pour faire ça avec moi, vraiment pas assez.
J’ai toujours dit que je pensais dénoncer tout ça, chercher à convaincre du monde qu’on pourrait être uni·es et ne pas avoir peur de s’attaquer à l’encadrement, à la hiérarchie… Si ce système se maintient, c’est qu’il est entretenu dans tous ses rouages, à tous les niveaux, par des gens qui non seulement ont peur de remettre en cause la marche des choses, mais font aussi eux-mêmes des choses inacceptables, en terme d’autorité, de discrimination, de racisme, etc. Tout en se disant à gauche, voire à l’extrême-gauche… Dans l’encadrement, syndiqué ou pas, c’est caractéristique : iels sont réacs, discriminant·es, méprisant·es. Ce n’est pas l’outil syndical en soi qu’il faut jeter, c’est ce que tous ces gens en font, leur incapacité à faire correspondre leurs discours et leurs actes. Il ne suffit pas de changer les structures extérieures, si tu ne changes pas tes schémas intérieurs. Et puis, un des trucs les plus structurants de ces rapports de pouvoir, c’est le fric : défendre ton propre statut, ce que tu as à perdre une fois que tu es parvenu·e. Tou·tes ces délégué·es syndical·es FO, CGT, CFDT, qui, en devenant cadre, devenaient autoritaires, capables de diviser les salarié·es, de les empêcher de parler, de compter le temps qu’iels passaient au chiottes… et qui revendiquent la paternité de la sécu comme une histoire de lutte ! Je veux le dire et le redire : les syndicats sont au départ des outils de lutte, de défense collective, durement conquis, et ils peuvent être des outils de luttes révolutionnaires !

Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il n’y a plus aucune possibilité de lutte dans ces boîtes où j’ai travaillé et lutté. C’est le chacun pour soi, les syndicalistes rasent les murs et passent leurs journées sur les ordis dans leur local en bas. La sécu a un fonctionnement bureaucratique, de division, de mépris, pareil à n’importe quelle autre boîte.

Et puis ma sortie du désert, je l’ai faite grâce à mes enfants, quand iels m’ont ouvert leurs lieux d’engagement, dans les squats et plein d’autres choses. Ça m’a permis de reconstituer une famille politique.

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Et maintenant ? Continuités et grands écarts

Aujourd’hui, je fréquente ces cercles anti-autoritaires, autonomes, où on remet en cause des choses mises en place au niveau de l’État et à grande échelle, c’est-à-dire avec des règles qui s’appliquent, dans l’idée, à une population entière.

