Manifestation du 25 novembre contre les violences sexistes et sexuelles, le cortège s’arrête place Bossuet. Quelqu’un·e annonce au micro que nous allons écouter les prises de paroles de Droits des femmes 21 et du CRI. Nous sommes sûrement un certain nombre dans la foule à nous dire que les réactions suscitées par ces prises de paroles auront un impact sur l’avenir du mouvement féministe dijonnais.
Droits des femmes 21 commencent, elles reviennent sur la création de leur association, directement issue des luttes pour le droit à l’avortement et à la contraception des années 70. La foule est jeune, et c’est émouvant de se rappeler les héritages directs du mouvement féministe. Puis, les lignes politique du collectif sont énoncés : « Nous sommes laïques, universalistes et abolitionnistes. » Des personnes dans la foule se mettent à entonner « Pas de féminisme sans les putes » en boucle. De plus en plus de personne reprennent le slogan, assez fort pour masquer le son de la prise de parole. Les intervenantes continuent jusqu’au terme de leur discours, sans qu’on ne les entende. Elles donnent ensuite le micro au CRI, que l’on n’entendra pas, puisque le slogan retentira de plus belle jusqu’au bout de leur prise de paroles.
Une organisatrice tente de reprendre la parole, en expliquant que la construction de la manif a pris des mois, que des tas de débats ont eu lieu et qu’ils ont donné lieu à la décision de laisser les différentes positions s’exprimer. Oui mais voilà, c’était sans compter sur le décalage entre les choix politiques de cette orga unitaire et ceux de la foule présente ce jour-là.
Abolitionnisme
Certaines personnes ont pu être choquées qu’on empêche de parler certaines organisations. Ce n’était pas rien, de voir une foule demander à des membres d’une mobilisation unitaire de se taire. Pourtant, ce geste s’inscrit dans un bras de fer politique important : le mouvement féministe lutte-t-il aux côtés des travailleu·ses du sexe ?
Être abolitionniste, quand on parle de féminisme, cela signifie généralement qu’on souhaite l’abolition de « la prostitution », en estimant que tout échange de service sexuel contre de l’argent est une forme d’exploitation.
Sur le site du CRI, on peut lire : « La légalisation de la prostitution valide une atteinte à la dignité humaine [...] La prostitution ne peut pas être un métier. » Elles refusent donc de parler de « travail du sexe ».
En théorie, les abolitionnistes disent lutter pour l’amélioration des conditions de vies des travailleu·ses du sexe, puisqu’elles dénoncent les exploitations dont elles sont victimes (réseaux de proxénétisme, violences des clients, etc.).
Mais dans la pratique, les collectifs abolitionnistes refusent de lutter pour l’amélioration des règlementations du travail du sexe. Ils ne soutiennent des lois et des mesures que si elles incitent les personnes à arrêter de pratiquer ce travail ou répriment les clients ou les proxénètes, même si celles-ci aggravent en réalité les conditions du travail du sexe. C’est le cas par exemple de la loi de pénalisation des clients du 13 avril 2016, qui a conduit à affaiblir les rapports de pouvoir entre client et travailleu·ses (le client estimant qu’il prend déjà un gros risque en faisant appel à un travail du sexe se permet de négocier tarifs et services).
Ce qu’en disent les premier·es concerné·es
Il existe très peu de structures collectives pour défendre les droits des travailleu·ses du sexe. Toutes celles qui existent ne cessent pourtant de répéter que les positions abolitionnistes les mettent en danger quotidiennement dans l’exercice de leur travail. D’abord, elles soutiennent des lois qui ont des conséquences négatives sur leurs conditions de travail ; ensuite elles refusent de considérer la prostitution comme un travail à part entière, dont les travailleu·ses méritent respect et égalité (et non protection et condescendance).
