Après la Saône-et-Loire, c’est donc à la Côte-d’or d’être la scène de la polémique du loup. Tristement, le même scénario semble devoir se répéter, à quelques détails près. Attaques de troupeaux ovins, traitement médiatique nauséabond, colère des agriculteurs, recherche des responsables, positionnement des élus locaux,… Puis, finalement, dérogation autorisant l’abattage du loup « suspecté » d’actes de barbarie.
Au milieu du tintamarre, on peine à entendre des voix plus diplomatiques. De sorte qu’on pourrait craindre que les positions ne restent éternellement figées. Comment y voir plus clair ? Et pourquoi ce sujet est-il éminemment politique ?
L’article qui suit se décline en trois parties afin de permettre différents niveaux de lecture. Tout d’abord un éclairage sur les faits concernant l’apparition probable d’un loup à Francheville (21). Ensuite quelques remarques succintes sur l’état actuel du champ de bataille du rapport aux vivants. Enfin, un retour sur la question spécifique de la cohabitation avec les loups dans une perspective à la fois concrète et philosophique.
Un loup à Francheville ?!
Retour sur les faits
La semaine dernière, un éleveur de brebis de Francheville a subi deux attaques caractéristiques sur son troupeau, comptabilisant une dizaine d’animaux tués. Un loup aurait par ailleurs été photographié par une chasseuse aux abords de la commune à la mi-janvier.
Des faits similaires avaient été signalés, pour la première fois en Côte-d’or, à l’ouest du département et près de Mirebeau-sur-Bèze, au cours du mois de décembre.
Comme on le signalait plus haut, une confrontation avec le loup a défrayé la chronique entre l’été et l’autonome 2020 en Saône-et-Loire. Différentes attaques de troupeau avaient eu lieu, les éleveurs étaient montés au créneau, employant le même mode opératoire qu’à Dijon vendredi : dépôt de cadavres devant la préfecture. Ils avaient obtenu des autorisations de tirs de défense simple (droit de tuer l’animal à proximité du troupeau) puis une autorisation de prélèvement (droit de traquer et d’abattre l’animal).
Une association de protection des animaux dijonnaise, Combactive, avait tenté un recours contre les arrêtés préfectoraux, lequel a été débouté par le Tribunal administratif en octobre. Quelques jours plus tard, le loup était abattu. L’association se plaint de n’être pas entendue par les services de l’État et d’être ainsi contrainte de déclencher ce genre de procédures pour faire entendre une voix dissonante.
Traitement médiatique
La presse locale a, elle, une fâcheuse tendance à contribuer à alimenter des passions déjà exacerbées par l’apparition de l’animal mythique. Classée dans la rubrique « faits divers » du Bien public, les différentes recensions des événements semblent surjouer la dramatisation. Ainsi cet entrefilet en date du 28 janvier :
Francheville : six agnelles mortes, le loup suspect numéro un
Une nouvelle attaque d’ovins a eu lieu dans la nuit de mardi à mercredi. Cette fois, c’est un troupeau d’agnelles qui en a été victime, à Francheville. Une enquête est actuellement menée par l’Office français de la biodiversité, mais une attaque de loup n’est pas écartée. L’éleveur, lui, est dévasté.
Impossible d’y voir clair dans cette situation.
Avant d’avancer quelques données plus sereines sur le rapport entre la présence des loups et celle des humains, et pour donner le change une première fois à la criminalisation du loup, on peut commencer par signaler quelques éléments de contexte.
Tensions écologiques et politiques
Deux poids, deux mesures : tolérance pour la FNSEA, répression des militant·es
Depuis quelques années, la société française est traversée par des tensions de plus en plus marquées autour des problématiques d’élevages industriels, de maltraitance animale, et de consommation de viande. Des interventions militantes se font de plus en plus visibles, en particulier contre les abattoirs. En réponse à ces prises de parti concrètes, les sphères gouvernantes — ainsi que le révélait le 28 janvier le site d’information Reporterre.net — mûrissent divers projets pour accentuer la répression des actions écologistes et antispécistes.
Les députés ont voté en commission un rapport issu d’une mission d’information parlementaire sur « l’entrave aux activités légales ». En creux, certains députés veulent « renforcer l’arsenal pénal » contre « les militants antiglyphosate, véganes ou antichasse ». Ils proposent la création de nouveaux délits pour lutter plus efficacement contre la diffusion d’images sur les réseaux sociaux et pour limiter l’intrusion dans les abattoirs ou les fermes usines.("Le rapport parlementaire qui veut mettre les militants écologistes en prison", Reporterre, 28 janvier 2021)
Comme le rappelle l’article, une section spéciale de la gendarmerie avait déjà été créé en août 2019 à l’initiative de la FNSEA. La « cellule Demeter » a pour but de lutter contre toutes les nuisances d’origine humaine à l’encontre des exploitations agricoles industrielles.
