Depuis 2006, est entré officiellement en vigueur le concept d’ "immigration choisie" qui s’oppose à celui d’ "immigration subie". Le/La migrant-e doit être utile à la France, être rentable pour son économie. Si l’on suit les voeux des gouvernants, il/elle se transforme d’Homme en force de travail. Il/Elle n’est plus perçu-e comme un être humain à part entière, seule sa valeur économique pour la France est prise en compte. Exit l’immigration des enfants et des femmes rejoignant le père de famille travaillant en France. C’est oublier que les migrations, qu’elles soient libres dans l’idée de vivre là où l’on se sent le mieux ou contraintes et résultant entre autres de l’exploitation bipolaire, sont des mouvements naturels qui ont toujours existé et existeront toujours. De plus en plus de dispositifs nationaux ou européens rendent les étranger-e-s suspects : contrôle au faciès, fichage, sélection. L’étudiant-e étranger-e est suspecté-e d’être un-e fau-x-sse étudiant-e ; le/la demandeu-se-r d’asile d’être un-e migrant-e économique déguisé-e ; le/la futur-e marié-e étranger-e de se marier pour les papiers. Les médias jouent un rôle croissant dans le développement de cette peur de l’étranger-e, peur de l’altérité encore plus sensible en période de crise économique. L’étranger-e est la source de tous les maux : chômage, insécurité, terrorisme.
Depuis 2004 [1], des réseaux d’aide aux personnes menacées d’expulsion se sont construits d’abord au niveau des écoles (RESF) puis des universités (RUSF). Des personnes Lambda se sont senties concernées par le sort fait aux étranger-e-s sans-papiers à partir du moment où elles se sont rendues compte qu’elles en côtoyaient tous les jours, que cela pouvait être le père ou la mère du meilleur copain de leur fils ou fille. Les luttes en soutien aux personnes sans-papiérisées tendent quelques fois à se substituer et à se faire porte-parole des luttes de ces dernières. Cette question peut poser le faux problème de leur légitimité. Il est important de rappeler que de part leur statut administratif les sans-papiers sont des « n’ayants-droits ». Ainsi, du fait même de ce statut, les facultés de base comme la parole ne leur sont pas possibles ou sont risquées. Pour autant, les sans-papiers luttent mais pas au même niveau ni de la même manière que les individus qui les soutiennent. Leur lutte se déroule sur un plan plus pratique : comment s’organiser pour se loger, travailler, se soigner ou se divertir sans attirer le moindre soupçon des autorités répressives. Il s’agit d’une lutte au quotidien et dans l’ombre, rarement concrétisée par des revendications collectives et médiatisées. C’est comme le jeu du chat et de la souris où le chat serait un tigre et la souris aurait souhaité être plus petite. Les individus les soutenant se proposent quant à eux comme médiateurs et porte-paroles de leurs conditions de vie, mais également comme apports logistiques à leur lutte. Ce rôle de porte-parole ajoute un biais aux revendications exprimées par les sans-voix et comporte le risque de les déformer. Les soutiens aux sans-papiers regroupent de nombreuses personnes d’horizons divers. On retrouve dans ce lot autant des personnes qui se disent apolitiques que des professionnels du militantisme et de l’engagement politique. Les sensibilités politiques sont également variées, et on peut très bien rencontrer des personnes ayant une sensibilité de droite militant au côté de leur homologue de gauche. Il faut dire que la question des sans papiers permet de rassembler autour d’une cause des franges de la population que rien ne destine à lutter ensemble. Des personnes favorables à la politique actuelle vont soutenir activement des sans-papiers dans leur combat au quotidien. La logique sous-jacente est alors celle de « j’aime pas les noir-e-s, mais toi je t’aime bien », qui se transforme ici en « j’aime pas les sans papiers, mais toi je t’aime bien ». Il existe également une catégorie de personnes n’ayant pas d’avis sur la question ou encore dont l’attitude demeure passive jusqu’au moment où elles sont confrontées concrètement à une situation tragique. Il s’agit là du copain ou de la copine d’école, du/de la voisin-e de palier ou du collègue de travail que l’on connaît et dont on juge, pour une raison ou une autre, qu’il/elle mérite de rester en France. Les raisons invoquées à cette exception sont essentiellement d’ordre subjectif et entrent plus dans le cadre de l’affect que d’une construction raisonnée avec une logique propre. Cela prouve bien que les individus peuvent dépasser certains cloisonnements idéologiques et dogmatiques qui les enferment. La politique n’est plus alors une question d’opinions, « pour ou contre l’immigration ? », mais prend source directement dans le vécu sensible, entraînant dans une lutte parfois surprenante de radicalité des individus habituellement résignés et respectueux de l’ordre