L’eau aux bords du politique



Le 15 novembre 2018, les élus de la communauté de communes Ouche et Montagne (CCOM) ont majoritairement décidé de ne pas reconduire une gestion de l’eau potable par Délégation de Service Public à une entreprise privée (actuellement Suez) mais de reprendre cette gestion en régie publique inter-communale. Retours d’un collectif sur une expérience de mobilisation menée pendant près d’un an auprès d’élus et d’habitants d’un territoire en milieu rural.

Ici, nous proposons un regard impliqué sur une bataille pour la gestion de l’eau sur un territoire rural auquel nous avons participé. L’intention est de faire apparaître des potentialités critiques quant à notre façon de penser le politique, la mobilisation citoyenne et l’engagement militant. Et cela pour contribuer à une « culture des précédents » où macro-politique et micro-politique ne sont plus dissociés, autrement dit où l’objectif politique ne domestique plus la vie des groupes qui choisissent de s’en emparer.

La guerre de l’eau n’est pas gagnée, mais réjouissons-nous de remporter quelques batailles. Le 15 novembre 2018, les élus de la communauté de communes Ouche et Montagne (CCOM) ont majoritairement décidé de ne pas reconduire une gestion de l’eau potable par Délégation de Service Public à une entreprise privée (actuellement Suez) mais de reprendre cette gestion en régie publique inter-communale.

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L’association Eau Bien Commun Ouche & Montagne (EBC) a été à l’initiative il y a près d’un an d’un travail d’enquête, de dialogue et de mobilisation sur la gestion de l’eau sur ce territoire rural, et se félicite donc de cette décision qui a bien des égards marque un étape importante – bien que non suffisante - pour une gestion publique, écologique et démocratique de l’eau [1]
Ici, nous proposons un regard impliqué sur cet épisode auquel nous avons participé avec l’intention de faire apparaître ses potentialités critiques quant à notre façon de penser le politique, la mobilisation citoyenne et l’engagement militant. Et cela pour contribuer à une « culture des précédents » où macro-politique et micro-politique ne sont plus dissociés [2], autrement dit où l’objectif politique ne domestique plus la vie des groupes qui choisissent de s’en emparer.

Politiser sans polariser

Voilà une première difficulté propre à toute mobilisation qui ne veut en rester à un accommodement à la marge ou à un accompagnement inoffensif : que veut dire politiser une question ? Par exemple « politiser la question de l’eau », ce qui fut notre intention dès le départ. Il n’est pas rare d’avoir entendu dans nos pérégrinations des remarques de ce type « il ne faut pas politiser cette question, sinon nous allons créer des blocages » ou encore « nous ne devons pas faire de politique, la question de l’eau dépasse les clivages ». Mais au fond, qu’expriment ces remarques sinon d’être le signe d’une difficulté à décoller politisation et polarisation ? Nous avons tellement intériorisé les structures objectives de la conception dominante de la politique, celle qui confond démocratie et représentation, celle qui organise le jeu des positionnements, celle qui organise la dépossession par le plus grand nombre des moyens d’agir concrètement… et politiquement sur les sujets qui les concernent, que nous sommes devenus incapables de penser la politisation des débats autrement qu’en terme de polarisation.
Le président de la CCOM, probablement pour diminuer l’influence d’EBC dans les débats et faire peur à certains élus, a voulu jouer sur cette confusion, affirmant (voire dénonçant) explicitement un lien entre EBC et un mouvement politique (en l’occurrence la France Insoumise). Attention, chers amis, cette association n’est pas neutre, son action est d’ailleurs politique, regardez son appartenance à la France Insoumise ! Outre le fait que ce lien d’appartenance est faux, le mouvement Eau Bien Commun n’étant affilié à aucun parti ou mouvement politique, cette sortie du président - qui a eu son petit effet - est surtout le symptôme d’une grande difficulté à comprendre les nouveaux rapports qui se construisent entre politique, mouvements sociaux et engagements militants.
Ainsi, nous posions cette hypothèse : politiser, ce n’est pas polariser. Au contraire, politiser, c’est diffracter, fragmenter, pluraliser à un point tel que ce qui se dit ou se joue dans une mobilisation ou un débat ne peut plus être capturé par un pôle particulier, une étiquette, un drapeau. Politiser, c’est remettre de la conflictualité dans nos débats là où nous ne voyons que des jeux de positionnement. Politiser, c’est décider (et parfois exiger) de rediscuter de ce qui semble aller de soi pour les officiels de la politique.