Un arsenal répressif qui peut surprendre quand on le met en parallèle avec les modes d’action de la FNSEA tels qu’on a pu en voir l’illustration vendredi dernier à Dijon. Entraver la circulation avec des tracteurs, crâmer des ballots de paille devant la DREAL, déverser du fumier devant la Draaf, déposer un mouton mort contre la porte de la préfecture : autant d’actions coup de poing ritualisées et négociées avec la police.
Faire un peu d’histoire
Depuis un an, le coronavirus rebat les cartes de notre rapport au vivant. Le Danemark a décidé d’ordonner l’abattage de dizaines de millions de visons élevés pour leur fourrure, parce qu’une mutation du virus transmissible à l’homme avait été détectée.
Il convient donc de se situer dans une perspective critique avant de considérer les « dégâts » occasionnés par les loups sur des élevages qui sont destinés à la consommation humaine. « Le » loup est trop spontanément considéré comme un animal sanguinaire, massacrant à outrance pour ne se nourrir que d’une faible partie de ses victimes. Cette caricature, qui fait évidemment fi de toute tentative de compréhension du comportement animal, cache mal le fait que, non content de penser pouvoir nous arroger l’administration de la terre et de ses habitant·es, nous l’avons fait d’une façon catastrophique. En réalité sa présence comme les conséquences qu’elle a sur les activités humaines sont le fruit d’une histoire dont nous sommes les principaux acteurs. Pour comprendre finement la situation, il faudrait pouvoir faire un détour par l’histoire de la présence des loups, ainsi que par l’histoire de l’élevage et des sélections qui en déterminent les formes actuelles. Le loup et le pastoralisme n’existent pas comme des entités immuables. Ce qui existe, c’est un entremêlement d’écologie complexe, de contraintes économiques et d’interventions institutionnelles. Cet entremêlement est éminemment politique, il engage notre manière de vivre et d’habiter cette planète.
Cohabiter avec les loups ?
Revenons-en au loup de Francheville à présent et à ce qu’il suscite comme problèmes concrets.
La problématique centrale qui accompagne la présence du loup est au moins aussi vieille que la réapparition du loup en France en 1992, et c’est la suivante : la cohabitation entre le loup et le pastoralisme est-elle possible ?
La Confédération paysanne, pourtant réputé être le syndicat accompagnant les pratiques agricoles les plus douces, répond sans ambigüité par la négative [1]. N’y a-t-il alors que les écolos hors-sol, animés par leur fantasme d’une nature sauvage, qui soient susceptibles de défendre le loup ?
Le débat est complexe et passionnant. On se rend compte assez rapidement qu’il engage notre conception de la société toute entière ainsi que notre perception des rapports avec les autres vivants. On se bornera ici à signaler quelques données et quelques questions qui permettront peut-être de mieux appréhender le phénomène.
Présence des loups en France et en BFC
En France, le loup est une espèce protégée par la signature de la convention de Berne (1979). L’OFB avance le chiffre moyen de 580 individus sur le sol français dans sa dernière étude en date de l’année 2020. La quasi-totalité des meutes constituées résident dans les Alpes. Les autres signalements de loup sont dus à ce que les éthologues nomment la dispersion : le loup est une espèce exploratrice et dispersive qui peut parcourir de grandes distances. Une attaque de loup en Côte-d’or ne signifie pas qu’une meute soit susceptible de s’installer. La structure du milieu aux abords de Francheville rendrait d’ailleurs une telle installation hautement improbable puisque la zone reste marquée par une agriculture intensive et des forêts très fragmentées.
En Bourgogne Franche-Comté, il n’existe qu’une seule meute fixée, la meute de Marchairuz, dont le territoire se situe à cheval entre le Doubs, le Jura et la Suisse. L’OFB n’y a déclaré une ZPP (zone de présence permanente) qu’en 2020 après 2 saisons d’observation consécutives.
Si l’enquête biologique sur le loup de Francheville aboutie, on pourrait ainsi en apprendre plus sur sa provenance (est-il un émissaire ou un dispersé de la meute jurassienne ?) et mieux comprendre ce qui se passe.
