Dans son bureau du commissariat, l’inspecteur s’arrachait les cheveux. Il y avait bien eu quelques cas les années précédentes, mais là, trois caméras de surveillance détruites en dix jours, c’était clairement une série, et il fallait qu’elle cesse ! Les deux premières n’avaient mérité que deux lignes dans la rubrique « faits divers », mais avec cette troisième, l’affaire devenait un événement local...
Le problème, c’est qu’il n’y avait pas le début d’une piste : moyens différents, lieux différents (rue Bellevue, rue Foucault, rue Lenôtre), cibles différentes (un particulier, un local politique, un commerce), heures différentes, aucun mobile cohérent... complètement imprévisible, insaisissable. Une sorte de Fantomas, ou quoi ?
Et pourquoi les caméras de surveillance, puisqu’il n’y avait pas eu de forfait de commis dans la foulée ? Ca marchait pourtant bien jusqu’ici les caméras, leur nombre doublait gentiment chaque année, sous l’effet de la peur savamment distillée...
Bernard détestait son voisin. Ils ne se connaissaient pourtant pas, ne s’étaient jamais parlés, pas même un « bonjour », mais il détestait son arrogance, son attitude hautaine, ses signes ostentatoires de richesse, sa façon détestable de parler aux clochards, au facteur, aux éboueurs... toute la prétention que lui conféraient son argent et sa position sociale.
Et depuis peu, ce con avait installé devant chez lui une caméra de surveillance, dont le champ incluait une bonne partie de la rue de Bellevue, la porte d’entrée de Bernard comprise... « Hors de question qu’il sache quand et avec qui je rentre ! ». C’était décidé, cette nuit Bernard allait abattre cet affront d’un coup sec et bien placé !
Yannique cherchait depuis un moment un moyen simple et efficace de nuire à ce local rue Foucault. Saboter la serrure ? La boîte aux lettres ? L’autre soir, en rentrant chez elle, elle avait vu cette caméra explosée au sol, rue de Bellevue, ça l’avait inspirée. Vu le prix que coûtent ces machins, et leur fragilité, le rapport effort/efficacité était très correct. En quelques minutes l’affaire était réglée.
Jean avait un petit commerce rue Lenôtre. Comme presque tous les commerces du coin, il avait investi peu de temps auparavant dans une caméra de surveillance dernier cri. Il n’avait pourtant jamais eu de problème, mais tout le monde le faisait...
Maintenant, le prix exorbitant de cet objet lui donnait des remords. Chaque fois qu’il passait devant, il regrettait son geste. S’il pouvait récupérer cet argent...
Les deux lignes du fait divers avaient été une révélation : s’il y avait une série de sabotages, c’était le bon moment pour casser la sienne lui-même, et toucher l’argent de l’assurance ! Il avait longument hésité. C’est étrange de casser quelque chose de cher qui vous appartient, mais il finit par s’y résoudre...
Agacée par l’ambiance sécuritaire, et amusée par l’article sur les trois caméras détruites, Astride, anarchiste notoire, s’est dit qu’elle pouvait bien donner un coup de main au casseur en série. « Dans ta face, Big brother ! » : en une nuit elle avait ajouté deux trophées au palmarès.
L’inspecteur fatigué repose son journal... Deux de plus en une nuit ! Cette fois les médias se déchaînent ! « L’homme-qui-veut-rester-invisible »... N’importe quoi... « La police avoue n’avoir aucune piste »... Mais quel est le con ?... L’affaire gonfle, on demande à chacun ce qu’il en pense... « bla-bla.. insécurité.. bla-bla.. plus de policiers.. bla-bla.. », « nous condamnons l’acte mais il faut bien avouer que cela soulève une vraie question de société », « quand on n’a rien à se reprocher on ne fait pas ce genre de choses », « il suffit de surveiller chaque caméra avec une autre caméra », etc, etc, etc... Quelle misère !
Cette affaire étant suffisamment croustillante, l’intérêt médiatique va croissant, et l’affaire prend rapidement de l’ampleur. D’autres sabotages se produisent, dans d’autres villes, et parfois au même moment. On pense d’abord à des complices, mais il faut finalement se rendre à l’évidence : c’est désormais une véritable mode qui est lancée, la reprise en boucle par les médias suscite des vocations, et la casse de caméra devient le loisir préféré d’une partie de la population. « Plus personne ne veut plus investir dans ces coûteux joujoux. » L’industrie du sécuritaire accuse le coup, et la société se libère d’une partie du poids écrasant de la surveillance généralisée. « Je ne sais toujours pas qui c’est, mais il a réussi son coup... »
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