« J’ai vécu au squat et ce sont mes amis, mes frères, ma famille »



Rencontre avec Mahmat, ancien habitant des squats de demandeurs d’asile Becquerel et Marmuzots [2], qui endosse la lourde tâche de traducteur lors des grandes réunions comme dans le quotidien.

Article publié dans le Dijoncter papier de mai 2024. Pour cet entretien, nous [3] sommes accueillies dans l’une des chambres du bâtiment réquisitionné baptisé Fontaine, occupé depuis octobre 2023 à Fontaine-lès-Dijon.

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Dans tous les squats, il y a toujours eu "le traducteur". Ça change, ce n’est pas toujours la même personne et en ce moment c’est beaucoup toi Mahmat. Comment tu te retrouves à jouer ce rôle ?

Moi je suis arrivé dans ce rôle-là parce que, déjà, je voulais vraiment qu’il y ait de la compréhension entre les personnes. Et puis j’ai constaté qu’il y avait beaucoup de gens, la plupart en fait, que je comprenais. C’est-à-dire qu’ils parlaient ou bien arabe, ou bien gorane.

Le gorane c’est notre dialecte, du Tchad. Et pour l’arabe, je connais l’arabe local du Tchad et l’arabe littéraire, même si je ne le maîtrise pas parfaitement, mais je m’en sors. Du coup, si tu sais les deux, même si la personne est du Soudan ou par exemple que ce sont des gens qui ont habité en Lybie, ils comprennent l’arabe. Je me suis dit : « Ah, pourquoi pas ! S’il y a une bonne compréhension ça va être intéressant ! »

Comment je suis arrivé à faire ça la première fois ? Je me rappelle que c’était au squat John Kennedy. Je crois que ça a commencé là-bas. Parce que dans le squat d’avant, le squat Becquerel aux Grésilles, il y avait pas mal de monde qui comprenait le français, je n’ai pas fait la traduction ou juste des petits trucs.

Et puis beaucoup de gens sont partis. Certains en ont eu marre de ne pas avoir de papiers et ils sont partis vers la Grande Bretagne, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne ; et d’autres ont eu leurs papiers et ils n’habitent plus ici. Certains sont à Dijon et ils reviennent parfois au squat.

Les gens qui sont arrivés depuis ça, pendant l’occupation du squat Kennedy puis de Marmuzots, beaucoup d’entre eux ne comprenaient pas la langue française. Du coup je me suis retrouvé dans une situation où je peux aider un peu. C’est normal, déjà ça me fait plaisir, et comme ça je les aide.

Comment as-tu acquis cette maîtrise du français ?

Moi je parle français parce que j’ai fait des études. Mais j’avoue qu’avant de venir en France je ne parlais pas beaucoup français. Je ne parlais qu’en arabe local. Cela veut dire que même dans la cours d’école, on parlait arabe. Vraiment, j’ai appris la langue française ici.

Au pays, tu ne trouves pas des gens pour parler en rigolant en français. Même à l’école, entre nous, on parlait arabe local et gorane, sauf avec les profs. Les profs ils arrivaient, ils donnaient leur cours en français, on répondait en français, on écrivait en français et après hop ils partaient. Moi j’ai étudié du CP à la première année de licence. Jamais c’est arrivé que je me retrouve avec des amis et qu’on ne parle qu’en français.

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Mais il y a d’autres situations dans le sud du Tchad. Les Sudistes, ils ont leur dialecte local mais sinon ils ne parlent qu’en français, même à la maison avec leurs enfants. Ils ne connaissent pas l’arabe local. Avec eux tu es obligé de parler français. Et aussi là-bas il y a l’école catholique. Si tu vas dans ce genre d’école tu vas apprendre la langue française, t’es obligé.

Tu traduis entre qui et qui ? Entre les habitants ou avec des gens de l’extérieur ?

Vers l’extérieur. Par exemple avec les gens du collectif Soutien Asile 21, avec les personnes de la Cimade, et avec les gens du Quartier des Lentillères aussi. Je traduis pour tout ça.

Est-ce que c’est compliqué parfois ?

Ce n’est pas toujours facile de savoir vraiment ce qu’il y a dans la tête des personnes. Mais souvent moi, avant de traduire, je dis : « Désolé, parfois la traduction ça vient pas exactement comme vous l’entendez, et surtout si vous n’avez pas compris quelque chose et si vous avez des questions n’hésitez pas à demander. » Du coup, ça se passe bien pour le moment.

Ça fait que tu es en contact avec beaucoup de gens, non ?

