Ceci est la version longue d’une tribune originellement publiée dans Libération le 15 janvier 2020.
Depuis une certaine attention aux enjeux écologiques, sociaux et démocratiques, nous sommes impliqués dans la préservation et la construction des (biens) communs, et en cela solidaires de la lutte du Quartier Libre des Lentillères. Nous nous réjouissons en ce sens de la décision municipale d’abandonner la phase 2 du projet d’éco-quartier qui menaçait d’urbaniser les dernières grandes parcelles de terres nourricières à l’intérieur de la ville de Dijon.
Mais nous saluons surtout la ténacité et l’inventivité des militant·es et habitant·es impliqué·es dans cette lutte pour avoir, depuis dix ans, pris soin de ces 9 ha délaissés à leur arrivée. Elles et ils se sont attaché·es à les remettre en culture tout en y préservant la diversité de la flore et de la faune, y compris en prenant soin de maintenir certains espaces non jardinés. Elles et ils y ont aussi fait revivre un quartier en auto-gestion, solidaire des mouvements sociaux émancipateurs et des exilé·es, ouvert sur le reste de la ville et bien au-delà. Nous saluons les engagements qui ont permis que s’y développent de multiples initiatives, maraîchères, festives, culturelles, des liens tenaces et la réappropriation de savoirs et de savoir-faire....Nous aimons la détermination bâtisseuse qui a permis la restauration des bâtis anciens, l’expérimentation d’auto-constructions de terre et de paille ou encore l’apparition d’un amphithéâtre ou d’un bateau pirate. 10 ans d’un certains bouillonnement joyeux en ont fait un lieu de maraîchage, de vie mais aussi de flâneries fantasques fort apprécié de bien des dijonnais·es.
Cette première victoire offerte par l’occupation sans droit ni titre du quartier n’est pas seulement la victoire pour la préservation d’un « espace vert ». C’est la victoire d’une certaine idée de la ville et de la façon de l’habiter. C’est la victoire d’une certaine vision de l’écologie politique, non inféodée aux impératifs de l’industrialisation et de la métropolisation. Comme cela a déjà été le cas l’an dernier avec l’abandon du projet d’aéroport sur le bocage de Notre-Dame-des-Landes, c’est la victoire d’une alliance vertueuse entre lutte acharnée et expérimentation concrète.
Nous laissons à M. Rebsmanen, maire de Dijon, le soin d’écrire sa propre version de l’histoire, en affirmant « Je n’avais rien dit car je ne voulais pas faire plaisir aux anars, mais je l’avais prévu depuis le début ». L’histoire sociale nous a appris qu’il n’est pas d’acquis sur le plan démocratique, social ou écologique sans mobilisations collectives. Ici comme dans de nombreux autres endroits, les populations doivent lutter contre la surdité des élites, les caprices de certains élus et les processus d’invisibilisation de celles et ceux qui font véritablement vivre un territoire.
Sortir des pensées verticales, défendre l’art d’habiter des lieux
Alors que la municipalité avait décidé de ne rien changer dans la révision du « Plan Local d’Urbanisme Intercommunal Habitat et Déplacements » (PLUI-HD) concernant la phase 2 de l’éco-cité « jardin des maraîchers » - notons au passage, le processus marketing pervers qui consiste à se servir des attributs positifs d’un passé que l’on a contribué à faire disparaître - et qu’elle répondait par la négative aux demandes d’abandon exprimées lors de l’enquête publique, le Maire de Dijon est revenu in-extremis sur cette position. Il a ainsi validé dans une déclaration à la presse une partie de ce que demandait depuis 10 ans le collectif des Lentillères. Cette volte-face nous invite à exercer notre esprit critique et à rester dubitatif vis-à-vis des arguments, économiques et juridiques notamment, mobilisés pour justifier une possible expulsion des habitant·es du quartier dans les mois à venir. Nous déplorons en effet qu’en même temps qu’il reconnaît la justesse de leur combat, donnant raison à 10 ans de combat et d’enracinement, le maire de Dijon affirme qu’il pourrait dorénavant évacuer par la force les militant·es et les habitant·es qui ont fait renaître et vivre ce quartier.
