C : voilà, on est à l’espace autogéré des tanneries avec le groupe singes des rues dans le cadre de la semaine anticarcérale, aujourd’hui c’était la carte blanche à l’envolée, et je sais que vous avez déjà tourné pour l’envolée, pour du soutien, alors je vous demande pourquoi soutenir un journal comme ça ?
Manu : Pourquoi soutenir un journal comme l’envolée ? Moi je réponds à ça ? Heu... parce que c’est un journal anti carcéral. Parce que la prison elle a beaucoup de pouvoirs sur nos vies et sur celles de nos proches, et parce que c’est une des bases d’un système qu’on combat. Soutenir un journal anticarcéral, ça paraît complètement naturel. En plus on écrit beaucoup sur l’enfermement, notre musique tourne beaucoup autour de cette histoire de l’enfermement, celui qu’on subit, et la prison ça en est sans doute l’expression la plus violente. Voilà, d’une. De deux pourquoi on a soutenu ce journal-là, c’est parce qu’il avait besoin d’argent. Illes ont été poursuivi-es pour diffamation suite à des lettres de prisonniers qui étaient parues dans le journal. Pour se défendre, illes ont décidé de faire témoigner des prisonniers pendant leur procès. Il fallait les extraire, et pour les extraire il fallait de l’argent. On a fait une tournée de soutien pour permettre à ces prisonniers-là de diffuser leur parole au-delà du journal, dans un tribunal aussi qui est peut-être pas le lieu où on aime le plus s’exprimer mais en tous cas ça leur permettait de sortir et de diffuser cette parole-là. Pour moi, c’est les deux raisons principales. Au-delà de ça c’est des gens qu’on a rencontré avec qui on s’est bien entendu...
Etienne : voilà, y a aussi des affinités personnelles, mais en terme de choix c’est pas le plus intéressant. Et puis de la même manière qu’illes inscrivent leur lutte et leur démarche anticarcérale dans une vision de lutte plus globale aussi contre le système qui produit la prison et qui a besoin de la prison pour se maintenir, cette réflexion-là elle est suffisamment rare pour se tenir un peu les coudes quand on est du même côté et qu’on pense ce truc-là.
C : comment vous voyez le rôle de la scène et de la musique dans ce qu’on pourrait appeler un message ? Parce que l’envolée produit des témoignages et aussi des textes de réflexion parfois compliqués et prises de tête.
Manu : Tu veux dire « comment en tant qu’artistes on se positionne ? ». Ben on se positionne pas en tant qu’artistes. Quasi j’ai du mal à l’entendre cette question-là, parce que je vois pas la différence entre faire un journal, faire de la musique, faire une manifestation, faire je sais pas quoi. Le côté spectacle on peut pas passer à côté du moment où on est sur une scène devant des gens, mais nous on essaie au maximum de le tuer parce que pour nous il a aucun intérêt. Moi je fais du rap parce que je suis un rappeur, je fais du rap, point à la ligne. Du coup ma parole elle a la valeur que ma parole elle a, leur écriture elle a la valeur que leur écriture elle a, pour moi il y a pas forcément de séparation entre faire de la musique, faire... tu vois ce que je veux dire.
Etienne : Quasi la question elle a de sens que si tu admets qu’une prise de parole publique c’est un acte qui est presque pas normal, mais en l’occurrence je crois on prend pas la parole parce qu’on se sent plus légitime ou plus compétent ou plus quoi que ce soit, on la prend parce que voilà on a envie de la prendre mais on est comme n’importe qui, et comme n’importe qui le fait, peut le faire en tous cas avec les moyens que lui il se donne, que ce soit un journal, de la vidéo, n’importe quoi, ou même tout connement dans des relations humaines tu prends la parole. Et tu te demandes pas à chaque fois que tu prends la parole si tu es légitime à ce moment-là, si tu représentes quelque chose... Dans la mesure où tu t’adresses à quelqu’un, t’essaies de défendre le truc dans lequel tu crois ou en tous cas de combattre ce que tu as envie de combattre ou de chercher des alliés ou de trouver des ennemis ou de se montrer des ennemis. Mais c’est pas, comment dire, c’est pas un acte qui est forcément extraordinaire, c’est un acte qui devrait être banal quoi. C’est pas forcément un acte d’artiste où tu prends la parole...
