Un silence indécent face au massacre des journalistes à Gaza



83 journalistes et employés palestiniens travaillant dans la presse ont été tués à ce jour, un véritable massacre de journalistes. Ils sont directement pris pour cible par Tsahal, afin d’empêcher que la guerre et les horreurs soient documentées. Article de Elucid.media

Dans le silence des institutions européennes et des gouvernements occidentaux qui, au lieu de promouvoir la paix par des initiatives diplomatiques, attisent le conflit par des déclarations grandiloquentes et déconcertantes, la bande de Gaza continue d’être éventrée par l’artillerie de Tsahal, par les missiles et les bombardements incessants.


Article paru sur elucid.media



Après l’attentat meurtrier du 7 octobre perpétré par le Hamas – dont les plans militaires étaient connus des services de renseignement israéliens depuis plus d’un an selon le New York Times – la bande de Gaza se retrouve dévastée, ses hôpitaux bombardés sans pitié, ses maternités transformées en cimetières de nouveau-nés, ses ambulances touchées par des missiles, ses civils en fuite abattus comme des terroristes, ses infrastructures anéanties laissant apparaître des corps écrasés et déchiquetés, sans parler des coupures d’électricité, des pénuries de nourriture et d’eau : difficile dans ces conditions de ne pas évoquer les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité perpétrés par Tsahal à Gaza. D’autant plus qu’une autre tragédie est en cours : le massacre des journalistes qui tentent de couvrir l’un des conflits les plus sanglants et les plus meurtriers pour la presse depuis l’après-guerre.

Au 5 décembre, les enquêtes du CPJ montraient qu’au moins 63 journalistes et travailleurs des médias figuraient parmi les plus de 18 000 personnes tuées depuis le début de la guerre le 7 octobre, dont plus de 15 500 dans les territoires palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, et environ 1 200 en Israël. Parmi eux, 56 journalistes palestiniens, 4 israéliens et 3 libanais. Sans compter les 80 journalistes blessés, 3 journalistes portés disparus et 19 journalistes arrêtés.

À cela s’ajoutent les attaques, les arrestations arbitraires, les menaces de mort de Tsahal et la censure pure et dure : les risques liés à la couverture de la guerre Israël-Gaza sont très élevés. Le Syndicat des journalistes palestiniens (PJS) a pour sa part publié début décembre une liste mortuaire avec les photos et les noms des journalistes tués depuis le début des opérations militaires israéliennes contre la bande de Gaza.

83 journalistes et employés palestiniens travaillant dans la presse ont été tués à ce jour (liste complète disponible en fin d’article), un véritable massacre de journalistes. Parmi eux, on compte également six femmes journalistes, dont certaines ont été tuées à leur domicile avec toute leur famille.

Les journalistes ne meurent pas de balles perdues ou de dommages collatéraux causés par les bombardements. Ils sont directement pris pour cible par Tsahal, afin d’empêcher que la guerre et les horreurs soient documentées. Il n’est certes pas nouveau que l’armée israélienne considère les journalistes comme une cible à éliminer. C’est ce qui est arrivé par exemple à l’ancien grand reporter Jacques-Marie Bourget, grièvement blessé par un tir de sniper israélien sur la Grand-Place de Ramallah en Cisjordanie, le 21 octobre 2000. Mais dans cette guerre, Israël a décidé de passer à la vitesse supérieure et n’utilise plus de snipers, mais des missiles pour tuer plusieurs journalistes d’un seul coup ou des bombes pour raser des stations de télévision ou de radio avec toute la salle de rédaction à l’intérieur.

Le 13 octobre, un groupe de sept journalistes qui couvrait les affrontements entre le Hezbollah et Israël dans le sud du Liban a été touché par deux bombardements qui se sont abattus à intervalles de trente secondes. Issam Abdallah, un photojournaliste libanais travaillant pour l’agence britannique Reuters, a été tué sur le coup, tandis que quatre de ses collègues travaillant pour l’Agence France-Presse (AFP) et la chaîne de télévision qatarie Al-Jazeera ont été blessés. Le 29 octobre, Reporters sans Frontières (RSF) a dévoilé une reconstitution vidéo de la tragédie. Les premières conclusions de l’enquête permettent d’établir que les reporters n’ont pas été des victimes collatérales de tirs. Un de leur véhicule siglé « press » a été visé et la qualité de journalistes du groupe posté à ses côtés était également manifeste.

