Alessandro Pignocchi est ancien chercheur en sciences cognitives reconverti dans la bande dessinée. Très tôt, il développe une passion pour les oiseaux, d’où ses premiers voyages en Amazonie où il part vivre dans des communautés Jivaros. Sa découverte des travaux de l’anthropologue Philippe Descola le pousse s’intéresser aux cultures indigènes, notamment concernant leurs rapports animistes au monde, quand le nôtre est principalement naturaliste. Ces dernières années, il a fait paraître un certain nombre de BDs à l’aquarelle qui sont belles, drôles et acerbes. Elles jouent sur des retournements, sur l’absurde et abordent le monde actuel par le biais de l’anthropologie et de l’écologie radicale. Il a vécu sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes et aujourd’hui, il est un soutien actif du mouvement des Soulèvements de la Terre, constamment menacé par le pouvoir en place. Il y a peu, il a participé à l’occupation du glacier de la Grave afin de le défendre contre un projet de construction d’un nouveau tronçon d’un téléphérique (son compte-rendu BD de cette action est à lire sur son blog, Puntish). Dans un contexte de crise écologique extrêmement grave et d’un mouvement de révolte dans l’agriculture, il nous a semblé opportun de lui poser ces quelques petites questions.
- Le mouvement de révolte qui traverse le monde agricole est extrêmement impressionnant. Jamais l’État sous Macron n’avait semblé craindre une colère au point qu’il refuse, autant qu’il l’a pu, la confrontation et la répression. Comment l’expliquer ?
Il y a les raisons évidentes – le soutien de la population, la collusion de la FNSEA et de l’État, la peur de voir encore monter le vote RN aux Européennes – et des raisons plus structurelles. L’agriculture industrielle est à la fois la base et la matrice du système de domination que nous connaissons. Elle en est la base, car le capitalisme, pour fonctionner, a besoin d’un prolétariat abondant et docile, et donc d’une population massivement dépossédée de ses moyens de subsistance. Notre dépendance générale au marché pour subvenir à l’ensemble de nos besoins, en premier lieu alimentaires, est sans doute la principale raison de notre impuissance politique. Un article de Gaspard d’Allen paru dans Reporterre montre la corrélation, au cours du 20e siècle, entre la perte progressive des liens entre la classe ouvrière et les campagnes vivrières et la diminution du temps des grèves. L’agriculture industrielle est aussi la matrice de notre monde dans la mesure où elle contribue, directement ou par le système institutionnel qui s’organise autour d’elle, à façonner nos subjectivités et nos façons d’être. Nous tenons pour acquis, pour « naturel », notre dépendance vitale au marché. Nous nous habituons à traverser des paysages ou les forces naturelles et les dynamiques du vivant sont contraintes, amoindries, contrôlées et mises au travail. Bref, pour un gouvernement libéral autoritaire, le complexe agro-industriel, grâce auquel la production alimentaire est prise en charge par un nombre minimal de personne, est un pilier vital.
- Tout est fait dans les médias pour opposer la colère des agriculteur.ice.s aux partisan.ne.s de l’écologie. On a l’impression que cela sert à soustraire les responsables de la crise actuelle ainsi que les rapports de force au sein du monde paysan. Qu’en penses-tu ?
La maxime « diviser pour mieux régner » sonne comme un adage éculé, mais elle a rarement été aussi vraie qu’aujourd’hui. D’un point de vue économique et politique, l’unité de la FNSEA est une aberration. Une petite minorité se gave grâce aux accords de libres échanges, c’est-à-dire grâce à cela même qui détruit l’existence des populations qu’elle est censée représenter. Malheureusement, la manière spontanée, intuitive, dont l’esprit humain distingue les alliés, les collaborateurs potentiels, des ennemis, ne se fonde pas sur les structures économiques, sur le positionnement au sein de la chaîne de production, mais sur des critères beaucoup plus superficiels liés aux goûts, à l’apparence, au positionnement intellectuel. Les classes dirigeantes jouent à fond cette carte-là pour prévenir les liens de solidarité parmi les classes dominées : quartiers racisés contre ruralité blanche ou, ici, écologie urbaine contre bon sens paysans. Et ça marche très bien, c’est d’ailleurs pour ça que, quand le capitalisme entre en crise, et à l’encontre de toute rationalité, ce sont les projets fascistes qui raflent la mise. En créant la figure de « l’autre », du « différent », ils captent les ressentiments, les frustrations, les haines avec une redoutable efficacité. Et c’est ce qui semble se produire dans cette crise agricole : la coordination rurale semble sortir grande gagnante de cette histoire.
