[Chalon-sur-Saône] La stratégie du karaoké


Saône-et-Loire

Suite à la manifestation du 28 mars 2023 à Chalon-sur-Saône (71) et à la façon dont la presse locale s’est emparée de son récit, des manifestant·es ont souhaité raconter la manifestation de leur point de vue, en écrivant ensemble.

Quand on prépare une manif, on réfléchit à une fête. Une grande fête à notre image. On a souvent de quoi passer du son. On soigne la playlist, les couleurs, les affiches, les stickers. On veut que la manif donne envie à celleux qui ont besoin de défendre leurs droits. On veut de la fraîcheur, de l’inventivité partagée. Montrer qu’il n’y a pas qu’un seul chemin pour se faire entendre. On y passe du temps. Pour que la fête déborde, qu’elle rassemble. On se retrouve, on cherche, on imprime, on sérigraphie, on s’en fout plein les doigts, on s’organise et on s’acharne à vouloir faire transpirer la joie malgré un gouvernement qui saccage allègrement nos droits, nos vies. Comme un chat dans nos semis de salades, mais en moins mignon. Rien à foutre, c’est bien ça ?
Hey coucou toi
Oui toi
Là-bas
Là-haut
Youhouuuuu
Regarde
On est là
On danse
On joue
C’est du mouvement
Ouais voilà, la fête permanente, la rigolade, battre le pavé pour pas se faire (ab)battre, écouter de la musique fort et danser dans la rue, chanter fort et faux, être là
Depuis des semaines, la sono brouille les pistes
Les murs se couvrent d’affiches, de stickers
DARMANIN GROS MYTHO
VOLEURS DE VIES
ALLÔ LAMOCRATIE, JE CROIS QUE MACRON FAIT NIMP
JE VEUX PAS MOURIR AU TRAVAIL
ON BOUGERA PAS
4000 GRENADES, ET C’EST NOUS LA VIOLENCE ?

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La rue reprend ses couleurs, on y impose nos fêtes en même temps qu’on dit notre colère. C’est notre façon de tenir bon.
On se masque. Et alors ? Vous voulez qu’on parle de la loi qui est passée le 23 mars pendant que toutes les oreilles étaient branchées sur les violences des vilains casseurs et des flics sur leurs nouveaux joujoux à roulettes ? C’est pour les JO, c’est ça ? On se protège de tout, parce qu’on ne sait pas si demain votre monde ne sera pas capable de nous enfermer pour avoir chanté, pour avoir dessiné, pour s’être aimé dans la rue. Tout ce qu’on voit c’est que le gouvernement n’est pas près de mettre un terme à l’écocide. Qu’il n’est pas près de prendre soin de celleux qui en ont besoin. Ce qui l’intéresse c’est que rien ne change. Il a peur de l’inconnu. De l’étranger et de l’inconnu masqué.
Sous nos masques se cachent autant de colère et de méfiance envers l’État que d’attention et de prévenance pour celleux qu’il foule. Se masquer c’est se protéger soi-même et protéger les autres, se soutenir et protéger celleux qui ne peuvent plus manifester sans se masquer. Plus il y a de personnes masquées, plus ça marche.
Ce mardi 28 mars 2023, au milieu de 6000 manifestant·es, tout cet amour, tout ce soin nous vaut un traitement de faveur : pas moins de trois policiers nous escortent, nous filment. Vous voulez pas faire des selfies avec nous tant que vous y êtes ? D’autres sont en civils ou dans des voitures banalisées. Il suffit apparemment d’une sono, d’affiches et d’un bal masqué pour mobiliser autant d’énergie policière.
Le cortège compte aussi deux journalistes qui feront leur rapport dans la presse locale : une manif bon enfant aurait dégénéré. Pour ces journalistes il y a les bons et les mauvais enfants. Ils distribuent les bons points, font le tri dans les affiches, les pancartes, les comportements, placent la limite entre l’acceptable et l’inacceptable. Il y a les enfants sages et les sales gosses irrécupérables, les vauriens, les fauteurs de trouble, ceux qui veulent « en découdre ». Toujours le même cliché journalistique.
En découdre ? Nous on a plutôt cousu. Un drapeau, par exemple, un beau drapeau pour la surprise qu’on réserve pour la gare, avec un micro au milieu d’un cœur enflammé dans des coloris dignes d’un cours d’aérobic des années 1980. Et puis toutes les voilettes qu’on a dû agrafer sur nos loups, c’est un peu de la couture ça aussi. Nous on essaie surtout de tisser des liens, de recoudre tant bien que mal les blessures que nous inflige un monde d’une violence extrême. On n’a pas particulièrement envie de se battre, de faire les malins, de se mesurer à nos adversaires : on sait très bien qu’ils peuvent nous tuer. Leurs armes sont létales même si elles ne sont pas faites pour tuer. Mais on ne va pas pour autant se laisser faire.

