« Nourrir les luttes » : entretien avec des gilets jaunes autour de la soupe des samedis apres la manif’



C’est dans la cuisine collective de l’Espace Autogéré des Tanneries que nous avons rencontré un sympathique groupe de gilets jaunes qui depuis près de 3 mois fait une soupe pour la distribuer les soirs de manifs ou d’assemblée populaire. Nous avons profité du bouillonnement de la soupe pour discuter et approfondir un peu les questions qui traversent le mouvement.

Dijoncter : D’où vous est venue l’idée de faire cette soupe ?

Florence : L’idée, elle est venue un samedi soir après une manif. C’est des « petits jeunes » qui sont venus sur le marché de Noël qui ont trouvé un petit groupe de gilets jaunes et qui ont proposé leur soupe. On est plusieurs à avoir discuté avec eux, nous on avait notre projet de cantine. Et du coup est née l’idée de faire une soupe tous les samedis.

Brigitte : Nous, on avait un projet de cantine libre (..) et puis on a entendu parler de ces « petits jeunes » alors on s’est dit : on va se rapprocher d’eux, pour faire grossir le projet et voir si on peut se rassembler, si on partage les même idées, unir nos forces.

Dijoncter : Votre groupe ne s’est pas constitué autour du blocage de la raffinerie ?

Brigitte : Il y a deux groupes qui se sont réunis. Le groupe qui s’est effectivement rencontré dans l’action de blocage de la raffinerie et du dépôt de carburant. Ça a duré 10 jours jusqu’à ce qu’on se fasse virer. (...) On a d’abord pioché dans ce groupe-là parce qu’on avait appris à se connaître là-bas, qu’on avait confiance les uns dans les autres.

Christophe : C’est là que l’idée elle a commencé, à la raffinerie.

Brigitte : Oui, et puis ensuite est arrivé ce groupe de jeunes qui eux étaient plutôt sur la fac’ , qui avaient des idées sur lesquels on convergeait. On a décidé de les rencontrer pour savoir un peu leurs projets, leur façon de voir, exprimer la nôtre et voir si on pouvait effectivement faire quelque chose ensemble. Au début, on a commencé un peu timidement et puis au final on s’est rendu compte qu’on allait vers la même chose.

Dijoncter : Vous vous êtes aussi organisé·es ou rencontré·es par facebook ?

Brigitte : Au départ, on était sur la page collective du blocage de la raffinerie (...) mais il y avait plusieurs moyens de transmettre les infos, par messagerie téléphonique ou par facebook (...)

Manue : Moi, c’est sur les ronds points que j’ai commencé, d’abord Fontaine et puis après Crimolois. Après j’ai continué en faisant les manifs tous les samedis et les actions comme à la raffinerie jusqu’à ce que je vienne ici.

Brigitte : C’est vrai que ce qui était intéressant à la raffinerie c’est que ça faisait venir énormément de monde, ça brassait beaucoup de gens différents. Certains qui restaient la journée, d’autres qui étaient de passage et des gens qui venaient uniquement pour nous rencontrer et discuter un petit quart d’heure ou pour apporter du matériel ou de la nourriture à partager avec nous. (....) C’est cette solidarité de la raffinerie où on s’est aperçu qu’en très peu de temps on pouvait avoir énormément de choses en activant le réseau.

Dijoncter : On se demandait si l’idée était aussi née d’une certaine frustration du fait que les manifs c’est pas idéal pour discuter, qu’il manquait à ce mouvement un espace propice à la rencontre ?

Brigitte : Oui il y avait une certaine frustration mais aussi liée au fait que tous les ronds points avaient été déménagés, que la raffinerie avait été déménagée. On avait plus de lieux. Alors effectivement on se retrouvait à la manif mais c’est pas non plus facile d’y discuter. On a senti qu’on avait besoin de recréer un lieu... Aussi du fait des tensions, au niveau des groupes de gilets jaunes, il y avait des suspicions d’autant plus qu’on ne se voyait plus, qu’on ne communiquait plus que par les réseaux sociaux - c’était devenu assez toxique. Un moyen de faire redescendre cette tension c’est de parler avec les gens parce qu’à travers les réseaux internet, on a qu’une facade, on a qu’une image. Alors c’était aussi un moyen de recréer du lien entre les gens de manière réelle. Aussi en passant par une activité manuelle simple et concrète comme l’épluchage.

Florence : On avait besoin à ce moment là de donner une bonne image de nous-mêmes aussi. A ce moment là on entendait que des trucs comme quoi les gilets jaunes étaient des casseurs, des violents, des cas sociaux.. On avait besoin de faire autre chose que les manifs et d’être dans un truc constructif, de se rendre utile.

Manue : Il y a aussi l’assemblée populaire qui permet de faire ça depuis quelques semaines. Moi je trouve que c’est bien aussi. Ça nous permet d’échanger, de trouver toute une mixité de générations et de se rencontrer et de discuter. En plus la soupe elle est servie pendant ce moment donc il y a un lien...

Brigitte : La convivialité permet la discussion dans un autre contexte et ça permet de tisser des liens plus fort pour lutter. Tout simplement.

