Cher Dijoncter,
Tu ne vas pas être content, je viens à peine de terminer mes devoirs de vacances, je suis très en retard. Les actualités s’entassent et se chassent les unes les autres dans une valse folle. On se demande si l’emballement nous sera favorable. Question bataille-pour-une-vie-meilleure, on ne va bientôt plus savoir où donner de la tête : expulsion sauvage d’amis migrants, grève et marche pour le climat, gilets jaunes, défense des retraites...quoi encore ?
J’en ai hésité à rendre ma copie, je me disais qu’il était trop tard, que le sujet était dépassé. Qui se souvient qu’il y a eu un G7 à Biarritz à la fin du mois d’août ? Sans compter que le contre-sommet a fini en eau de boudin...Alors, à quoi bon ?
C’est en tombant sur un texte de Bernard Charbonneau, un chrétien-de-gauche/anarchiste/anti-industriel/paysannophile/grossièrement masculiniste mais étonnamment sympathique tout de même, que j’ai eu envie de me remettre à la rédaction de ma copie. Ce texte s’intitule « Le sentiment de la nature, une force révolutionnaire » [1]. Tout un programme. (Soit dit en passant, il faudrait un article entier pour épuiser tous les commentaires, les sévères critiques, et les ajustements que le texte exige.)
Grâce à cet écrit de jeunesse (au ton aussi tranchant qu’exalté, et parfois problématiquement viriliste), Charbonneau m’a réconcilié avec mon passé de petit garçon transcendé par la montagne et la vie en pleine nature partagée avec les scouts. C’était la première fois qu’on me racontait que ces expériences pouvaient façonner des sentiments propres à servir de base à une éthique révolutionnaire.
Mais quel rapport avec le pays basque et le contre-G7 ?
Cher Dijoncter, laisse moi t’expliquer en quoi ce que j’ai vécu à cette occasion pourrait servir d’illustration à certains thèmes visiblement chers au bon père Charbonneau.
J’ai d’abord eu du mal à me motiver pour partir à ce contre-sommet. Je m’imaginais que nous allions nous retrouver dans un camp de gauchistes ennuyeux, écrasés 12h sur 24 par le soleil, cernés par toutes les polices du monde.
La seule chose qui réussit à me communiquer un peu d’enthousiasme fut la décision, prise avec les deux ou trois amis de mon équipage, de tout faire pour parvenir au camp sans être contrôlés. La partie devenait intéressante. Il s’agissait de se procurer une carte IGN 1/25 000e, afin de se faufiler sur les routes les plus étroites jusqu’à un point à partir duquel finir à pied à travers champs et forêts deviendrait plausible.
C’est exactement ce que nous avons fait.
Sauf que je ne m’étais pas préparé à ce que le pays soit si propice à pareille promenade clandestine.
Tout d’abord, imagine-toi que nous avons basculé dans le pays basque comme on tombe dans un autre monde. Nous roulions sur une départementale à travers les Landes, et puis il y a eu le village de Urt. D’un coup, c’était comme chuter dans le terrier d’Alice : il y avait des gendarmes à chaque rond-point, toutes les maisons étaient d’un blanc aveuglant bardé de colombages rouge-terre, enfin : un relief de collines luxuriantes, parfois mystérieuses, nous enveloppait…
Première pause à Espelette. Un escadron de motards en uniforme toise la foule.
Ensuite, histoire de patienter jusqu’à la tombée de la nuit, nous décidons de rejoindre un col fameux. Nous y parvenons sans encombre et nous garons la voiture au milieu de celles des touristes. Empruntant un chemin de traverse, nous partons à la rencontre des « potchoks », ces chevaux libres éparpillés dans les montagnes.
Au sommet, une vue panoramique nous attend. D’un côté l’arrière-pays décline ses vallées pâturées entourées de muraille rocailleuse sous un ciel de plomb, de l’autre le relief s’affaisse en vagues successives jusqu’à l’océan.
Je me souviens aussi de Biarritz comme un tas de quadrilatères rutilants tapis dans le lointain. Il paraît que le développement de la ville fut la conséquence des caprices de la dernière impératrice française.
« Il y a des pays où le développement du tourisme a bouleversé les mœurs, plus sûrement que le développement de l’industrie, où les costumes, le ton de la conversation ne s’expliquent que par lui. La région côtière qui s’étend de Bayonne à la frontière espagnole s’est organisée non pas en fonction de la famille basque, de la culture du maïs et de la pêche, mais en fonction de la vue sur la
mer. » (B. Charbonneau)
Au coucher du soleil, il était temps pour nous d’arrêter un plan. Nous essayions de prévoir les mouvements du dispositif policier. Valait-il mieux arriver de nuit ou au petit matin ? Nous nous décidions pour la première option. Le reste fut une succession de petites réjouissances. Même lorsque nous étions en voiture, j’avais la sensation que le territoire était de notre côté. Nous empruntions une circonvolution de routes minuscules qui nous emmenèrent quasiment à destination.