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La gare approche
Le chariot-sono prend le lead
La musique s’obscurcit, le hardcore nous entraîne
On se colle, on encercle, on monte le volume, lentement
On est là, devant vous, devant la porte vitrée
Votre stress est palpable
Vous protégez le rien, le vide d’une gare un jour de grève
Vous essuyez le poids de semaines passées à attendre
La surprise
La surprise qu’on va vous offrir
UN KARAOKÉ
Si si, un karaoké
Le karaoké qu’aucun journaliste n’a jugé bon de mentionner
La karaoké comme arme de soulèvement massive
Ce mardi 28 mars 2023, puisque vous bloquez l’accès de cette gare qui nous appartient, cette gare où nous voulons entrer en signe de solidarité avec les cheminot·es, nous vous effaçons à grands renforts de banderoles et de kicks à 120 bpm. Nous vous effaçons et vous vous enfermez dans la gare. Vous vous enfermez tout seuls dans votre monde de merde. Vous tombez tout seuls dans votre trou et nous on bouche le trou avec la banderole.

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ON VA TOUT Y PAUTRER (dit la banderole)
Le débordement comme obsession
On bouche le trou avec la banderole et nous on fait du karaoké.
« Génération Désenchantée », les lycéen·nes la connaissent très bien. « Bande organisée », ça fait plaiz, mais on est d’accord, ça va toujours trop vite, on n’a pas le temps de lire les paroles. « Freed from Desire » c’est le top à tue-tête.
On chante fort, on danse fort et sous l’effet de votre violence les plombs sautent, les charnières cèdent.
En un clin d’œil
En un coup de pied bien placé
C’est cassé
Vous sortez de la gare comme des pantins montés sur ressorts
Vous gazez comme des robots
Nous sommes une, puis deux, puis trois, puis une foule à chanter « Résiste, prouve que tu existes » dans un micro sous les lacrymos.
Alors qui a cassé l’ambiance ? C’est qui les casseurs ?
ON VA TOUT Y PAUTRER c’est une réponse aux menaces qui pèsent en permanence sur nous.
Dans le JSL il est écrit qu’on avait « préparé une grande banderole "On va tout y poutrer". Comprenez : on va tout défoncer ».

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Pfff. C’était pAutrer, pas poutrer. Et depuis quand les mots n’ont qu’un sens ?
Pautrer c’est un mot du coin et comme beaucoup de mots il peut vouloir dire plusieurs choses : marcher sur, piétiner, broyer, écraser, pétrir. Nous on n’a que la force de nos pieds et de nos mains. Ça fait un bail qu’on s’en prend plein la gueule, que nos vies se font écraser comme celles des insectes avec lesquels on va tous crever, alors on pourrait peut-être rêver que nous aussi on va trouver un peu de force pour se défendre, construire, inventer, s’emparer de ce qui est encore malléable, plus malléable que les matraques et les boucliers des autorités mortifères et sclérosées.
Nous on pensait qu’un journaliste, ça savait lire parfaitement, et regarder à 360 degrés, prendre du recul, aller au plus près, partout. Nous on pensait qu’un journaliste avait en lui ce soucis du détail, avec des yeux de lynx, des pupilles affûtées pour regarder, analyser, voir à travers, voir au delà. Nous on pensait qu’un journaliste avait cette volonté de raconter, de retransmettre, de retranscrire ce qu’il avait vu, ce qu’il avait entendu, parce qu’il était là où d’autres n’étaient pas. Nous on pensait qu’il savait retransmettre la joie, et les couleurs, et les musiques de nos tentatives de fête.
Nous on pensait qu’un journaliste, ça savait lire parfaitement, et même le bourguignon, et même entre les lignes. On pensait qu’un journaliste, ça savait décrypter derrière nos farandoles absurdes mais nécessaires notre peur de mourir, notre dégoût face au déni écologique, notre tristesse immense de ne pas être entendu·es, l’usure nerveuse de plusieurs semaines de contestations, et la fatigue physique de dizaines de kilomètres de marathon (même si on change souvent de parcours santé et que les courbatures se font rares tellement on est entraîné·es maintenant). Non, derrière nos fêtes masquées et joyeuses, il n’y avait pas l’envie d’en découdre, mais celle de se protéger des méchants.
Notre calme s’est noyé ce week-end dans une bassine
On vous retranche, vous dispersez, dans un épais nuage
Vous voilà avertis, on ne reculera plus face à vous
Ce mardi, pour quelques instants, la peur a changé de camp



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