Lors de son dernier rapport, l’OFB évoque une stabilisation du nombre de loups en France, soit une « dégradation de la dynamique de la population » liée à une « baisse de la survie ». Reste à savoir si cette stagnation est le fait de la multiplication des tirs de prélèvement ?
La réglementation internationale préconise l’accompagnement d’une croissance positive de la population des loups.
Comme on le voit, le retour du loup est loin d’être simplement un phénomène naturel. Il est environné d’un cortège de mesures juridiques et scientifiques. Dans ce contexte, qu’en est-il l’accompagnement des éleveurs ?
Polémique autour de l’accompagnement des éleveurs
Bien que des études précises semblent être en cours de réalisation pour parvenir à mieux connaître le comportement des loups — en particulier leurs pratiques de prédation [2] et leurs interactions avec les élevages — afin de favoriser la cohabitation, les organisations agricoles ainsi que les militant·es préoccupé·es par la présence du loup dénoncent régulièrement le manque de moyen attribués par l’État. D’un côté on réclame plus d’aides pour la protection et plus d’autorisation de tirs létaux (voire un retrait du loup de la liste des espèces protégées), de l’autre on exige des suivis plus conséquents de la présence des loups afin de mieux préparer leurs interactions avec l’élevage.
Jusqu’ici, des aides peuvent être accordées aux éleveurs afin de mettre en place des mesures de protection (clôture, chiens, gardiennage…) mais elles sont conditionnées au « statut de présence de l’espèce sur la zone concernée », ce qui occasionne des mécontentements.
Lorsque les mesures de protection (clôtures, chiens, gardiennage) et d’effarouchement (sources lumineuses, sonores ou tirs non létaux) [3] sont décrétées insuffisantes, la préfecture peut entrer en jeu pour autoriser différents niveaux de tirs létaux.
Au premier abord, Éloy Mony, l’éleveur de Francheville, semble avoir effectivement mis en place des formes de protection de son élevage. Il serait intéressant d’en savoir davantage à ce sujet : comment a-t-il été accompagné ? Depuis combien de temps ces mesures sont-elles en place ?
Implications associatives et appuis scientifiques
Différentes associations soucieuses d’écologie autant que de pastoralisme, accompagnent les bergers dans leur travail [4], parfois bénévolement, afin de participer à la protection des troupeaux. L’implication de personnes qui ne sont pas nécessairement des professionnels du secteur inspirent la possibilité que des formes d’alliance se trouvent qui permettent d’inventer de nouvelles cohabitations. Renforçant ce type d’initiatives, des recherches sont menées pour parvenir à influencer le comportement des loups (certains disent « parler dans leur code » [5]) afin de dissuader les loups de s’approcher des troupeaux sans recourir à l’abattage. Par exemple, des ethologistes ont proposé d’utiliser des barrières biologiques à base d’odeurs de synthèse afin de simuler la présence dissuasive d’une meute puissante.
« Le loup, on n’en veut pas »
L’apparition du loup questionne l’économie agricole. Elle questionne la structure des élevages et du pastoralisme car les bêtes sont d’autant plus vulnérables que nous les avons domestiqué pour notre propre prédation. Elle questionne notre conception même du rapport entre les humain·es et leur milieu de vie terrestre. Comme le défend Baptiste Morizot, un philosophe de l’écologie, avec sa figure des « diplomates », ce qu’il s’agit de défendre ce n’est pas l’intérêt de l’un ou l’autre camp (loups ou éleveurs), ce qu’il faut défendre c’est l’intérêt de la relation.
D’un point de vue philosophique, défendre une cohabitation avec les loups, c’est être mû par le désir d’apprendre à partager la terre et faire rupture avec cette « métaphysique de l’intendance » qui consiste à croire que la terre est destinée à être administrée par les humain·es. Du point de vue de l’écologie scientifique, défendre la cohabitation repose sur le constat que la vie est essentiellement un entre-tissage des vivants. Nous ne sommes vivants que parce que d’autres vivants nous permettent de l’être. D’un point de vue politique enfin, défendre la cohabitation, c’est s’engager dans le champ de bataille du devenir de nos territoires et de l’agriculture qui les façonne.
Quoi de plus triste alors qu’un agriculteur qui ose dire « le loup, on n’en veut pas », ? Quoi de plus triste qu’une organisation paysanne qui décrète une cohabitation avec un animal aussi fascinant que le loup « impossible » ?
Espérons que l’avenir nous apportera des exemples de cohabitation réussie avec la gente lupine !
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