Des cercles où on dit facilement qu’il faudrait supprimer l’État. Je ne sais pas comment me situer par rapport à ça. D’une certaine façon, ça me parle. Mais, en même temps, je suis à contre-courant, en contradiction avec ces idées.
J’ai grandi dans un monde où on accédait aux services publics de la poste, des transports, de droits à la retraite, aux prestations familiales à l’échelle d’un pays. Et j’ai trouvé ça confortable. Aujourd’hui, ces services sont de plus en plus privatisés, en grande partie démantelés, alors c’est sûr, ça fonctionne mal. Quand je lis des textes historiques sur la création des états, ça me donne plutôt envie de rejeter ces structures étatiques et tout ce qu’elles trimballent avec elles d’oppressif : l’accaparement du pouvoir, les logiques capitalistes, coloniales, patriarcales, etc. Ça ne me donne vraiment pas envie de considérer les états comme quelque chose de positif, parce que tout ça est bien imbriqué et porteur de hiérarchies. Mais penser qu’on ferait mieux en partant seulement de la base, du niveau local et en se remontant les manches ? Je vois d’où ça part mais le monde que ça projette ne me rassure pas : j’y vois d’autres inégalités, selon que l’on est organisé·e ou pas, que l’on habite telle région ou telle autre, que l’on appartient à telle ou telle classe sociale, que l’on est en réseau ou pas. Je ne peux pas me satisfaire de seulement améliorer nos conditions dans un seul milieu. De la même manière qu’au niveau d’un seul état, ça ne me va pas. Ça devrait être pour tout le monde partout, sans frontières.
En fait, c’est au moment où je m’intéresse à la vie concrète que ça me pose le plus problème. Je vois bien la critique de la bureaucratie et le problème de se laisser porter par un système, de ne plus être actri·ce de sa propre vie et des choix qui sont faits. Mais je ne suis pas sûre qu’à l’inverse, tout le monde soit prêt·e à s’impliquer pour d’autres outils. Se nourrir, se vêtir, se loger, se soigner, etc., pour moi, il faut que ce soit garanti pour tout le monde. Et aussi le droit à voyager, à acquérir des connaissances, à se distraire. Décider à l’échelle d’un État, à la base, c’est pour que ce soit pour tout le monde. Alors certes, ça l’est de moins en moins… Mais recréer des zones de privilège et d’exclusion, ça fait peur. Ça se voit déjà, d’un squat à l’autre, d’une communauté à l’autre… C’est peut-être prendre les choses par le petit bout de la lorgnette de dire ça… Mais j’ai peur que ça ne décale seulement le problème, qu’au lieu d’avoir des inégalités entre familles, on renforce des privilèges entre réseaux de gens avec qui on fait collectif.
Au fond, c’est une critique que l’on peut aussi faire à la sécu : avec toute cette histoire syndicale et les attaques des forces réactionnaires, la gestion n’a jamais vraiment été faite par les bénéficiaires iels-mêmes, par nous-mêmes. Nous ne nous demandons même plus d’où vient le fric, nous oublions que toute cette organisation est la nôtre. Le jour où nous avons besoin d’aller à l’hosto, de toucher le chômage ou le rsa, nous sommes bien content·es, mais nous ne nous impliquons plus pour défendre le système, pour l’améliorer. Et nous laissons les inégalités regagner du terrain. C’est un des points positifs que je trouve dans l’autogestion : la responsabilisation, la conscience que nous devons et pouvons porter ça nous-mêmes, pour l’intérêt du plus grand nombre.

Au fond, des hiérarchies, il peut y en avoir partout, autant dans l’État, que dans les syndicats, que dans les milieux anti-autoritaires. Dès que tu mets en place des structures, tu risques de développer une bureaucratie, des logiques de gestion et de pouvoir… C’est pour ça que je n’ai jamais accepté de devenir cadre syndical moi-même : je voulais rester dans les entreprises où j’étais, ne pas me déconnecter de la réalité. Je ne voulais pas que le pouvoir me monte à la tête.

Les personnes politisées avec qui je m’implique aujourd’hui passent beaucoup plus de temps qu’avant à révolutionner des choses en elles-mêmes et autour d’elles, à modifier leur rapport à l’argent, à la consommation, à la famille, à la nécessité d’être salarié·e. À vivre concrètement des rapports au monde que je trouve révolutionnaires. C’était moins le cas avant. La révolution ne se situait pas à cet endroit-là. Comme si nous considérions que le communisme viendrait plus tard, une fois qu’on aurait fait la révolution. On mettait un peu en commun dans nos sections syndicales, mais pas vraiment au-delà. Aujourd’hui, je fréquente des gens qui communisent au quotidien. Avant, il y avait la vie privée, le travail, et puis le militantisme entre les deux. Ce qui était exigeant, c’était de tenir un engagement 24/24 avec tout ça. Il fallait vraiment de fortes convictions pour tenir un rythme pareil. C’était ça qui était difficile. Alors qu’aujourd’hui, ce que je trouve difficile, c’est d’être confrontée à des personnes qui sont toutes différentes et qui aspirent à des acquis communs… mais sans avoir de conceptions vraiment communes, de projections globales qui puissent concerner tout le monde. Il me semble que le changement profond passe par le fait d’envisager un monde dans sa diversité.
Je croise aussi beaucoup de personnes, dans ces nouveaux milieux militants, qui déclarent ne pas aimer le militantisme, ne pas vouloir se « sacrifier », ni « faire de la propagande ». Il y a une représentation très négative du militantisme qui me rend perplexe et même triste, comme si l’engagement était dépassé et ringard.