Refuser de reconnaître que la chose publique peut aussi se construire en dehors des cases trop étroites des politiques publiques et de leur encadrement réglementaire, c’est oublier que la vitalité et la résilience de la démocratie ne se réduit pas à la sphère de la représentation ni même à celle de la participation encadrée. L’existence du Quartier est une singularité précieuse qui attire de nombreu·ses sympathisant·es, curieu·ses, qui répond à de multiples aspirations locales et inspire des regards venus d’ailleurs.
Le Quartier libre des Lentillères doit continuer d’exister car il est l’antithèse de grands projets inutiles et imposés, à l’image de la nouvelle stratégie agro-alimentaire de Dijon Métropole baptisée « Système alimentaire durable de 2030 ». Imaginée pour répondre à l’Appel à manifestation d’intérêt « Territoires d’Innovation - Grande Ambition » (TIGA) lancé par l’État. La métropole y voit en toute modestie « un projet original qui la place parmi les références françaises en matière d’agroécologie ». En fait de référence agroécologique, ce projet est surtout l’occasion pour plusieurs poids-lourds de l’agro-alimentaire qui en sont partenaires, de construire une nouvelle filière économique particulièrement lucrative. Dijon Céréale, Seb, Orange,… mais aussi des réseaux comme le Food Use Tech ou Vitagora pourront ainsi continuer à entretenir leur position dominante en toute tranquillité au prétexte d’assurer une soi-disante « autonomie alimentaire » aux habitant·es. Mais nous n’avons aucunement besoin d’un TIGA et de ses acteurs dominants pour reprendre le contrôle de notre alimentation, pour prendre soin de la terre, pour accompagner le retour des paysans et partager nos ressources. Comme de nombreuses autres alternatives territoriales, le Quartier libre des Lentillères démontre qu’il est possible de s’inscrire hors d’une verticalité vertigineuse du pouvoir pour privilégier la gestion collective des biens communs, que sont en premier lieu les sols nourriciers et la biodiversité. Il offre la possibilité de concevoir de nouvelles formes d’interaction avec le vivant, y compris à partir de l’espace urbain.
Contre les menaces de« normalisation », soutenir les expérimentations collectives
Que le maire s’efforce de détruire demain 10 années de constructions collectives sur le quartier des Lentillères sous les auspices de la république comme le gouvernement a cherché l’an dernier à se venger de son renoncement sur la ZAD de Notre-dame-des-Landes ne serait pas seulement une nouvelle démonstration de la violence d’État. Ce serait déclarer de nouveau la guerre à tout un mouvement émergeant et hétérogène, puissant et créatif, qui a décidé de reprendre la main face à l’impuissance politique et au diktat économique. Vouloir « normaliser la zone », et tenter de faire rentrer dans un zonage unique ce quartier où se mêlent des expériences maraîchères, écologiques, d’échanges non marchands, d’auto-gestion et de solidarité, reviendrait à se priver de savoirs et savoir-faire riches au moment même où la crise climatique, écologique et sociale nous invite à changer radicalement de modèle et à explorer de nouvelles voies.
Nous demandons en conséquence que l’avenir du Quartier libre Lentillères soit confié aux habitant·es et militant·es qui l’ont construit. Nous appelons les responsables politiques à faire preuve de courage, d’imagination juridique et d’ouverture aux attentes de leurs administré·es en reconnaissant aux habitant·es le droit d’habiter les lieux où ils et elles vivent et qu’ils et elles font vivre. Nous leur demandons de se mettre au diapason des règles d’usages imbriqués que ceux-ci parviennent à élaborer au quotidien. Nous affirmons notre solidarité active pour ce nouveau grand chantier de réflexion collective qui s’ouvre sur l’avenir du Quartier libre des Lentillères.