L’agence britannique Reuters a ensuite publié une enquête approfondie après avoir interrogé plus de 30 responsables du gouvernement et des services de sécurité, des experts militaires, des enquêteurs de la police scientifique, des avocats, des médecins et des témoins afin de reconstituer un compte rendu détaillé de l’incident. Reuters a examiné des heures de vidéos provenant de huit médias présents dans la région au moment des faits, ainsi que des centaines de photos prises avant et après l’attaque, y compris des images satellite à haute résolution :


« L’équipe de Reuters commence à transmettre un flux vidéo en direct vers le sud alors que de la fumée s’élève de diverses positions derrière les collines. Après plus de 45 minutes de tournage, la caméra pivote vers la droite et se concentre sur un avant-poste israélien et des tirs de chars sur le Liban. Moins de 90 secondes plus tard, le premier des deux obus de chars tirés depuis une autre colline touche l’équipe, tuant Abdallah. Une deuxième salve atteint l’équipe 37 secondes plus tard, mettant le feu à la voiture d’Al Jazeera. »



Le résultat de l’enquête est donc sans appel : un équipage de char israélien a tué délibérément le journaliste de l’agence Reuters et blessé six reporters au Liban le 13 octobre, en tirant deux obus depuis Israël alors que les journalistes filmaient des tirs d’artillerie transfrontaliers. « Les preuves dont nous disposons et que nous avons publiées aujourd’hui montrent qu’un équipage de char israélien a tué notre collègue Issam Abdallah », a déclaré Alessandra Galloni, rédactrice en chef de Reuters.

Les reporters et photojournalistes palestiniens risquent d’être liquidés non seulement lorsqu’ils documentent les actions militaires les plus brutales contre les civils, mais aussi lorsqu’ils rentrent chez eux, lorsqu’ils se réfugient dans leur famille, lorsqu’ils cherchent un semblant de vie avec leurs proches après avoir documenté les atrocités quotidiennes dans la bande de Gaza. Les logements où vivent les journalistes sont ainsi devenus une cible militaire prioritaire pour Tsahal, qui poursuit son programme d’assassinat systématique de journalistes avec des frappes ciblées. Selon le Syndicat des journalistes palestiniens, 60 maisons de journalistes ont été bombardées, 63 bureaux de médias ont été détruits, 25 stations de radio ont été fermées, dont 24 à Gaza et une en Cisjordanie.

Les journalistes, bien sûr, ne sont pas les seuls à être tués, leurs familles le sont également. C’est ce qui est arrivé par exemple à Assaad Shamlakh, un journaliste indépendant qui a été tué avec neuf membres de sa famille lors d’une frappe aérienne israélienne sur leur maison à Sheikh Ijlin, un quartier du sud de la bande de Gaza. La journaliste Alaa Taher Al-Hassanat a quant à elle été tuée lors d’une frappe aérienne israélienne avec plusieurs membres de sa famille, comme le rapporte la Fédération internationale des Journalistes (IFJ). Le photojournaliste Mohammad Moin Ayyash a également été tué avec plusieurs membres de sa famille après un bombardement de sa maison à Nuseirat, selon l’agence de presse palestinienne Wafa.

Tsahal a également anéanti des quartiers entiers abritant des médias, des stations de télévision et de radio palestiniens. Le 9 octobre, Saeed al-Taweel, rédacteur en chef du site Internet Al-Khamsa News, a été tué lors d’un raid de l’aviation israélienne qui a touché une zone abritant plusieurs médias dans le district de Rimal, dans la partie occidentale de la bande de Gaza, en particulier le bâtiment Hiji. Au cours du même bombardement ont également trouvé la mort Mohammed Sobboh, photojournaliste pour l’agence de presse Khabar et Hisham Alnwajha, correspondant de cette même agence. Un massacre parfaitement orchestré qui a poussé Audrey Azoulay, directrice générale de l’UNESCO à protester vivement dans un communiqué officiel :


« Je déplore la mort des journalistes Saeed Al-Taweel, Mohammed Sobboh et Hisham Alnwajha et je demande une enquête indépendante pour déterminer les circonstances de cette tragédie. Les journalistes couvrant des situations de conflit doivent être protégés en tant que civils, conformément au droit international humanitaire et à la résolution 2222/2015 du Conseil de sécurité des Nations unies sur la protection des journalistes, des professionnels des médias et du personnel associé dans les situations de conflit. »



La situation de la presse à Gaza est si dramatique que même la présidente du Comité de protection des journalistes (CPJ), Jodie Ginsberg, a dû lever la voix pour dénoncer le massacre indiscriminé de journalistes au micro de la chaîne britannique BBC News : « Nous enregistrons des attaques contre les journalistes depuis plus de trente ans. Mais c’est la période la plus meurtrière pour les journalistes couvrant des conflits que j’aie jamais documentée ». En effet, comme l’a indiqué également l’ONG danoise International Media Support [1] dans un rapport, la guerre d’Israël contre Gaza est le conflit le plus meurtrier jamais enregistré pour les reporters.