Comment fait-on, dans ce cas-là, pour rencontrer du monde, pour composer une vie meilleure avec nos différences ? Mon ressenti est contradictoire : ces personnes s’impliquent à la fois plus totalement, dans un changement de vie maintenant, dans une communisation maintenant. Et à la fois, elles s’impliquent moins, comme si leurs engagements étaient moins fidèles, moins durables, plus individualistes… Il est difficile de savoir de qui on parle quand on dit « nous ». Est-ce qu’on veut être inclusi·ve, parler avec et pour plein de monde, à la place de plein de monde ? Est-ce qu’on veut être à des échelles affinitaires, en cercles plus fermés, se distinguer d’autres qu’on ne veut pas rencontrer, avec qui on ne veut pas s’organiser et lutter ? Ces groupes que je fréquente, qui occupent des terrains et des maisons vides, qui font des jardins et des repas de quartiers dans la ville, qui se mobilisent contre les frontières et sur pleins d’autres fronts, j’ai l’impression qu’ils sont composés de personnes très différentes les unes des autres… et en même temps, on ne se rencontre pas tant que ça.
Bon, après, les champs de lutte ne sont pas du tout les mêmes maintenant et du temps de mon implication à la sécu… Quand j’ai commencé à militer, c’était vraiment une approche très matérialiste, c’est-à-dire attentive aux inégalités matérielles, aux inégalités de salaire, aux possibilités d’étudier, de se distraire, de se cultiver. C’était très « lutte des classe », très marxiste. On n’avait aucune conscience sur l’environnement, la destruction de la planète, la qualité de l’alimentation. On ne thématisait pas tout ça. Aujourd’hui, je côtoie des personnes qui n’ont plus de salaire et qui cultivent des légumes. À l’époque, l’enjeu, ce n’était pas de cultiver, c’était de pouvoir s’acheter à manger. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on ne vibre pas pour les questions matérielles en tant que telles… et pourtant si, puisqu’on s’approprie tous ces savoir-faire pratiques, qu’on fait par soi-même, qu’on s’organise dans la resquille… Il y a en tous cas une exigence de liberté différente de ce qui s’exprimait avant.

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Je vois bien qu’il y a du monde qui bouge sur le terrain des droits sociaux, avec les mouvements de personnes migrantes, pour le droit au séjour, le droit au logement, la défense des usagèr·es de la caf ou autres. Mais autour de moi, je ne le vois pas tant que ça. Je ressens une sorte de « libéralisme existentiel », comme si beaucoup s’en foutaient de tout ça, même en étant politisé·es. Je vois peut-être les choses sous un mauvais jour. Ces bandes vivent d’une manière très différente du reste de la société. Je ne sens pas un truc d’engagement pour la société. Bon, j’exagère en disant cela, je généralise trop. Mais il y a si peu de monde et sur tous les fronts à la fois… Pendant que d’autres les désertent. Nous sommes submergé·es par la misère et la violence sociale, sans trouver encore les moyens de réinventer une solidarité. Dans ce contexte, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser un système comme la sécu partir à vau-l’eau…

Mes questions restent : comment articuler les deux, la vision globale et une pratique anti-autoritaire ? Comment se convaincre tou·tes qu’il faut continuer à lutter, pour infléchir cet avenir d’inégalités, de guerre généralisée ?
De la même manière qu’il n’a pas été aisé pour les ouvrier·es du 19e et du 20e siècle de construire une protection sociale, il est difficile d’inventer aujourd’hui des solutions qui soient la base d’une société enviable. Quoi qu’il en soit, la seule voie à mes yeux passe par la lutte collective, sur des principes de solidarités ouvertes, fortes, pour tou·tes. Et j’aime vraiment cette phrase de Bertold Brecht : « Celui qui résiste peut perdre, celui qui ne résiste pas a déjà perdu ».

Camille, été 2017
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P.-S.

Ce texte est issu du 10e numéro de la revue TIMULT sur la thématique de la MUTUALISATION.


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