Ce qu’on réclame, c’est de laisser la parole aux concerné·es avant tout. Il y a eu des manifestations de collègues déjà bien avant que la loi [de pénalisation des clients] passe pour dire « c’est pas bien, ça va nous tuer » et ces personnes n’ont pas été écoutées. Ça serait bien que les politiques acceptent que c’était du caca, et qu’il serait temps de se remettre en question, d’écouter les personnes concernées. Et que les abolos acceptent que les lois qu’elles ont voulu faire passer nous ont plus tué·es qu’autres choses, qu’elles nous ont obligé·es à travailler avec des méthodes beaucoup plus complexes, à nous isoler plus dans la rue, à accepter le non-port du préservatif. La négociation de la capote c’est un sujet qui revient tout le temps avec les clients, ça ne devrait pas être une question, on devrait pouvoir être protégé·es systématiquement. Tout ça c’est le résultat de ces lois, elles étaient sensées nous sauver et elles nous tuent, il faut l’accepter à un moment et arrêter de parler à notre place. Écoutez-nous parce qu’on en peut plus.
Siana, Entretien avec l’association PDA
Pour ces structures, différentes positions face au travail du sexe co-existent :
- certaines personnes ont choisis délibérément de faire ce métier, et réclament que leur droits soient les mêmes que pour l’ensemble des travailleu·ses ;
- certaines personnes ont choisis ce métier par défaut, comme c’est le cas de nombreu·ses travailleu·ses aujourd’hui, quel que soit les corps de métier. Seule une amélioration des droits sociaux et des conditions de travail (du travail du sexe comme du travail tout court) peut mener à exercer un métier par choix.
- certaines personnes exercent ce métier sous la contrainte de proxénetes ou de réseau d’exploitation. Le fait de considérer le travail du sexe comme un véritable travail permettrait d’utiliser le droit commun du travail pour lutter contre ces réseaux de manière plus pertinente (avec les délits de travail et service forcé).
Peut-on lutter ensemble ?
Il y a toujours eu, et heureusement, des débats et des conflits dans le mouvement féministe, comme dans tous les mouvements de lutte. Alors pourquoi ne pas laisser les positions abolitionnistes s’exprimer dans nos manifs, comme une position parmi d’autres ?
Les positions abolitionnistes sont porteuses d’une forme de putophobie : elles stigmatise le travail du sexe en estimant qu’il est intrinsèquement « contraire à la dignité ». Il parait difficile que des travailleu·ses du sexe se sentent accueilli·es et soutenu·es dans une manifestation où des prises de paroles nient leur expériences et leurs paroles politiques.
Les travailleu·ses du sexe témoignent régulièrement qu’elles sont rarement les bienvenu·es dans les espaces politiques. Si nous souhaitons que les espaces féministes leur soient ouverts et accueillants, il est important que les messages portés par nos manifestations soient claires et sans ambiguité.
Quitte à devoir faire taire celles qui, par ailleurs, auront moins de mal à trouver des espaces de visibilité politique.
Huer des collectifs qui, par ailleurs, luttent effectivement pour d’autres avancées sociales importantes est un moment triste. Spécialement quand l’opposition semble recouper un conflit de génération. Nos combats féministes n’avanceront pas sans avoir à nos côté des militant·es de toute génération capables de travailler main dans la main.
Mais il est encore plus triste qu’au nom d’une forme de morale abstraite, des militant·es féministes refusent d’entendre les témoignages de celles et ceux qui pratiquent le travail du sexe. Espérons que dans les années à venir, les positions abolitionnistes s’évanouiront pour laisser place à un combat vraiment unitaire, où nous lutterons ensemble pour la disparition des réseaux d’exploitation et l’amélioration des conditions de travail de toutes et tous !
Pas de féminisme sans les putes !
Une manifestante
Pour lire des paroles de travailleu·ses du sexe :
« Arrêtez de parler à notre place et écoutez-nous ! » - Entretien sur le Travail du Sexe avec l’association PDA
[Besançon] Manifestation des travailleur.es du sexe
Putes, fières et féministes
Une tribune de solidaires revient également sur le sujet d’un point de vue syndical :
Syndicalistes, donc solidaires des travailleur.ses du sexe !
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