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Politiser, c’est aussi s’impliquer avec des valeurs, des finalités et une certaine sensibilité aux conséquences, sans inscrire cette implication dans un cadre pré-existant qui « guiderait l’action ».

Le piège de la naïveté apolitique

Mais alors, à l’opposé des partisans d’un apolitisme radical criant au loup de la polarisation politique, partisans qui sont assez nombreux en milieu rural, il y a aussi des militants qui nous rappellent l’importance du clivage, l’importance d’identifier l’ennemi pour le combattre (l’abattre ?) et donc la nécessité de ne pas se laisser berner par l’illusion de la discussion ou de la construction à géométrie variable. Ici, ce qui se dit habituellement est que derrière cette volonté de ne pas politiser les débats se cachent en fait une volonté de ne pas partager le pouvoir par ceux qui l’ont déjà. Ainsi, s’en remettre à de soi-disant experts neutres (dans notre cas, la multinationale de l’audit, le cabinet KPMG) [3], c’est faire de la politique mais sans le dire. Bien entendu, nous comprenons cette vigilance, cette « lucidité militante » qui prend malheureusement souvent l’habit du paternalisme, mais nous en faisons un autre usage.
Oui, il existe des rapports de force qui nécessitent de penser des formes de polarisation, qui construisent un « eux » et un « nous », mais ces polarisations doivent-elles être premières, sur-déterminantes, figées ? Non. Elles sont là comme des repères pour ne pas se perdre dans l’illusion du consensus ou le piège de l’unanimisme, du trop naïf « on peut tous travailler ensemble », du « ni-ni » ou du « en même temps », autant d’antidotes à la conflictualité. Elles sont là comme rapport de force concret, en situation, non comme un a priori théorique de la mobilisation. Savoir lire et analyser (les rapports de force) n’est pas savoir agir (au sein de ces rapports de force).

Construire une stratégie sans plan

Dans cette aventure collective autour de l’eau, la politisation de la question a donc été une lutte pour éviter à la fois l’écueil d’un apolitisme s’en remettant naïvement à l’expertise pour décider et l’écueil d’une polarisation stérile confondant la lutte et sa théorisation. Nous avons donc construit le chemin du politique comme un chemin où l’eau redevient une préoccupation à la fois conflictuelle qui engage des choix, des hiérarchies, des valeurs, des conséquences, et située car elle nous implique en tant qu’usager (de l’eau), habitant d’un territoire, dans nos corps, dans nos logis, dans nos rapports concrets aux infrastructures. Cette conception de la politisation a une conséquence directe sur notre façon de vivre la micro-politique de nos groupes, notamment sur notre façon de penser la stratégie.
Politiser sans polariser, c’est s’ouvrir à la possibilité que le chemin (les différentes micro-politiques des groupes que nous traversons ou constituons) modifie les termes de nos objectifs macro-politiques (ici, faire basculer notre communauté de communes vers une gestion de l’eau potable par une régie publique pour lutter contre la marchandisation de l’eau et avancer vers une gestion écologique et démocratique). C’est penser la stratégie autrement que comme un plan à exécuter : se laisser convaincre par un argument intelligent, quelle que soit l’étiquette de son interlocuteur ; accepter la rencontre et ce qu’elle peut avoir de transformatrice dans une mobilisation, dans un débat ; se rendre sensible aux différentes temporalités ; comprendre que les petites histoires (des personnes, des groupes…) construisent en partie la grande histoire des institutions. Finalement, c’est vouloir continuer à exister dans la lutte en tant qu’être humain pour construire des amitiés qui ne soient ni tribales (tu es dedans ou dehors) ni libérales (agencement non contraint d’individus soi-disant autonomes) mais existentielles (en cela qu’elles laissent une place à l’imprévu, à la recomposition, au dysfonctionnement). [4]