Les signataires de cette tribune
Yannick Sencébé, sociologue, Dijon
François Jarrige, Historien, Université de Bourgogne, Dijon
Léo Coutellec, Philosophe des sciences, Paris
Antoine Lagneau, enseignant vacataire
Alice Le Roy
Adrien Normand, Chimiste Université de Bourgogne-CNRS, Dijon
Jean-Louis Tornatore, Anthropologue, Université de Bourgogne, Dijon
Sarah Vanuxem, juriste, Université de Nice, Nice
Josep Rafanell i Orra, philosophe et psychothérapeute, Paris
Isabelle Stengers, philosophe, Bruxelles
Serge Gutwirth, juriste, Belgique
Barbara Glowczewski, anthropologue, CNRS
Johan Badour , édition Divergences
Marie Menant, architecte et doctorante, Belgique
Serge Quadruppani, écrivain, traducteur
Jérôme Baschet, historien
Rémy Toulouse, édition La découverte
Jean Rochard, producteur de musique
Nicolas Flesch, auteur-acteur.
Chloé Kazemzadegan, travailleuse du spectacle
Pascal Bernier comédien
Yves Pagès, écrivain & éditeur (Verticales)
Simon Le Roulley, sociologue
Sophie Gosselin, philosophe, revue Terrestres
David gé Bartoli, philosophe
Fabrice Flipo, philosophe, Paris
Alessandro Pignocchi, auteur de bande dessinée
Philippe Descola, anthropologue
Alain Damasio, romancier
Fanny Ehl, doctorante designer
Sylvaine Bulle, sociologue
Elsa Brès, artiste
Mathilde Girard, psychanalyste philosophe, Paris
Laura Mehtali , doctorante en géographie, Nantes
Christophe Laurens, architecte
Anne de Galzain, réalisatrice, 02 Château-Thierry
Gilles Clément, paysagiste, Paris
Patrick Bouchain, architecte, Paris
Jean-Philippe Pierron, philosophe, Dijon
Nastassja Martin, anthropologue
Bruno Latour, sociologue
Christine Thépénier, orga Bobines Rebelles dans les Alpes, 05110 Esparron
Dominique Bourg, philosophe, Lausanne
Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste, Paris
Vincent Bourdeau, Enseignant-Chercheur en philosophie, Université de Besançon, Besançon
Caroline Darroux, ethnologue, MPOB, Anost
Noël Barbe, anthropologue , IIAC
Flavie Ailhaud, ethnologue
Noé le Blanc, enseignant
Stéphane Gacon, Historien, Université de Bourgogne, Dijon
Christophe Bonneuil, historien, Cnrs
Nathalie Quintane, autrice
Corinne Morel Darleux, autrice
Jeanne Susin, musicienne
Alessandro Stella historien (CNRS-EHESS)
François Thoreau, sociologue, université de Liège
Francesco Pastacaldi, musicien
Luisa Homem, cinéaste
Aki Kaurismäki, cinéaste, Finland
Félix Rehm, cinéaste et monteur, Paris
François Olislaeger, auteur de BD
Amandine Guilbert et Rémi Eliçabe, les éditions des mondes à faire
Guillaume Faburel, Géographe, Lyon
Vincent Balland, doctorant en histoire, Dijon
Hélène Tordjman, économiste, Paris
Fabian Lévêque, doctorant en études urbaines, Lyon 2
Sonja Kellenberger, Sociologue, Dijon
Pierre Bitoun, sociologue, co-auteur du livre « Le sacrifice des paysans »
Fanny Chrétien, Enseignante chercheure en Sciences de l’éducation et de la formation, Dijon
Thomas Bouchet, Historien, université de Lausanne
Lucie Dupré, anthropologue, INRA
Aurélie Dumain, sociologue, CMW, Lyon.