Dijoncter : D’un point de vue des aliments, comment vous vous les procurez ?

Brigitte : On a activé le réseau sur internet ! Au début, personne n’y croyait mais nous on y croyait. Les gens nous disaient : ça va pas marcher, vous n’avez rien de structuré. Mais nous on disait : si si c’est possible vous allez voir. On s’était rendu compte à la raffinerie qu’on était et qu’on connaît un réseau de gens très différents, qui ont des connaissances dans plein de domaines. Alors, il nous suffit d’activer ce réseau là parce que les gens ont envie d’aider. Ils ont tous une manière différente de s’y rapporter , et comme le lien au départ s’est fait sur les réseaux sociaux, on les réactive à ce moment là.

Dijoncter : Et vous êtes venu·es directement aux Tanneries ?

Brigitte : Oui parce que l’équipe des petits jeunes l’avaient réalisé ici, et nous on avait parlé que ça serait possible de le faire ici. Nous on y avait pensé, on connaissait des gens ici dans nos réseaux alors ça s’est fait comme ça, très naturellement. On savait aussi qu’il y avait une cuisine et que c’était possible de l’utiliser pour ce genre d’initiatives.

Dijoncter : Et la mairie, vous avez tenté de négocier quelque chose avec eux ?

Florence : On a été recu par la responsable du cabinet du maire pour expliquer notre projet. On a présenté notre projet plus comme une question sociale mais on a aussi parlé de nos revendications politiques. Nous, on est pas là pour remplacer le « secours pop » ou les « restos du coeur ». On revendique des choses pendant cette soupe. Même si on est apolitique on a des revendications. Pour tout ce qui concerne les gilets jaunes, on essaie de converger vers les gens qui veulent s’organiser. On veut recréer de la solidarité entre les gens. (...) On a demandé un lieu (...), on voulait être dans un endroit visible mais on était pas très exigent. On a même parlé de construire une cabane. La mairie a dit : non ça c’est pas possible ! ils nous ont dit « on a une solution ». Si vous trouvez un « food truck » aux normes on vous laissera un terrain où vous installer. Alors nous on a dit : d’accord on réfléchit à cette solution là et la semaine d’après on revenait avec un « food truck » et les garanties légales qu’ils exigeaient. Quand on est retourné pour leur dire, ils nous ont dit : on vous rappellera. Mais encore aujourd’hui on attend leur réponse.. On sent bien qu’ils font traîner le dossier alors on est parti sur d’autres manières de faire..

Dijoncter : Comment vous prenez les décisions ? Vous faites des assemblées ?

Christophe : On est un petit groupe alors c’est plus facile pour se mettre d’accord. On fait des petites réunions

Florence : Quand on s’écoute on finit par aller dans le même sens. On écoute les arguments des uns des autres et le plus souvent quand quelqu’un est contre, ça nous parle, c’est des interrogations qu’on avait nous aussi, qu’on aurait pas dit avec ces mots là mais qui nous parlent..

Brigitte : Dès que quelqu’un a une idée, on se la propose. On la valide ensemble avant. (...) On se concerte d’abord, les améliorations qui sont à faire se font et hop ça part !

Manue : Et puis si on n’est pas d’accord, bin on a la liberté d’arrêter et puis c’est aussi un avantage. Pour le moment, on avance ensemble, c’est aussi pour ça qu’on est rentré dans le mouvement des gilets jaunes, pour cette équité qui fait que chacun apporte ce qu’il peut. On est un groupe avec des personnalités différentes et des histoires de vies différentes mais on retrouve cette philosophie gilet jaune. Pour le moment, on avance ensemble mais si à un moment on lâche on se le permet.

Brigitte : Oui parce que les autres prennent le relais. Par exemple, une idée peut partir de quelques personnes mais ce qui a fait grandir cette idée c’est tout le monde..

Christophe : Il y a aussi des gens de soi-disant associations qui viennent, qui mettent jamais de gilet jaune et qui cherchent juste à récupérer le truc. Sur les rond-points ça c’est quand même globalement bien passé, il y avait toujours des tensions mais bon.. À Fontaine, on était quand même une bonne centaine au rond-point, alors quand t’as 100 personnes avec chacun sa manière de voir, ses idées c’est pas toujours facile.. Par exemple, celui qui reste la nuit et qui est là le jour, il se sent pas le chef parce qu’il y a pas de chef mais bon c’est normal, comme il donne beaucoup, parfois il peut se sentir un peu au dessus des autres mais bon en général ça allait..

Dijoncter : On a parfois le sentiment que les femmes ont un rôle peu visible dans ce mouvement, au moins dans la rue ? Alors que dans ce groupe, il y a beaucoup de femmes...

Brigitte : La raffinerie on était beaucoup de femmes. Il faut savoir que dans le mouvement des gilets jaunes, les femmes travaillent plus en sous-jacent. Souvent, dans les actions les hommes prennent les devants mais derrière ce sont les femmes qui en ont été moteur.

Christophe : Dans ce mouvement les femmes elles ont un role important. Par exemple, sur les rond-points les voitures qui klaxonnent le plus « hard » c’est bien souvent des femmes ! Et je suis pas sûre qu’il y ait moins de femmes..