établi. Les considérations prises en compte dans ces circonstances peuvent être la sympathie, le mérite, la pitié ou encore la charité chrétienne. Autant de subjectivités qui peuvent être quelques fois décisives dans le sort d’un-e sans papier. Le mérite est l’un des arguments les plus répandus chez les militant-e-s de tout bord politique. Ce prétexte a ses conditions et sa logique. Ainsi le/la bon-ne élève à l’école ou à l’université, le/la travailleu-r-se modèl-e, l’integré-e à la société, le/la sportif/ve de haut niveau, celui ou celle qui parle bien français, respectant la culture ou l’identité française..., forment le contour de la méritocratie qui octroie le droit de rester sur le sol français. Il est important de souligner le travail qui est fait dans le cadre de ces collectifs et qui permet dans certains cas d’éviter bien des drames humains. Néanmoins, cette façon de voir les choses et de distribuer des médailles de mérites aux sans-papiers permet de renforcer cette vision utilitariste des étrangèr-e-s, qui selon les besoins, les domaines ou filières, sont ou non les bienvenu-e-s. Cependant, même s’il est considéré comme indésirable, on constate que le sans-papier a une utilité. Il se voit imposer le rôle de facteur d’ajustement économique d’une part et d’ajustement social d’autre part. Ainsi, il occupe les emplois mal perçus par la société, dans des conditions de sous- rémunération et de sur-exploitation, sa condition administrative l’y assujettissant et l’y condamnant. Il ne faut pas oublier qu’une organisation (in)consciente de la société dépassant les cadres utilitaristes de l’état s’est déjà installée et a déjà distribué les rôles. Le sans-papier dans ce spectacle joue le rôle de bouc émissaire qui permet une paix sociale relative, l’étranger-e (qui plus est le/la sans-papier) étant pointé-e comme le mal de la société, le/la terroriste, le/la responsable du chômage et de l’insécurité. En d’autres termes, il/elle est désigné-e comme l’ennemi, cause de tous les maux de la société, détournant ainsi le regard des vrais problèmes. Cette vision utilitariste va également dans le sens de la politique gouvernementale douteuse en matière d’immigration, politique qui prône une immigration choisie ayant pour conséquence la création de deux classes de sans papiers : les bons et les mauvais. On se retrouve souvent dans le cas où l’on regrette la vie des parents, car il est plus facile de jouer sur les sentiments de l’opinion quand un-e jeune majeur-e n’a plus ses parents et d’attache dans son pays d’origine. Il en découle un marchandage sentimental où l’on vend un bout de misère pour construire une mobilisation et faire pression sur les autorités compétentes afin d’espérer une fin heureuse pour la personne en question. Cette stratégie qui consiste aussi à sauver ce qui est possible et limiter les pots cassés renseigne sur le sentiment d’impuissance face à un régime digne des heures les plus sombres de notre histoire. Ce point de vue s’accompagne de l’espérance d’un changement favorable lors de prochaines échéances électorales. Il est utile de rappeler que les camps de r-d-étention administratives [2] (CRA) sont l’oeuvre de la gauche au pouvoir. Il est clair qu’une alternance politique ne changera pas grand chose dans le quotidien de ces damné-e-s de la terre.
Cette façon de mener la lutte autour de cas particuliers pose également le problème des forces militantes et de leur capacité à mener ce combat à un rythme de plus en plus effréné. La chasse aux étrangèr-e-s impulsée par la politique du chiffre et des quotas augmente le nombre de personnes victimes de cette politique, et dans de nombreux cas crée elle même ses propres victimes afin de faciliter sa tâche de machine à expulser [3]. Le moindre prétexte est devenu bon pour « irrégulariser » un-e étudiant-e : une absence, une mauvaise note, un changement de filière ou un redoublement, le/la rendant ainsi vulnérable et en faisant une proie facile pour la machine statistique. La multiplication des « irrégularisations » et leur facilitation posent ainsi le problème du point de vue militant de la capacité à suivre ce rythme, mais aussi de la perspective de ce combat. La question se pose de savoir quelles suites et quelles formes donner à cette lutte, les forces militantes risquant d’arriver, du point de vue de leur potentiel, à saturation et épuisement. Quels seraient alors les modes d’actions qu’il faudra trouver pour combattre cette ignominie étatique ? Ou bien, cette majorité [4] existe-t-elle vraiment ? Et donc la traduction en faits de ses angoisses est légitime. Auquel cas, quel triste sort voue la démocratie à ces personnes. Ou encore, vu ses limites et ses dérives de bouc émissairisation, la démocratie ou la loi de la majorité n’est-elle pas juste une reproduction simple de la loi du plus fort ? Quel sens y a-t-il encore à vouloir préserver cette démocratie ?