« Lorsqu’un journaliste gazaoui meurt, écrit IMS, il n’y a personne pour le remplacer. Outre la perte de vies humaines, Israël prive de facto le monde d’un journalisme professionnel et digne de confiance à l’intérieur de Gaza, pendant l’une des guerres les plus meurtrières de l’histoire récente ». Les conditions de travail à Gaza sont déplorables, il n’y a pas d’Internet, les coupures d’information sont fréquentes, les journalistes sont pris pour cible partout comme en témoigne Ruba al-Ajrami, journaliste de la chaîne TRT Arabic.

Les journalistes palestiniens sont également emprisonnés dans la bande de Gaza. Comme l’a dénoncé RSF, qui a lancé un appel aux autorités israéliennes, les journalistes présents sur le territoire n’ont pas été autorisés à sortir de la bande de Gaza et ceux qui ont pu passer la frontière ne sont pas autorisés à y revenir. Une violation flagrante de la résolution 2222 du Conseil de sécurité de l’ONU qui oblige les États membres à protéger les journalistes, comme les autres civils. À l’inverse, les journalistes étrangers sont empêchés d’avoir accès au territoire palestinien. En deux mois de guerre, aucun reporter n’a été autorisé à entrer dans la bande de Gaza par Rafah, ce qui porte clairement atteinte à la capacité des médias à couvrir le conflit.

Comme tout le monde à Gaza, les journalistes luttent pour rester en vie et assurer leur sécurité et celle de leurs familles tout en poursuivant leur travail crucial. Beaucoup, la majorité, n’y parviennent pas, malgré tout le courage du monde. La journaliste Ayat al-Khadour, en poste à Gaza, avait dénoncé l’utilisation de bombes au phosphore blanc et des bombes thermobariques par l’armée israélienne dans les quartiers de Gaza. Elle a été liquidée lors d’un bombardement peu de temps après. Dans une des dernières vidéos postées sur ses réseaux sociaux, Ayat al-Khadour commence par des paroles presque prophétiques : « Cela pourrait être ma dernière vidéo ». Elle dit ensuite :


« Aujourd’hui, l’occupation a largué des bombes au phosphore sur la zone de Beit Lahia, des bombes sonores effrayantes, puis a émis des avis d’évacuation dans la zone, et bien sûr, presque toute la zone a été évacuée. […] La situation est effrayante, terrifiante. Ce qui se passe est très difficile. Que Dieu ait pitié de nous ».



L’utilisation de munitions au phosphore blanc été confirmée plus tard dans une enquête du Washington Post qui a montré qu’Israël a utilisé des munitions au phosphore blanc fournies par les États-Unis lors d’une attaque menée en octobre dans le sud du Liban, blessant au moins neuf civils. L’origine américaine des obus a été vérifiée par Human Rights Watch et Amnesty International. Les mêmes codes de fabrication apparaissent également sur des obus au phosphore blanc alignés à côté de pièces d’artillerie israéliennes dans la ville de Sderot, près de la bande de Gaza, sur une photo prise le 9 octobre.

L’armée israélienne tue des générations entières de journalistes. C’est le cas du photojournaliste Muntaser al-Sawaf et de son père. Muntaser al-Sawaf a échappé de justesse à un bombardement qui a détruit sa maison et tué son père, le grand journaliste palestinien Mustafa al-Sawaf. Deux semaines plus tard, son tour est venu. Père et fils journalistes éliminés par Tsahal en l’espace de deux semaines.

Ce qui est arrivé à Youmna ElSayed, correspondante d’Al Jazeera à Gaza, montre le niveau de pression exercé par Israël sur la presse palestinienne ou arabophone. Youmna ElSayed est actuellement menacée par l’armée israélienne parce que c’est l’une des dernières grandes journalistes, avec Motaz, Mohamed Al Masri et peu d’autres, à rester sur le terrain et à faire des reportages gênants sur ce qui se passe à Gaza. Tsahal veut l’éliminer à tout prix et, s’il ne le peut pas, il veut au moins l’éloigner du champ de bataille pour l’empêcher de documenter ce qui se passe.

Selon Al Jazeera, qui a été la première chaîne à tirer la sonnette d’alarme, le mari de la journaliste a reçu un appel téléphonique lui demandant de fuir la ville de Gaza et de se diriger vers le sud, « bien qu’il n’y ait pas d’itinéraire sûr pour quitter la zone », explique Al Jazeera. La journaliste ElSayed a déclaré que l’appel provenait d’un numéro privé : « L’interlocuteur s’est adressé à mon mari par son nom et son prénom et lui a dit : "Je suis l’armée israélienne, nous vous disons d’évacuer vers le sud parce que dans les prochaines heures, la zone où vous vous trouvez sera très dangereuse" ».