Ah moi je suis en contact avec presque tout le monde ici ! (Rires) Parfois les gens ont besoin de quelque chose ou un problème dans leur chambre, et là ils me demandent. Mais franchement là ça va, maintenant les gens se connaissent tous entre eux. On va prendre un exemple, cette semaine M. a eu un problème d’électricité dans sa chambre, et il a pris contact avec Z. qui connaît un petit peu l’électricité, et ils se sont compris sans traduction. Des fois, quand les gens commencent à se connaitre, il y a moins besoin de traduction.

À l’occasion des rencontres sur les CRA [4] tu as utilisé du matériel audio pour faire de l’interpretariat pour une dizaine de personnes en temps réel. On se demandait quelles situations étaient les plus agréables ou les plus compliquées, entre traduire dans un micro pour beaucoup de gens ou faire de la traduction entre 2 personnes ?

Entre 2 personnes, ça va. L’un parle, tu traduis, l’autre répond, tu traduis. C’est facile, même si ça peut prendre du temps. Mais c’est arrivé plusieurs fois qu’on se retrouve au squat pour faire des réunions avec tous les autres : les demandeurs d’asile, les collectifs de Fontaine-lès-Dijon, d’autres associations. Et là, c’est un peu la galère. Pourquoi ? Parce que normalement une personne parle, on attend la traduction. Mais certains oublient qu’il y a la traduction et ils parlent et parlent et parlent et après tu es obligé de faire juste le résumé. Tu es obligé de faire le résumé aux autres mais tu ne peux pas dire tout ce qui a été dit. Sinon ça nous prendrait 5 heures, 6 heures. Et déjà que là ça prend quasi 3 heures…

Donc dans ces cas-là, c’est galère. Mais c’est pas galère pour traduire, c’est galère parce que tu ne dis pas tout ce que tu entends. Juste t’es obligé de faire le résumé, pour que les autres comprennent l’essentiel et on y va !

La traduction simultanée, c’est le meilleur je crois. Et en plus il n’y a pas de galère, rien. Juste tu traduis dans le micro et les autres entendent. Je leur ai demandé et ils m’ont dit que c’était trop bien ! Il faudrait peut être juste plus de matériel.

Et toi au fait, tu habites ici au squat de Fontaine ?

Non, j’ai un autre endroit mais je viens souvent ici passer du temps, voir s’il y a besoin. Juste pour qu’ils sentent qu’on est toujours là, ensemble. J’ai vécu au squat et ce sont mes amis, mes frères, ma famille. Voilà, c’est un peu ça.

P.S.

[Pour finir, on s’adresse à quelques personnes qui écoutaient ou scrollaient, installées à droite à gauche autour de nous]

Du coup, là dans cette chambre vous parlez tous au moins 3 langues, mais en fait c’est beaucoup plus non ?

  • lui, il parle 4 langues et moi 5... 6 !
  • moi 6 ou 7 !
  • moi pareil 6.

Et toi tu parles combien de langues ?

  • 7 langues ! Arabe, goran, anglais, francais, nigérien, allemand, italien.

    Et toi ?
  • Moi, je ne parle pas ! (tout le monde se marre)
« On a pas rêvé de venir en France » - Interview au Chemin des Cailloux

« C’est la France qui a créé les problèmes chez nous, qui a soutenu les dictateurs, et c’est pour ça que nous on est venu en Europe, sinon on serait jamais venu. » Interview réalisée en septembre 2019.

24 septembre
« Si l’État proposait des logements, qui irait ouvrir des squats ? »

Récit de l’expulsion de personnes exilées de leur logement situé rue des Marmuzots. Entretien avec un demandeur d’asile tchadien, réalisé au Quartier Libre des Lentillères, qui héberge temporairement une partie des personnes expulsées.

10 septembre


Notes

[1À Dijon depuis 10 ans des bâtiments sont régulièrement réquisitionnés par des personnes exilées et expulsées par la préfecture. Ces précieux lieux de vie temporaires sont baptisés du nom de leur rue (Becquerel, Kennedy, Marmuzots) ou de leur fonction passée (la Boucherie, le Pôle emploi, la CPAM.)

[2À Dijon depuis 10 ans des bâtiments sont régulièrement réquisitionnés par des personnes exilées et expulsées par la préfecture. Ces précieux lieux de vie temporaires sont baptisés du nom de leur rue (Becquerel, Kennedy, Marmuzots) ou de leur fonction passée (la Boucherie, le Pôle emploi, la CPAM.)

[3Bénévoles et soutiens du squat de demandeurs d’asile Fontaine

[4En janvier 2024, le gouvernement à annoncé la construction d’un nouveau Centre de Rétention Administrative à Dijon d’ici 2026. Une assemblée anticra s’est constituée depuis février dernier.

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