Gilets jaunes : discussion entre la Grèce et la France



Nous publions ici une discussion ayant eu lieu en langues française et anglaise (traduction par nous) entre deux camarades (Alain de Carbure Blog en France, et Nick d’Alerta Communista en Grèce).


Nous publions ici une discussion ayant eu lieu en langues française et anglaise (traduction par nous) entre deux camarades (Alain de Carbure Blog en France, et Nick d’Alerta Communista en Grèce).


Nick (Grèce
) – Comment peut-on dire que les gilets jaunes « ont cessé d’être le mouvement de la France blanche » [cf. Carbure Blog, « 1er décembre 2018 : porter plus loin le désordre »] quand les drapeaux nationaux, les croix celtiques, les drapeaux monarchistes, les drapeaux bretons, etc. étaient visibles partout, même sur les barricades ? Oui, il y a eu des cas où des nationalistes ont été attaqués, mais dans certains cas, et depuis 3 semaines maintenant, ils sont présents. Pourquoi tant de tels manifestants (est-ce la majorité ?) si nous ne sommes pas d’accord avec eux, et pourquoi une telle tolérance ? Tous ces signifiants ne sont-ils que des signifiants vides ? N’indiquent-t-ils pas une situation sombre de ce qui se passera si l’appareil d’État s’effondre, alors qu’actuellement nous vivons toujours au sein d’un rapport de classes ?

N’est-ce pas révélateur de voir que le mouvement des gilets jaunes a inspiré, dans d’autres pays (Pays-Bas et Allemagne), une adhésion purement réactionnaire et anti-immigrants ? Les protestations actuelles en France peuvent-elles nous permettre de sortir du tunnel ou nous plongent-elles dans l’obscurité ? Ici, en Grèce, dans le mouvement des indignados [en 2011, précisions et analyses ici, sur Sic], le nationalisme dominait, et il a été suppléé par une série d’événements menant directement aux manifestations anti-macédoniennes, aujourd’hui revenues au coin de la rue (la semaine dernière, des lycéens du nord de la Grèce ont fermé leurs écoles principalement contre la Macédoine et l’Albanie). A l’approche de la promulgation officielle de l’accord Prespa les choses vont s’intensifier [les nationalistes grecs, revendiquant une partie du patrimoine macédonien, refusent que la Macédoine s’appelle République de Macédoine, car majoritairement slave, et l’accord Prespa modifierait la dénomination du pays en République de Macédoine du Nord] .

Alain (France)
– Tu as raison de poser toutes ces questions. Il est certain que ce mouvement a une composante d’extrême-droite très forte depuis ses débuts. Il est aussi probable que sa traduction politique soit la venue au pouvoir d’une coalition populiste quelconque, si ce n’est directement le RN. On ne peut ignorer cela, ainsi que la tentative qu’il comporte de se structurer en « peuple », y compris contre les partis classiques et toutes les médiations, et que le « peuple » ne puisse rien signifier d’autre que la France blanche et une alliance de classe entre une partie du prolétariat et la petite-bourgeoisie. Nous disons cela depuis le début du mouvement, contre à peu près toute la gauche qui voit la possibilité d’une « convergence sociale » dans ce mouvement, et considère que le racisme qu’il porte est simplement une affaire de mauvaise éducation des classes populaires, sans prendre en compte son contenu politique, que tu soulignes très justement pour le cas de la Grèce, ainsi que plus généralement en Europe.

Simplement, tout va très vite, et depuis quelques jours on peut constater que le mouvement a pris une tonalité différente, qui a explosé le 1er décembre. Je pense que sur les barrages et dans les manifestations, la composante prolétarienne de ce mouvement a petit à petit pris le dessus sur les autres. Ce mouvement, qui au départ est celui d’une petite classe moyenne craignant le déclassement, qui mettait en avant les situations les plus difficiles pour améliorer la sienne propre, s’est trouvé pris à son propre jeu, et a réussi à rassembler les franges les moins stables du prolétariat. Il s’agit de composantes prolétaires issues de la restructuration et de la crise, et qui existent hors des syndicats et des instances de représentation traditionnelles. Il est caractéristique que la revendication autour du retour de l’ISF et de la hausse du SMIC se trouve désormais côte à côte avec la critique des taxes. On est sortis d’un mouvement sur le « harcèlement fiscal ». Par ailleurs, si au début du mouvement des agressions racistes à tendance nationaliste ont été rapportées, ça n’est plus le cas (pour le moment) depuis la semaine dernière. Hier, un journaliste de télévision connu pour ses positions libérales [Eric Brunet, journaliste RMC] et qui le soutenait depuis le début déclarait que le mouvement avait « perdu son âme ».