- Si la perte de savoir-faire ancestraux ne suffit pas, si les rapports scientifiques et si la dérégulation du climat, dont les agriculteur.ice.s sont les témoins privilégié.e.s, ne suffisent pas, si les dommages causés à leur propre terre, l’endettement aux banques, la dépendance aux grandes firmes internationales ne suffisent pas, que faut-il imaginer pour faire tomber l’actuel modèle suicidaire de l’agrobusiness ?
Eh eh, je ne sais pas, sinon je l’aurais déjà dit. Mais il est sans doute opportun de ne pas se focaliser uniquement sur les dégâts causés, la crise écologique, la catastrophe en cours, mais de travailler aussi la dimension désirable des autres formes d’organisation, les joies que pourrait libérer une reprise en main collective de notre alimentation, une déspécialisation des tâches agricoles, une relocalisation et une redistribution du pouvoir politique organisant les activités productives. Par ailleurs, il serait utile de bien garder à l’esprit le fonctionnement des processus cognitifs que je viens d’évoquer, la manière spontanée dont nous identifions nos alliés et nos ennemis. Il s’agirait de penser nos actions de manière à diviser la FNSEA, à faire passer une ligne de conflictualité en son sein, à dissocier la tête de la base. Malheureusement, nos actions ont plutôt tendance à produire l’effet inverse, à la souder. Malgré les haines internes qui les travaillent et les antagonismes abyssaux qui les opposent, les sympathisants FNSEA se retrouvent dans une haine commune de « l’écologiste », du « militant ». On ne peut pas les affronter comme un bloc, on a aucune chance. Les antagonismes économiques sont tels que ça ne devrait pas être si difficiles de choisir nos cibles et d’inventer des modes d’action de manière à les diviser au lieu de les unir.
- Si on se fie aux discours rapportés et aux revendications syndicales, ils et elles peuvent parfois sembler loin de l’idée que l’on se fait d’un monde désirable. Si on s’attarde sur les cibles attaquées (radars, péages, supermarchés, Mac Donald, Préfectures, etc.), elles sont évidentes et réjouissantes. Que penser de cela d’après toi ?
C’est sans doute un symptôme de ce que je viens de dire : si l’on applique des critères élémentaires d’intérêts économiques et, disons, existentiels, la très grande majorité des agriculteurs, y compris conventionnels, devraient être des alliés objectifs des militants écologiques. Mais l’action anesthésiante des dirigeants syndicaux, en collusion avec la classe dirigeante dans son ensemble, trace artificiellement des lignes de conflictualité là où elles n’auraient pas lieu d’être.
- Tu soutiens activement les Soulèvements de la Terre pourtant attaqués régulièrement à coup de grenades explosives, de perquisitions matinales ou encore de tentatives de dissolution par l’État français. Qu’est-ce qui te paraît intéressant dans ce mouvement ?
En associant des mouvements écologistes et des mouvements paysans, notamment syndicaux, Les Soulèvements de la terre opèrent tout de même la première étape nécessaire pour clarifier les formes de la conflictualité. Malheureusement, pour l’instant, ce rapprochement a sans doute plutôt œuvré à ostraciser la Confédération Paysanne au sein du monde agricole qu’à fracturer le complexe agro-industriel… C’est ça l’étape suivante, et il faut espérer que tout le travail accompli autour de sujets aussi clivants et, disons, clarifiants, que les méga-bassines, y parvienne.
- Pour finir, comment décrirais-tu un futur qui te semble désirable, que tu apprécies imaginer lorsque tu te lances dans un exercice de politique-fiction ?
Il n’est pas aisé en ce moment d’imaginer des scénarios désirables, tu en conviendras. Dans Ethnographie des mondes à venir et, avec un peu plus de précision, dans l’essai sur lequel je travaille en ce moment, je tente d’ébaucher des scénarios qui tiennent compte de notre situation politique actuelle, de l’analyse critique des mouvements révolutionnaires du passé et de la manière dont la question écologique pourrait leur donner une nouvelle jeunesse. En substance, ces scénarios passent par une cohabitation relativement stabilisée et pacifiée entre des fédérations de territoires autonomes et des structures étatiques du type de celles que nous connaissons. Ils proposent notamment de s’intéresser à la manière dont une telle cohabitation modifierait certaines dynamiques affectives à grande échelle et à la façon dont des formes d’autonomie territoriale, même relativement modestes, permettraient de reprendre progressivement en main certaines institutions étatiques.
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