D’autres revendications sont parfois portées par certain-e-s militant-e-s qui se battent pour la régularisation de tou-te-s les sans papiers sans exception et sans étude de dossier au préalable. Elles s’inscrivent dans le cadre du combat pour la liberté de circulation et donc de la remise en cause des frontières et de leurs méfaits. À l’opposé des militant-e-s cité-e-s plus haut, ces dernièr-e-s luttent aussi sur un plan global, et tentent de ne pas entrer dans le jeu des autorités qui obligent à individualiser les luttes et donc les affaiblir. Ce combat sur le plan global pourrait paraître utopiste et court le risque d’être sans attache concrète avec la réalité et le vécu des gens. Afin d’éviter une rupture entre ces revendications théoriques et les impératifs du terrain, il est nécessaire de relier ces deux dimensions d’une même lutte.
On constate que les stratégies et les modes d’actions diffèrent énormément, mais se retrouvent globalement chez l’ensemble des militant-e-s et les traversent. Il est fort possible qu’un individu s’investissant largement dans un combat pour la régularisation d’une personne donnée, frustrée face à la froideur de la machine bureaucratique, après l’épuisement de tous les recours, envisage de dépasser les cadres légaux de la lutte qui peuvent souvent être paralysants. D’autres militant-e-s se limitent aux cadres de luttes prévus par la loi - tout en sachant qu’ils se réduisent de plus en plus (la solidarité est devenue un délit, les fumigènes sont considérés comme explosifs et font intervenir l’anti-terrorisme [5]...) - en espérant des jours meilleurs grâce aux élections. S’interposer à l’arrestation d’un-e sans-papiers à la sortie d’une école, empêcher un avion de décoller ou encore héberger un-e sans-papiers peuvent sembler des modes d’actions anodines sans grande gravité, néanmoins les dispositifs légaux se durcissent face à ce genre de comportements et prévoient des peines de plus en plus lourdes. Cela a pour but de dissuader et terroriser [6] les militant-e-s. Il est à noter que les juges n’appliquent pas les dispositions prévues par la loi d’une manière stricte, ce qui prouve l’incompréhension des magistrats, dans une certaine mesure, face à la criminalisation de la lutte. Cela renvoie à d’autres questions comme par exemple : quelles sont les limites que doit se fixer la lutte ? Qui doit les définir ? Et sur quelles bases ? Pour ce qui est du passage à l’illégalité et du refus de l’autorité publique face à une situation d’injustice, le parallèle peut être fait avec la résistance et la nécessité de dépasser le cadre de la loi pour combattre un régime fasciste. Beaucoup de rapprochements peuvent être établis avec les heures sombres des régimes européens : la stigmatisation d’une partie de la société à cause de son identité (sans papiers, juif-ve-s, tziganes, homosexuel-le-s...), le système de rafles, la banalisation de la délation (travailleu-r-se-s socia-ux-les, agents administratifs, concierges...), l’éloignement forcé du territoire (l’éloignement de certains sans papiers est synonyme de mort, tout comme la déportation dans les années 40), le silence d’une grande partie de la société et sa passivité, ce qui est le plus effrayant. Certain-e-s militant-e-s semblent agir conformément aux possibilités de résistance que véhicule leur représentation de ces moments sombres. Héberger et cacher des sans papiers rappellent l’activité des « justes » pendant la guerre. Comme pendant la résistance, la défense des sans-papiers prend la forme de diverses actions, qui des plus « radicales » aux plus « légalistes » se complètent et ne se définissent pas sur une échelle hiérarchisée. Le but n’est pas la radicalité (si même elle existait, rechercher la radicalité c’est adopter une (im)posture, là où être réellement radical n’a de sens que pris dans la situation) mais d’agir selon ses possibilités. L’ensemble de ces initiatives crée ainsi un vaste front de résistance.
Paradoxalement, l’impression que les revendications restent timides et au stade de l’hésitation se développe, alors que l’offensive est de plus en plus violente, décomplexée et, sous prétexte de majorité, se croit tout permis. Les personnes impliquées semblent un peu résignées et toujours dans une position défensive : elles sont dans une attitude attentiste, subissent et réagissent aux coups portés par l’état, généralement dans l’urgence. Ce fonctionnement ne laisse pas le choix du front sur lequel la lutte est menée. Face à ce constat, il serait intéressant d’envisager une offensive comme suite logique de cette lutte et de réfléchir à ces possibles contours, formes et portées.
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