Angela, durant la Marche des femmes, organisée en janvier 2017 en réaction à l’investiture de Trump, vous avez appelé à « la résistance ». Assa en appelle, quant à elle, à « une révolution ». Vous avez connu l’espoir révolutionnaire des années 1970 : que serait une révolution du XXIe siècle ?
Angela Davis : Je ferais une distinction entre la définition que nous avions de la « révolution » dans les années 1960 et celle à laquelle nous sommes parvenus au XXIe siècle. Lorsque j’étais une jeune activiste, nous étions littéralement entourés de moments révolutionnaires : il y avait la révolution cubaine et tous les mouvements de libération africains. Nous pensions vraiment que nous prenions part à une révolution antiraciste qui allait renverser le capitalisme. À ce stade, nous n’avions pas encore bien saisi le facteur « genre ». Cette révolution n’a pas eu lieu, mais notre activisme a débouché sur de nombreuses évolutions. Aujourd’hui, je parlerais du besoin de révolutions au pluriel, en reconnaissant qu’une révolution n’est pas à circonscrire dans un moment unique. Il ne s’agit pas simplement de renverser l’État ni d’en finir avec le capitalisme — bien que je souhaite que nous parvenions à faire les deux ! Nous avons compris qu’il était aussi question de renverser un capitalisme qui est un capitalisme racial, et qu’il ne peut y avoir de révolution tant que nous ne réglerons pas la question du fantôme de l’esclavage et du colonialisme. Le genre est également apparu comme un élément central dans le cadre d’un changement social radical. Il n’y aura aucun changement tant que nous ne reconnaîtrons pas que la violence la plus répandue dans le monde est la violence genrée. Je pense que les objectifs d’une révolution sont beaucoup plus complexes qu’ils ne l’étaient dans nos conceptions d’alors. Cela inclut évidemment l’appareil répressif d’État — et je suis honorée de participer à cet échange aux côtés d’Assa Traoré. La lutte dans laquelle elle est engagée dénonce de façon claire la violence policière et le racisme structurel comme éléments à part entière de la société française, comme la violence policière et sa généalogie avec l’esclavagisme aux États-Unis d’Amérique.
Assa Traoré : Quand nous parlons de « révolution » dans le combat pour mon frère, nous faisons toujours référence à l’esclavagisme et au colonialisme. C’est important aujourd’hui que les gens prennent conscience que la France, ainsi que d’autres pays, ont tué tout un peuple : ce qu’on nous fait subir actuellement, on peut le comprendre en référence à ça. On parle de mai 1967, dont la France ne parle pas : en Guadeloupe, la population noire a été massacré [3]. C’est une continuité. Des personnes se sont battues avant nous, sont mortes avant nous, sont parties en prison avant nous ; on ne peut laisser ce combat vain. Ce qu’on a aujourd’hui, on ne l’a pas eu gratuitement — on doit être dans cette continuité. La révolution, ça signifie renverser le système. Quand on a tué mon frère le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise, ils n’ont pas eu une liste de noms dans leur gendarmerie disant « On va aller tuer Adama Traoré », « Demain, on va aller violer Théo [4] », « On va aller tuer Gaye Camara [5] d’une balle dans la tête ». C’est le système. Toute la violence que ces gendarmes et ces policiers exercent dans nos quartiers, c’est sous couvert de ce système répressif, violent et raciste envers nos jeunes frères. On les déshumanise, on leur crache dessus, on les tutoie, on les tue. Mes grands-pères se sont battus pour cette France, ils ont fait la guerre de 1939–1945 pour qu’elle récupère sa liberté : la République a enlevé un de leurs petits-fils. Nous, on se lève pour dire qu’on ne veut plus de ça. Une jeunesse arrive derrière, des enfants vont grandir. La France va très mal ; nous sommes tous face à ce système très puissant et nous ne pourrons avancer, tous, qu’après l’avoir renversé. Prendre exemple sur des personnes comme Angela ne peut que nous donner que de la force. (elles sourient)
En 1999, vous avez parlé, Angela, de l’importance d’œuvrer à une « unité » de type politique qui ne se fonde pas sur les seuls critères de race ou de genre. Assa, vous convoquez très régulièrement la notion d’« alliance », en lieu et place de la fameuse « convergence des luttes ». Comment dépasser les contradictions qui existent entre toutes les luttes à fédérer ?