C : D’où le côté d’avoir du mal à trouver vos disques parce que vous avez pas signé dans une boîte de prod qui vous distribue dans la fnac...
Manu : Non, déjà, ces boîtes-là on les aurait refusées évidemment. mais on nous l’a pas proposé en même temps (rires). Mais c’est ça aussi le truc, c’est que nous quand on a commencé à faire des skeuds, on les a tirés à 50 exemplaires. On les a fait nous-mêmes, enfin, on a toujours tout fait nous-mêmes. Le skeud qu’on a fait qui fait qu’on a un peu plus de gens qui nous a entendus, on l’a sorti à 500, et on l’a fait nous-mêmes le skeud. Donc ouai, on a du mal à nous trouver, parce que de base on a pas fait beaucoup de disques, tu vois, et c’est bien marqué dessus que qui veut faire une copie de ce disque, il en fait 10, cimer. Du coup, quand on joue, c’est pareil pour nous, qu’il y ait 50 personnes, qu’il y en ait 10, qu’il y en ait 5, de toutes façons on est en train de parler aux personnes qui sont en face de nous. On est pas en train de compter si y a 250 qui nous aiment bien ou 400 ou 2. On s’en fout en fait. On est là, on fait le truc, voilà.
Z : Sinon, y a beaucoup de gens qui disent qu’ils comprennent pas ce que vous dîtes, ça va moi je comprends, vous faîtes exprès, c’est genre la séparation entre l’artiste et son public, ou...
Etienne : c’est pour la schizophrénie, ouais, on dit des trucs super intelligents mais personne les comprend (rires). Non, c’est très con, en fait, la raison elle est super con, on fait ce skeud-là vraiment en circuit fermé enfermés à 2 pendant 2 ans...
Manu : ... avec du matos de merde...
Etienne : ... avec du matos merdique dans une cave mais surtout avec aucune oreille extérieure, quoi. Donc on l’a fait entre nous, on s’est rappé l’un l’autre 50 000 fois nos textes respectifs, donc on les connaît par coeur, et à la fin du truc on s’est pas posé une seule seconde la question de « est-ce que c’est compréhensible ? ». Nous on comprend, tu vois. Moi, je l’écoute ce skeud je comprends tout ce qui est dit, mais je connais tout ce qui est dit dessus. Juste très bêtement je crois on manquait d’une oreille extérieure qui disait « voilà, là vous articulez pas, on vous comprend pas, c’est pas bien mixé »... et puis y avait du matos de merde...
Manu : C’est pas que ça... Ouais, y avait du matos de merde. Mais justement, on n’est pas des rappeurs, c’est-à-dire on n’a pas taffé comme des fous furieux l’articulation et le machin, en se diant « faut qu’on fasse comme ci, faut qu’on fasse comme ça, et machin »... un jour on a décidé de rapper à deux, on a rappé. Et voilà, on a enregistré ce qu’on avait rappé. Techniquement je pense on peut nous reprendre sur plein de trucs, même de positionnements de flow de ceci et de celà... tout ce que tu veux... Moi je vais rapper ce soir j’ai plus de voix, tu vois. C’est pas grave, on s’en fout en fait. Après on avait sorti un livret, mais pas au nombre d’exemplaires nécessaire pour tout le monde... C’est pas qu’on assume pas nos textes...
Etienne : Pour répondre en fait, j’aurais grave préféré que ce soit compréhensible en fait, et si on avait pu on aurait mis un livret dans chaque skeud pour que tout le monde puisse lire. Parce que le but c’est pas de dire des trucs et qu’on puisse pas les comprendre, quoi.