Mais, plus important, ces revendications restent diffuses, et le mouvement ne peut mettre en place aucune structure politique pour les porter devant le pouvoir. Les quelques porte-paroles qui proposaient une sortie de crise ont reçu des menaces de mort et se sont rétractés. Le pouvoir, qui ne « dialoguait » déjà pas beaucoup, ne trouve plus personne avec qui dialoguer. Plus, le mouvement même qui exige des « réponses » ne demande rien, et refuse tout dialogue. Ce qui s’est passé samedi, et que je résume un peu rapidement au fait que des racisés et des prolétaires blancs se sont trouvés côté à côte pour « tout casser », résume une situation anomique, une situation de débordement produite et désirée par ce mouvement tel qu’il est devenu, et qui abolit au moins momentanément les barrières entre les sujets. « On ne peut pas se faire entendre sans violence » disent-ils, mais la « violence » semble être devenue le but principal, dès lors qu’on ne revendique plus rien.

Le 1er décembre, ce mouvement a échappé à ceux qui l’avaient initié, et ceux qui devaient en être de simples figurants sont arrivés sur le devant de la scène. Si je dis que le mouvement dans cette phase traduit le « mouvement réel », c’est que tel qu’il existe désormais il porte les contradictions de la classe qui l’anime, et se trouve dans cette situation où explose l’impossibilité de toute amélioration de nos existences dans le capital, et la prise de conscience du caractère insupportable de cette situation. Cette impossibilité, qui fait que ce que nous sommes socialement, et qui nous définit entièrement, est précisément ce qui nous empêche d’exister, c’est cela que nous avons toujours qualifié de situation révolutionnaire, et je crois que quelque chose de cet ordre s’est manifesté le 1er décembre. Ce constat n’est en rien une prédiction.

Nick (Grèce)
– Le 12 février 2012 a été le point culminant du mouvement anti-austérité en Grèce. A Athènes, il s’agissait de la plus grande manifestation en Grèce après le changement de régime [fin du régime des colonels (1967-1974), dictature d’extrême-droite], uniquement égalée en nombre de manifestants par la manifestation anti-macédonienne de Thessalonique en 1992 (on ignore laquelle des deux avait le plus de manifestants, le nombre estimé est très proche). Le 12 février 2012, j’ai vu des anarchistes avec des drapeaux noirs et rouges mélangés à des nationalistes avec des drapeaux grecs, combattant les flics ensemble côte à côte dans les mêmes rues. Lors des moments « calmes » entre chaque attaque de la police anti-émeute, j’ai entendu des nationalistes avec des drapeaux grecs parler de la nécessité de former des milices populaires pour défendre les manifestants contre les flics (mais comme aucune émeute n’a eu lieu après ce jour, ces milices nationalistes n’ont heureusement jamais été formées).

Pendant toute la période 2010-2012, presque aucun immigrant n’a participé aux grandes manifestations contre l’austérité. Les immigrés étaient préoccupés par leur défense contre Aube Dorée [Parti grec néofasciste] et les flics. Incontestablement, les couteliers d’Aube Dorée qui attaquaient les immigrés n’étaient pas des gens avec des propriétés et un bon statut social, mais principalement des gens « n’ayant rien à perdre », des prolétaires, défendant leurs intérêts sur le marché du travail en période de chômage accru (ou, du moins, c’est ce qu’ils pensaient faire). Les Indignados ne se sont jamais souciés des immigrés, c’était un mouvement de citoyens grecs exigeant de l’Etat grec qu’il les protège de la tourmente du marché mondial et de la crise internationale. Les émeutes d’Athènes de cette période n’ont jamais été initiées par les Indignados de la place Syntagma, qui n’étaient qu’une partie du mouvement anti-austérité (de nombreuses assemblées carrées locales avaient un caractère très différent de la place Syntagma).