Cécile Gazo, doctorante en sociologie, Toulouse
Damien Marage, géographe, Dijon
Jeremy Sauvineau, doctorant en sociologie, Dijon
Béatrice Dégrange, chargée d’ingénierie de formation, AgroSup Dijon
Claire Masson, sciences de l’éducation, Dijon
Alexis Zimmer, historien, CNRS-EHESS
Jean Baptiste Vidalou, auteur
Maële Giard, géographe, Lyon
Mathilde Girault, études urbaines, Monts du Lyonnais
Elie Rivière, ingénieur et éco-habitant, Monts du Lyonnais
Mathilde Grandjean, doctorante en droit public, Dijon
Dominique Guidoni-Stoltz, Enseignante chercheure en Sciences de l’éducation et de la formation, Dijon
Kaduna-Eve Demailly, géographe (MCF), Paris
Jérôme Boissonade, maitre de conférences (sociologie)enseignements, université du littoral côte d’opale (ulco)
Élisabeth Peyroux, géographe chargée de recherche (cr1)
Flaminia Paddeu, géographe, Paris 13
Tibo Labat, Artiste-architecte, Nantes
Chloé Merlin, docteur en Écologie Microbienne
Romain Ozanne
Pierre Carniaux, réalisateur, Paris
Olivier Cheval, critique, cinéaste
Lorraine Druon, artiste
Peggy Cenac, Mathématicienne, Université de Bourgogne, Dijon
Gaëlle Boucand, cinéaste
Lucie Lerbet, doctorante, Lyon
Viviana Méndez Moya, artiste plasticienne
Mario Brenta, cinéaste/enseignant Université de Padoue
Raphaël Nieuwjaer, critique de cinéma
Gerard Watkins auteur acteur metteur en scène
Jonas Cervantes, diplômé d’architecture, Nantes
Daniel Kupferstein, réalisateur.
Maxime Martinot, réalisateur
Valérie Osouf, documentariste
Maximiliano de la Puente, rechercher et réalisateur
Alain Raoust, Cinéaste, professeur associé université Paris 8 Vincennes à Saint-Denis
Raquel Schefer, chercheuse et réalisatrice
Jacopo Rasmi, chercheur et enseignant
Louise Chennevière, ecrivaine
David-Marie Vailhé, urbaniste
Sophie Wahnich, historienne, CNRS, Paris
Valerie Massadian, cineaste
Antoine Granier, vidéaste, cinéaste
Lorenzo Bianchi, réalisateur, producteur, Paris
Gaëlle Obiégly, écrivaine
Catherine Libert, cinéaste, Paris
Boris Nicot realisateur
Jean Pierre Duret, ingénieur du son, réalisateur documentaire
Léa Gasquet, journaliste, Paris
Yves Citton, enseignant de littérature, Université Paris 8
Mathias Rollot, enseignant-chercheur en architecture
Thierry Paquot, Philosophe
Jean Baptiste Bahers, Chargé de recherche CNRS, Université de Nantes
Geneviève Azam, économiste
Laura Mehtali, doctorante en sociologie
Claire Mélot, architecte, doctorante en philosophie
Jules Valeur, ingénieur du son
Franssou Prenant cinéaste
Alice de Lencquesaing, comédienne, Paris
Clément Schneider, cinéaste
Fabien Bidaut, artiste, architecte
Camille Degeye, réalisatrice, Paris
Jean-Robert Viallet, journaliste, auteur, cinéaste
Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique à Sciences Po Lyon
François Nobécourt, directeur de la photographie, Mexico
Caroline Dubois, écrivain
Thomas Le Gouge, philosophe, historien de l’art, Paris
Charlotte Thevenet, enseignante, chercheuse, Paris
Juliette Bayer-Broc, programmatrice, cinéaste, Marseille
Aurélien Gabriel Cohen, doctorant en philosophie et géographie, Université Paris 7 / MNHN
Luc Chessel, critique de cinéma et acteur
Frédéric Neyrat, philosophe
Martine Markovits, programmatrice, Paris
Paul Citron, urbaniste
Yaël André, cinéaste
Clémentine Roy, artiste
Sophie Bruneau, cinéaste
Maxime Combes, économiste
Emilie Hache, philosophe, Université Paris Nanterre
David Graeber, anthropologue, London School of Economics and Political Science
Yannick Haenel, écrivain, Paris
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