Manu : Mais après voilà, c’est un problème technique à tous les niveaux. C’est un problème technique du matos, c’est un problème technique que il aurait fallu si on avait voulu articuler avec des patates dans la bouche et compagnie... c’est le genre de trucs qu’il faut faire. Mais voilà, c’est un problème technique mais la technique on s’en fout pas mal. Voilà, on espère qu’on fait passer plutôt de l’émotion, des tripes... plutôt que « ouah le gars il rappe bien » ou « c’est chanmé comment il articule le gars », tu vois. Là du coup les gens ils disent « c’est chanmé le gars comment il articule pas » (rires). Au moins c’est original...
Z : Sinon, qu’est-ce qui vous intéresse comme lectures ? Qu’est-ce que vous lisez, genre Foot Magasine...
Etienne : non, non, non... Ce qu’on a de commun en lecture, c’est une passion pour Philip K. Dick, et pour toute cette veine de science fiction, un peu schizophrène, qui parle de moments intériorisés, somatisés, dans des sociétés souvent plus complexes mais qui au final sont juste des métaphores. Ouais, donc, toute cette veine de science fiction là, des années 70 beaucoup. Cinématographiquement c’est un peu la même chose. Après au niveau des trucs théoriques ou quoi, quasi j’aurais rien à te répondre d’intéressant. En tous cas de ce qui peut se ressentir dans le skeud, voilà on a fait des clins d’œil à ça (Philip K. Dick) dans le disque dans certaines paroles ou dans certains morceaux, voilà, donc ça ça a un petit intérêt par rapport au disque.
Manu : après voilà, on lit tout ce qui nous tombe sous la main, toute la littérature militante et compagnie, on l’a entre les mains, on la lit, l’Envolée et ainsi de suite, on n’est pas enfermé tout le temps dans une cave...
S : Dans vos textes on trouve beaucoup de trucs contre l’enfermement, mais aussi des appels à révolte, des choses comme ça, du coup il y a une espèce de contradiction, quelqu’un qui va jeter des pierres sur des flics, si il se fait choper, risque la taule...
Etienne : Je crois justement c’est un des premiers trucs qu’on dit, on est dans une position de combat immédiat et instinctif contre tout ce qu’on peut ressentir qui nous enferme quotidiennement, et toutes ces expressions qu’elles soient aussi individuelles qu’un keuf ou théoriques que l’État en tant que truc machin, mais heu... c’est pas parce qu’on est dans ce combat-là qu’on sait pas qu’il a des conséquences, et c’est justement parce qu’il a des conséquences et qu’il existe quasi c’est parce que tu peux pas le mener que ce combat-là il existe. Et ouais balancer des pavés potentiellement ça peut te faire finir en prison, mais chacun gère lui-même la limite qu’il a entre l’acte qu’il entreprend, ce que l’acte qu’il fait lui rapporte, et les risques qu’il prend en le faisant.
Manu : Puis on parle au nom de personne de toutes façons.
Etienne : Surtout on exhorte personne à faire quoi que ce soit, ça c’est clair.
Manu : Nous on parle des trucs qui nous font du mal, des trucs qui nous font du bien. On dit pas aux gens il faut faire comme ci, il faut faire comme ça... Après, on sait de quel côté elle est la force pour l’instant. On sait très bien de quel côté elle est la force, mais on sait aussi la force qu’on peut représenter. Du coup individuellement on sait ce qu’on a envie de faire, on sait ce qu’on est prêt à faire, c’est ce qu’on fait, et on dit à personne de le faire si il veut ou pas faire ça... Du coup je peux même pas voir de contradiction entre le fait d’être contre l’enfermement et le fait de dire il faudra bien se frotter un peu au monde dans sa violence, quoi. C’est bien parce qu’il enferme qu’on est contre aussi ce monde.
C : J’ai une question sur ce qui anime et sur l’aspect des luttes. La haine, et là c’est très audible, ça revient pas mal, et même c’est « la haine me renforce », moi ça me pose question. Pour moi, après ça dépend de la définition du mot, mais la haine pour moi ça va me faire faire des conneries, et je fais la différence entre la haine et la rage, par exemple.