Abandonnant notre véhicule dans un lotissement chic d’Urrugne, nous nous sommes engouffrés dans l’obscurité des derniers replis terrestres avec un ciel bourré d’étoiles au-dessus de nos têtes. Je suais autant à cause de mon gros sac qu’à cause de la succession de côtes et de descentes, mais j’étais hilare. J’aurais été terrorisé d’être tout seul, mais nous étions ensemble, l’air était doux, et nous avions mille bosquets et châtaigniers derrière lesquels nous cacher en cas de mauvaises rencontres.
Cette excursion m’a fait penser à Andreas Malm, un marxiste écologiste, et à son projet d’histoire populaire de la nature dont j’avais pris connaissance la semaine précédente grâce à une brochure intitulée « En défense de la sauvagerie » [2]. Je songeais qu’à côté des esclaves marrons et des partisans juifs, les Basques figureraient sans doute en bonne place dans cette tradition révolutionnaire (encore à écrire) du recours à la « nature sauvage ». Lorsque nous étions en train de randonner dans les combes escarpées et touffues qui nous séparaient du camp, il me paraissait évident qu’une guérilla ait pu prendre consistance dans un tel milieu. J’avais le sentiment grisant et enfantin de marcher sur les traces des rebelles.
Je ne décrirai pas dans quelles circonstances ridicules nous avons franchi les dernières haies qui nous séparaient du campement. Au final, notre rigueur à éviter les contrôles policiers put paraître démesurée, mais ce fut le seul acte qui m’évita d’avoir le sentiment d’un complet écrasement par l’occupation militaire en cours.
Je ne m’appesantirai pas non plus sur les quelques jours d’enlisement que représentèrent pour nous le contre-sommet. Les Gilets Jaunes pas plus que les autres ne parvinrent à faire éclater la chappe de plomb qui pesait sur l’événement. Nous sommes repartis épuisés, déçus et lestés par le sentiment d’une rencontre impossible avec un univers politique complexe et alourdi par son passé.
Le dimanche, alors que toute velléité de blocage de Biarritz était finalement abandonnée par la « plateforme », nous nous enfoncions à nouveau dans l’arrière-pays pour échapper au huis-clos désagréable de la côte. Alors que nous dérivions sur une route sinueuse, une pancarte annonçant une « Kavalkada » nous poussa à nous arrêter à l’improviste dans un patelin du Labour. Sur la place centrale où trône le trinquet, d’immenses gradins faisaient face à une scène. Des banderoles réclamaient l’indépendance du pays basque d’un côté, la fin du capitalisme de l’autre, et l’éjection des exploitants miniers en prime. Un jeune habitant nous remit un livret où une sorte de sapeur en uniforme traditionnel brandissait ce qui ressemblait à un cocktail molotov artisanal.
Le spectacle se déroulait intégralement en basque. Il y avait quelque chose d’émouvant à assister à cet événement entièrement animé par des habitants du village, qui n’a lieu que tous les 4 ou 5 ans et réunit jusqu’à 150 danseurs.
Selon le livret, le deuxième tableau devait mettre en scène la lutte contre l’extractivisme minier depuis l’époque des romains jusqu’à un épisode ayant eu lieu l’année dernière. Demandant des précisions au jeune homme qui nous avait distribué le livret, notre hôte nous expliqua que certains spéculateurs avaient estimé que le sous-sol du pays contenait or et argent. Mais le rejet de leur présence fut si unanime, y compris chez les élus locaux, que la société « Sud mine » n’avait finalement même pas essayé de s’implanter. « Il n’y aura jamais de mine dans le pays basque, jamais », conclut-il, un sourire au coin de la bouche.
De manière générale, une bonne partie des péripéties et de l’humour du spectacle paraissaient mettre en scène un folklore guérillero.
Pendant que le fiasco du contre-sommet se peaufinait sur la côte, la dissidence était mise en spectacle dans les montagnes. Troublante contradiction qui fut notre dernière image du Pays basque.
Cher Dijoncter, je ne t’ai pas appris grand-chose. C’était une modeste lettre inspirée par le bon air des montagnes. Ma promenade m’a simplement mis sur le chemin d’une sensation. On parle beaucoup d’écologie aujourd’hui, parfois avec une certaine pertinence. Mais qui parle de ses propres sensations en la matière ?
Je voulais simplement raconter une histoire, pour parler de mon attachement à la nature, de mon désir d’y être lié, de l’habiter peut-être, de la défendre sûrement, de m’y cacher si possible, d’y patienter le temps qu’il faut pour en surgir plus fort. J’aime bien cette idée que nos divers sentiments de la nature aux unes et aux autres, sont appelés à devenir des forces révolutionnaires.
À bientôt cher Dijoncter,
souhaite bon courage à toutes celles et ceux qui guettent l’occasion de faire de leur vie une aventure. Les temps sont aux débordements, n’est-ce pas ?
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