ElSayed explique que sept familles, soit une centaine de personnes, vivaient actuellement dans le bâtiment, mais que seule sa famille a été contactée : « Aucune des six autres familles n’a reçu d’appel d’avertissement de l’armée israélienne, comme nous l’avons fait, et il s’agissait donc d’une menace dirigée uniquement contre nous, contre notre famille ». Dans un communiqué, Al Jazeera a déclaré qu’elle « condamnait la menace israélienne » à l’encontre d’ElSayed et de sa famille. « Cette menace lâche intervient quelques jours seulement après l’assassinat aveugle de la famille du journaliste arabe d’Al Jazeera, Wael al-Dahdouh, à qui l’on avait demandé de se déplacer vers le sud avant d’être bombardée ».

Comment ne pas voir derrière ces assassinats ciblés, ces menaces de mort et cette pression insoutenable une volonté précise, celle de faire taire à tout prix les témoins de crimes de guerre et de violations flagrantes des droits de l’Homme ? Il n’y a même plus le secret du Mossad ou la discrétion des snipers cachés sur les toits des immeubles pour éliminer des journalistes, aujourd’hui Tsahal bombarde tout simplement leurs maisons ou leur rédaction et tue toutes leurs familles, proches et collègues. Ce n’est pas un travail d’orfèvre, mais de boucher. Oubliez donc les victimes collatérales, il s’agit ici de chefs militaires qui se sont donné pour objectif, entre autres, de tuer tous les journalistes et photographes palestiniens qui couvrent le conflit. Une sale guerre contre l’information indépendante qui tente désespérément de briser le huis clos d’une élite militaire et gouvernementale qui veut rendre cette guerre « invisible », en éliminant comme un tueur à gages sans scrupules tous les témoins. Et les témoins d’excellence, irremplaçables travailleurs de l’information, ce sont les journalistes.

Ceci n’est pas seulement un choix militaire, c’est une véritable stratégie politique. Si, en effet, même le gouvernement israélien, dans une spirale de violence sans précédent contre la presse, compare les journalistes palestiniens à des terroristes parce qu’ils auraient documenté l’attaque du Hamas du 7 octobre sans intervenir, cela signifie que les ordres d’éliminer les journalistes viennent d’en haut. Le prouve le cas de la publication du rapport « Broken Borders : AP & Reuters Pictures of Hamas Atrocities Raise Ethical Questions » par le site web HonestReporting – qui se décrit comme une organisation à but non lucratif axée sur la « partialité des médias anti-israéliens ».

Dans l’un de ses reportages, le site parle des photojournalistes palestiniens indépendants qui ont documenté l’attaque du Hamas et suggère que les journalistes étaient en quelque sorte complices. Le rapport pose la question suivante à propos de la couverture des journalistes : « Était-elle coordonnée avec le Hamas ? ». Puis : « Est-il concevable de supposer que les “journalistes” se sont présentés tôt le matin à la frontière sans coordination préalable avec les terroristes ? Ou faisaient-ils partie du plan ? ». Après la publication du rapport, le bureau du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu n’a pas tardé à réagir : « Ces journalistes sont complices de crimes contre l’humanité ». Le ministre de la Défense, Benny Gantz, a pris la parole pour faire des déclarations très sérieuses :


« Les journalistes, dont il s’avère qu’ils avaient connaissance en amont des massacres, et ont pourtant choisi de rester des spectateurs passifs pendant que des enfants étaient sauvagement tués, ne sont pas différents des terroristes et devraient être traités comme tels. »



Danny Danon, membre du Parlement israélien et ancien représentant permanent du gouvernement auprès de l’ONU, est allé beaucoup plus loin. L’agence israélienne de sécurité intérieure, a-t-il déclaré sur X, « éliminera tous les participants au massacre du 7 octobre ». Les photojournalistes qui ont participé à l’enregistrement de l’assaut seront « ajoutés à la liste ». Une déclaration très grave, sans précédent, qui ouvre en fait la voie à l’assassinat aveugle de journalistes à Gaza.

Face à ces accusations, Reuters, Associated Press, CNN et d’autres grands médias internationaux ont fermement rejeté les accusations israéliennes selon lesquelles des photographes indépendants à Gaza auraient été complices des ...



Notes

[1International Media Support (IMS) est une organisation à but non lucratif qui s’efforce de renforcer la capacité des médias à réduire les conflits, à consolider la démocratie et à faciliter le dialogue.

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