Les grandes émeutes d’Athènes étaient directement liées aux protestations de la classe ouvrière, aux grèves générales de l’époque. Je vis dans un quartier où vivent de nombreux immigrants, principalement d’Albanie, du Pakistan et du Bangladesh. Sur la place de l’assemblée locale, aucun immigré du Pakistan et du Bangladesh n’a participé, même presque aucun Albanais (les Albanais, présents dans le pays depuis le début des années 90, ayant des enfants nés et élevés ici, sont beaucoup plus intégrés dans la société grecque et dans l’Etat grec que les deux autres nationalités). Dans l’assemblée locale, il n’y avait pas de fascistes : le quartier est généralement dominé par des partis et organisations politiques de gauche. Alors, pourquoi l’absence d’immigrants ? Parce que le contenu politique n’avait rien à voir avec eux.

Le contenu de l’assemblée était politisé, c’est-à-dire étatisé, il concernait la politique de l’Etat grec : sortie de l’UE, annulation de la dette de la Grèce, pas de privatisation des services publics (la majorité des immigrés, n’étant pas citoyens, étaient de facto exclus), pas de vente de biens nationaux grecs et d’entreprises nationales aux Etats étrangers ou investisseurs étrangers privés… Contrairement à décembre 2008, aucun immigrant n’a participé aux émeutes de 2010-2012. Les seuls immigrants que l’on ait jamais trouvés parmi les Indignados de la place Syntagma et les émeutes de 2010-2012 ont été quelques petits vendeurs ambulants immigrés essayant de gagner leur vie en vendant des drapeaux grecs, des bouteilles d’eau, des sandwiches, des masques de ski et des lunettes de bain aux manifestants.

Ce que j’essaie de dire, c’est que la nationalisation d’une lutte n’est pas seulement le résultat de la participation de la droite. L’émeute du 12 février 2012 n’a pas soulevé de revendication précise, mais son contenu (ou son caractère) était de facto national, étant donné le processus ayant eu lieu lors des deux années précédentes : il était l’aboutissement de ces processus sociaux [par processus sociaux, il faut entendre les luttes et émeutes face à la crise de la dette publique grecque, de 2010 – début du soutien du FMI et des pays de l’UE à l’économie grecque – à 2012, quand les rachats de la dette grecque commencent à rapporter à la BCE]. Le résultat de ces processus a été la culture du nationalisme même dans les milieux politiques « radicaux », chez les anarchistes par exemple (ici, nous même sommes considérés comme anarchistes, car anti-étatiques et opposés aux médiations de type parti, syndicat, etc). Les collectifs / organisations anarchistes ont commencé (bien sûr pas tous, mais beaucoup) à embrasser une rhétorique anti-impérialiste de type léniniste, et certains ont même publié des « programmes » pour l’État grec libre et son économie après la révolution.

En regardant les événements hors de France, je suppose que les idées qui arrivent ici sont dominantes, et que ces idées expriment un certain équilibre du rapport de classe. Si ces idées sont bien les idées dominantes, alors je ne peux que conclure que l’équilibre du rapport de force qu’elles expriment n’est pas en faveur d’une révolution, mais plutôt en faveur de quelque chose qu’on pourrait qualifier de « progressiste ». Si ces idées sont effectivement dominantes, exprimant un certain équilibre du rapport de classe, alors le populisme et le nationalisme ont déjà gagné, comme ici, ou comme en Espagne, en Italie, en Ukraine, en Grande-Bretagne, aux USA. Je ne peux qu’espérer que les informations et les idées qui arrivent ici sur l’ensemble des » gilets jaunes » sont déformées, de sorte qu’il y ait encore de l’espoir dans la période actuelle. Et mon plus grand espoir, c’est que les habitants des banlieues [ndlr, en français dans le texte, signifie les banlieues pauvres] reprennent les émeutes.


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