Manue : Nous au rond point d’Arc il y avait beaucoup plus d’hommes, largement. Il y a pas de doutes !

(...)

Florence : On a aussi un rôle pour qu’il y ait une meilleure écoute. Pour calmer les gens qui sont en colère et qui parfois ont des propos un peu blessants.. (...)

Brigitte : Il y a pas beaucoup d’hommes dans le « groupe soupe » mais souvent les hommes qui nous suivent dans nos projets sont bienveillants avec nous. Je crois que la raffinerie a aussi beaucoup plus rassemblé les gens du fait du rôle centrale des femmes.

Florence : Moi par exemple, c’est sûr, je me suis rapproché avec la raffinerie et pas avec d’autres parce qu’il y avait des femmes. De chez moi, je savais ce que c’était les gilets jaunes mais j’avais peur de participer aux actions.. Comme là-bas mon premier contact, c’était avec des femmes ça m’a aidé à me sentir à l’aise.

Manue : Sur les rond-points il y avait certains mâles qui faisaient leurs chefs !

Brigitte : C’est sûr il y a des problèmes d’ego dans le mouvement. (Tout le monde se met à parler en même temps)

Florence : Moi, sur mon rond-point ça se passait très bien !! Les gilets jaunes c’est comme la société il y a des dominants et des dominés, des suiveurs et des meneurs.. (...) Moi j’ai pas resenti de problèmes sur mon rond-point. Mais l’avantage de ce mouvement c’est que chacun peut trouver sa place, trouver son rôle.

Brigitte : Mais d’ailleurs c’est aussi une guerre d’ego qui nous a mené à tout ça. On en avait marre des divisions et on voulait se rassembler sur les choses qu’on a en commun.

Florence : Oui effectivement, à ce moment là, avec toutes les embrouilles sur Dijon même, entre les différentes associations ou entre les différents groupes facebook, un tel critiquait les GREC 21 genre « moi je suis pas d’accord blablabla et blablabla.. » À ce moment la, la soupe était plus que pertinente pour se rendre visible et pour unir nos forces..

(...)

Dijoncter : Par rapport aux mouvements des gilets jaunes, quelles perspectives vous imaginez ? Vous pensez qu’en faisant des manifs le samedi on va gagner ?

Tout le monde : On lâche rien !!

Brigitte : Il faut exploiter tout ce qui est exploitable. Chaque groupe qui se forme est un plus pour le mouvement.

Manue : C’est un mouvement citoyen encore en mouvement, en train de se former, en train d’avancer.

Florence : Il y a aussi l’exemple des autres pays. Dans d’autres pays, les citoyens se soulèvent... mais aussi il faut dire c’est pas seulement le samedi, il y a plein de trucs, pleins d’actions en semaine.. mais bon on en parle pas.. La presse elle joue un jeu pourri, je le dis tel que je le ressens. C’est à dire qu’on médiatise à fond la violence qui tourne en boucle toute la semaine jusqu’au samedi d’après. (...) Et puis les petites phrases du gouvernement aussi tournent en boucle mais les gilets jaunes on leur donne pas la parole. J’ai voulu répliquer aux propos de Mr Rebsamen qui courait les plateaux télé pour parler de guérilla urbaine à Dijon mais j’attends toujours qu’on me laisse parler. Quand on voit les journalistes on se demande pourquoi ils viennent pas seulement rue de la préfecture à 17h parce qu’on dirait qu’il y a que ça qui les intéressent.

Brigitte : Surtout dans ce mouvement, il faut pas qu’on se structure avec la forme classique avec un chef et une pyramide qui descend. Moi je suis pas une spécialiste mais il faudrait penser une structure qui permette une visibilité de toutes les voix. Il y a des gens qui ont beaucoup réfléchi à tout ça et qui peuvent faire de bonnes propositions. Mais à partir du moment où on met un chef, ça devient une cible. Alors ce qui déstabilise le gouvernement c’est qu’il a personne avec qui parler. Là, en face, il a des gilets jaunes, il a une force.. Lui il aimerait avoir des porte paroles parce que c’est vite fait de les détourner mais là ils savent pas quoi faire.

Manue : Moi je suis peut-être un peu utopiste mais je crois qu’il faut surtout pas se structurer.. C’est quand on a commencé a essayer de faire remonter une voix avec un porte parole, on a commencé à se prendre la tête entre nous. Ce qui a fait flipper ce gouvernement, c’est qu’un gilet jaune égal un gilet jaune. Castaner et compagnie, ils sont perdus parce qu’ils savent pas sur qui taper. Il y a pas de porte parole sur qui mettre la pression ou acheter.. La, il y a trop de coupables alors il sait pas quoi faire... Le mouvement il est populaire et chaotique, il est pas individualiste.

Florence : C’est là que l’assemblée populaire est vraiment utile. C’est pour ça que la coordination de Commercy ou de Saint-Nazaire ça peut permettre de se fixer des objectifs communs sans avoir un porte parole, un représentant ou un truc dans le genre..



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