Assa Traoré : Depuis le début, on ne veut pas être récupérés. C’est très important : garder notre ligne, celle qu’on a tracée. J’entends le mot « convergence » depuis la mort de mon frère ; il revient très fréquemment, mais j’ai surtout l’impression que c’est un mot pour se dédommager d’une conduite ou d’un comportement qu’on a pu avoir envers nous. Sur le terrain, ce n’est pas vrai : beaucoup de personnes emploient ce mot mais n’y sont pas. On ne les voit pas ; elles sont dans la théorie, ou viennent écouter une intervention publique du Comité Adama, et estiment ensuite avoir « convergé ». Ce n’est pas ça. Ces personnes doivent être à nos côtés pour combattre. Ce mot, je n’en veux pas. Mais je parle d’« alliance ». Chaque lutte a sa façon de penser et sa ligne politique qu’il faut respecter, qu’on soit d’accord ou non, mais nous avons tous le même système et le même État face à nous. Faisons des alliances, donc, pour les faire plier. On ne veut pas de mots : on a besoin de lutter sur le terrain.
Angela Davis : Il est utile d’avoir une approche féministe pour comprendre les rapports interrelationnels au sein des mouvements qui luttent pour la justice sociale et un changement radical. Il n’est pas possible de revendiquer la justice dans une sphère, sans la réclamer partout. La lutte pour la justice pour Adama en France est une lutte contre l’appareil répressif d’État et contre le racisme. C’est un appel pour l’égalité et la justice dans tous les domaines. Cela doit être la base d’une conscience des rapports interrelationnels dans les luttes — j’entends par là ce qu’on appelle communément l’intersectionnalité des luttes. Il n’est pas possible de penser le racisme isolément des luttes ayant trait à la violence genrée. La violence policière est également liée à la violence intime. Si on veut comprendre pourquoi les femmes sont la cible de la pire violence, et la plus répandue à travers le monde, on doit penser l’usage de la violence fait par l’État et le message que cela envoie aux individus. Si une personne ne peut, à l’évidence, pas résoudre tous ces problèmes simultanément, elle peut cependant avoir conscience de leur coexistence.
J’ai été active pendant des décennies dans la campagne pour la libération de Mumia Abu-Jamal [6], mais on peut également citer Leonard Peltier [7], le prisonnier politique détenu le plus longtemps dans l’histoire des États-Unis, ou encore Assata Shakur [8], en exil à Cuba et désignée par le gouvernement des États-Unis comme l’une des dix plus dangereux terroristes au monde. Quand quelqu’un réclame justice pour les prisonniers politiques et se trouve engagé dans ces luttes, il prend conscience du lien qui existe avec celles pour l’accès aux soins de santé, à l’éducation, bref, avec toutes celles qui visent à changer la société. La prise de conscience de la violence de l’occupation israélienne en Palestine est un autre indicateur de la conscience de l’indivisibilité de la justice. Ainsi, un grand nombre des jeunes engagés dans Black Lives Matter et dans les mouvements en faveur des Noirs aux États-Unis sont très engagés en faveur de la Palestine. Ils comprennent combien cette lutte est devenue un repère pour tous les mouvements demandant justice : qu’il s’agisse de ceux contre l’appareil répressif d’État, contre la violence liée au genre, contre l’exploitation économique, pour les droits des personnes trans… Le plus enthousiasmant dans les nouveaux mouvements étasuniens aujourd’hui, c’est ce haut degré de conscience de la jeunesse. Voilà qui nous rapproche plus encore d’un engagement révolutionnaire dans des actions en faveur de la justice sociale.
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