Se défaire du récit des compétences

Si la polarisation aprioriste du politique et l’apolitisme naïf se nourrissent d’une même conception appauvrie du politique, ils partagent aussi une même croyance : celle de l’inégalité des intelligences qui se traduit pour les premiers par une logique de l’explication et, pour les deuxièmes, par une logique de l’expertise. Dans les deux cas est dénié à l’usager, à l’habitant, et même à « l’élu ordinaire », le pouvoir d’enquêter, de construire des hypothèses, de mesurer, de tirer des conclusions, d’effectuer des comparaisons. C’est cela que nous avons entendu, tellement entendu : « reprendre en main la gestion de l’eau ? Mais vous n’y pensez pas, c’est bien trop compliqué, trop risqué, il existe des gens compétents pour ça, il faut des expertises solides. Et puis, les gens ils s’en foutent, ils y comprennent rien. » Idem pour la phase de réflexion sur le futur de la gestion de l’eau, aucune discussion de fond n’était possible sans le rendu d’une étude commanditée à des « experts » qui devait nous permettre d’objectiver le choix dans la neutralité des chiffres.
C’est ce récit des compétences que nous avons du déconstruire tout autant que la neutralité des expertises. Ni l’objet d’une avant-garde éclairée, ni la prérogative d’une poignée d’experts auto-désignés, nous devions faire redescendre la question de l’eau dans la rue en créant les conditions d’une ré-appropriation par le plus grand nombre des enjeux de cette question. Et là, il y avait tout à faire tant le sujet de la gestion de l’eau paraissait plié pour les uns, inexistant pour les autres. Ne nous attardons pas sur les actions réalisées en ce sens ou les outils utilisés à l’occasion (EBC a organisé de nombreuses rencontres, rédigé des dizaines d’articles, ...) [5], mais disons simplement que la déconstruction du récit des compétences est avant tout une question de posture : il s’agit de se défaire de l’imaginaire inégalitaire des « explicateurs » [6] et des experts pour s’engager dans une co-construction de savoirs pertinents, situés et assumant une implication politique. Là comme ailleurs, la création d’un savoir populaire critique sur nos infrastructures (eau, électricité, foncier agricole, distribution alimentaire…), ces infrastructures qui organisent nos vies et conditionnent en partie les possibles, devient un bord du politique qui nourrit tant les mobilisations que les alternatives.

Vous le comprenez, au-delà d’une bataille sur l’eau, c’est une expérience de mobilisation que nous avons éprouvée. N’est-ce pas l’enseignement le plus précieux des mobilisations de ces dernières années que de penser le combat politique comme une expérimentation de nouveaux rapports… au politique ? Nous n’avons pas gagné la guerre de l’eau, mais nous mettons l’eau aux bords du politique [7], pour gagner quelques batailles, ouvrir des brèches, nourrir des projets d’émancipation, pour construire sereinement la force de basculement dont nous avons besoin, une force qui ne pré-existe pas dans les théories ou les prédications politiques… par bonheur !



Notes

[2David Vercauteren, Micropolitique des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives, Amsterdam, 2018

[3Voir : Alexis Moreau. « Comment les géants de l’audit ont pris le pouvoir », Bastamag, janvier 2015 ; article qui explore le pouvoir de la multinationale KPMG. https://www.bastamag.net/Comment-les-geants-de-l-audit-ont

[4Miguel Benasayag. Fonctionner ou exister, Éditions du Pommier, 2018

[6C’est Jacques Rancière dans Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle (Éditions 10x18, 2004) qui a magnifiquement déconstruit la prétention inégalitaire des explicateurs : « …il faut renverser a logique du système explicateur. L’explication n’est pas nécessaire pour remédier à une incapacité à comprendre. C’est au contraire cette incapacité qui est la fiction structurante de la conception explicatrice du monde. C’est l’explicateur qui a besoin de l’incapable et non l’inverse, c’est lui qui constitue l’incapable comme tel. Expliquer quelque chose à quelqu’un, c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre par lui-même ».

[7En référence à l’ouvrage de Jacques Rancière : Aux bords du politique, Éditions La Fabrique, 1998

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