Etienne : Bon déjà, pour minimiser ta question, ce passage-là c’est un sample d’un film, c’est pas des mots qu’on a écrit, c’est un sample sur lequel on a bloqué qu’on a mis au début d’un morceau. Pourquoi on l’a choisi ? Je suis pas sûr qu’on utilise ce mot-là autant, pas beaucoup, autant, nous quand on écrit je suis pas sûr qu’on l’utilise dans nos textes...
Manu : Après on a choisi ce sample aussi parce qu’il se termine par « merde, la haine me maintient en vie »... Nous on la connaît cette ambivalence de la haine, c’est un truc qui peut te faire sentir vivant, qui peut faire que tu te dépasses, qui peut faire que tu te sors d’une situation ou d’une autre, c’est un truc qu’on ressent en permanence vu ce qu’on se prend dans la gueule tu vois. Après le sample il se termine par « merde,la haine me maintient en vie », et ça veut bien dire que c’est pas ça qu’on a envie, quoi. Évidemment que c’est pas de ça qu’on a envie... Et ouais, la rage c’est sans doute quelque chose de beaucoup plus positif, beaucoup plus constructif ou je sais pas quoi, mais elle est vachement nourrie de haine... Ouais, « merde la haine me maintient en vie » ça veut dire « putain on en est là... ». Et dans le morceau on dit ça, on dit alors c’est ça, plus qu’à se taire, plus qu’à se détruire. Y a un truc comme ça...
Etienne : Puis à un moment c’est pas juste l’enfermement physique et légal des barreaux, des cellules et des quartiers psychiatriques, y a tout l’enfermement qui est celui de l’auto-contrôle, qui est celui que toi en société ou tout seul y a des trucs que tu te permets pas parce que juste la politesse ou les règles de la morale ou tout ce que tu veux, font que tu le permets pas, et tous les sentiments qui font que y’a certains moments très rares, parce que voilà, la haine c’est un sentiment que n’importe qui peut ressentir, mais c’est un sentiment que d’instinct tu combats parce que tu perds le contrôle et que c’est un truc qui te submerge. Perdre le contrôle... t’as pas la droit de perdre le contrôle normalement. C’est toi sous contrôle, parce que si t’es pas sous contrôle t’es dangereux aussi, potentiellement. Voilà, la haine c’est aussi un truc qui vient casser ça parce que c’est un sentiment qui vient d’un peu plus loin et qui déborde de tout ça... Alors après c’est pas un sentiment moral, dans le sens que tu peux pas décider si il t’amène à faire des choses bien ou mal, ça sort de ce cadre-là, mais ça sort aussi du cadre du contrôle. Et de ce point de vue-là c’est pas non plus inintéressant, de ressentir un moment où tu sors de ça, quoi...
Manu : Puis de toutes façons, ça tombe dessus... Ça t’arrive de te retrouver dans des moments haineux et ça fait partie de toi aussi. On nous dit que c’est pas bien, certes c’est pas bien, et puis voilà...
C : Je parlais pas de jugement moral... Moi, j’aime pas perdre le contrôle, et la haine c’est un truc qui me fait perdre le contrôle, et j’aime bien contrôler ce que je fais, mes actions, quand, pourquoi, dans quel but...
Manu : Moi, j’aime bien perdre le contrôle. J’aime bien les situations où je perds le contrôle, j’aime bien les situations où je me fais dépasser, où je me surpasse, où je découvre des trucs de moi que je connais pas, voilà. Et dans la haine tu trouves ça bien sûr, dans le combat tu trouves ça...
Etienne : ... et dans la peur tu trouves ça. Quand tu ressens de la peur évidemment tu peux pas te sentir bien et quasi tu te sens comme une merde parce que tu la ressens, mais ça reste une sensation de toi qui est super forte, c’est une partie de toi, ça existe et c’est là.
Manu : Quand on parle de la haine on parle pas de la haine comme une chose en soi non plus, on parle de la haine contre ceux qui nous écrasent, de la haine de l’État, de la haine des keufs. Quand bien même c’est un truc qui nous gangrène, cette haine-là elle est là en permanence, elle est là parce que tu subis. Un chien battu il a la haine.
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