Comment les gaz devinrent le poison favori des suprémacistes blancs
Par Anna Feigenbaum
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Unai Aranceta, Ferdinand Cazalis et Elvina Le Poul
Texte original : « How Tear Gas Became the White Supremacist’s Favorite Poison », Mother Jones, 8 juin 2020.
Aux États-Unis, la répression des mouvements Black Lives Matter a apporté une nouvelle illustration de l’usage disproportionné que la police fait de ses armes, en particulier lorsqu’il s’agit d’étouffer les revendications des groupes les plus discriminés. Mais alors que l’expérience des effets des gaz est de plus en plus partagée, leur histoire, qui plonge ses racines dans la Première Guerre mondiale puis dans la gestion coloniale, reste souvent méconnue.
Le devoir d’un⋅e « vrai⋅e Américain⋅e » est « la protection du pays contre tout danger extérieur, qu’il soit ou non le fait d’étranger⋅es ». Cette déclaration du général Amos Fries, prononcée il y a de cela cent ans, rappelle beaucoup les tweets de Donald Trump. Ayant pris la tête du département de la Guerre chimique (CWS – Chemical Warfare Service) des États-Unis après la Première Guerre mondiale, Fries a contribué à faire passer les gaz lacrymogènes du statut d’arme de guerre à celui de technologie de maintien de l’ordre la plus populaire au monde.
Après le traité de Versailles, de nombreuses armes chimiques développées pour les champs de batailles ont été renommées et réutilisées dans le domaine civil. Pour le général, les gaz de combat étaient l’arme américaine par excellence. Ils étaient à la fois un symbole de la persévérance des troupes pendant les batailles et un emblème de l’industrie moderne, mettant en évidence la synergie entre guerre et science. En 1924, dans un discours radiodiffusé à l’occasion de la commémoration de l’armistice, Fries déclara : « Aujourd’hui, l’ampleur avec laquelle la chimie est utilisée pourrait presque constituer un baromètre du degré de civilisation d’un pays. » Les préparatifs d’un nouvel accord international bannissant l’utilisation des armes chimiques étaient alors en bonne voie. Fries savait que si l’utilisation des agents chimiques était prohibée en temps de guerre, cela signifierait sans doute la fin du département de la Guerre chimique – et de sa florissante carrière en temps de paix.
Il fallait agir rapidement et se montrer persuasif. L’officier perçut le fort potentiel des gaz lacrymogènes pour le maintien de l’ordre et l’administration coloniale. C’était pour lui la technologie idéale pour le maintien au pouvoir des riches dirigeant·es blanc·hes. Fries est alors « fermement convaincu qu’aussitôt que les forces de l’ordre et les administrateurs coloniaux se seront familiarisés avec l’utilisation des gaz comme moyen de maintenir l’ordre et le pouvoir, il y aura une telle diminution des troubles sociaux violents et des soulèvements sauvages que cela équivaudra à leur disparition ».
Pendant les années 1920 et 1930, le département de la Guerre chimique et les fabricants ont écoulé leurs produits dans les services de police, la Garde nationale, les prisons et les entreprises de sécurité privées – un point de bascule vers ce qu’on appelle aujourd’hui la « militarisation de la police ». Au moyen de réclames dans des revues spécialisées, d’interventions radio et de reportages, Fries a travaillé avec un réseau d’avocats et de publicitaires pour promouvoir les gaz lacrymogènes comme une solution à la fois accessible et acceptable aux yeux des médias lors des manifestations. L’impact psychologique du gaz lacrymogène distingue en effet ce dernier des armes à feu, comme l’explique un article paru dans Gas Trade Record : « Les gaz lacrymogènes paraissent admirablement adaptés à l’extraction d’un individu dans une foule… Il est plongé dans un état où il ne peut penser à rien d’autre qu’à soulager sa souffrance. Dans de telles conditions, une armée se désintègre et une foule s’évapore ; elle devient une ruée aveugle cherchant à s’éloigner de la source de torture. »
Par la torture sensorielle, les gaz lacrymogènes forcent à battre en retraite, ce qui leur donnait une valeur nouvelle au sein d’un marché coincé entre les balles et les matraques. En outre, les policier·es pouvaient désormais disperser une foule avec « un minimum de publicité indésirable ». Contrairement aux traces de sang et aux hématomes, les gaz lacrymogènes s’envolent, et leurs dégâts s’avèrent beaucoup moins visibles à la surface de la peau ou d’une pellicule de caméra.
Tout au long des années 1930, les responsables coloniaux ont perpétué encore et encore une forme de publicité mensongère professant que le gaz lacrymogène était inoffensif et ne causait aucune blessure tenace, et leur projet a gagné en crédibilité scientifique au cours du siècle. Tandis que les traités internationaux interdisant le recours aux armes chimiques dans les contextes de guerre étaient jugés dignes d’être débattus, il n’était absolument pas question dans ces documents des abus éventuels ou des usages excessifs du gaz lacrymogène par les policier·es. Bien au contraire, le gouvernement britannique répétait à l’envi que son emploi plaçait les autorités coloniales au-dessus de toute critique, et détournait la répression des civil·es dissident·es en élément de propagande affichant la clémence de l’empire.
Le ministère des Affaires intérieures britannique finit par se laisser persuader et autorisa l’usage des gaz lacrymogènes selon la réglementation coloniale. À la fin des années 1930, le gaz lacrymogène s’était imposé comme l’« arme humaniste » de prédilection. Le discours de précaution qui conseillait d’abord de ne l’utiliser que dans les cas extrêmes, lorsque les armes à feux sont sur le point d’être employées, devint obsolète. À l’inverse, on conseillait aux soldats coloniaux de tirer les gaz plus tôt, en grande quantité, et de protéger la police en la tenant à distance et en lui fournissant des masques à gaz.
Au cours de cette période, le gaz lacrymogène était intimement lié à la capacité de l’État à refuser de répondre aux revendications populaires. Sa double fonction de force physique –dispersante – et psychologique – démobilisante – est telle qu’elle permet de contenir facilement une partie de la résistance civile s’exprimant contre de nouvelles règles et réglementations. En outre, comme ces armes pouvaient désormais être utilisées légalement à l’encontre de manifestant·es pacifiques ou passif·ves afin qu’iels aient « l’air idiot », les autorités n’étaient plus aussi menacées par les nouvelles formes d’action collective non violente. Le gaz lacrymogène est devenu un outil de référence – non seulement pour neutraliser les masses, mais également pour saper sciemment les actes de désobéissance civile.
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