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Sous l’oeil de la caméra - Réagir et s’organiser face à la surveillance


Quartier Libre des Lentillères

Dans une interview pour Dijoncter Papier #5 Morgan et Emma reviennent sur la découverte de caméras devant les Tanneries et les Lentillères et sur les processus de réaction qui ont été collectivement mis en place.

Le 18 février, un communiqué de l’Espace autogéré des Tanneries et du Quartier Libre des Lentillères a rendu public la présence de deux caméras cachées devant chacun de ces espaces militants [1]. Un mois après, un rassemblement de plus de 300 personnes déambulait joyeusement dans les rues du centre-ville pour réaffirmer que la surveillance ne sera jamais banalisée.
Morgan est un habitant des Lentillères et Emma une habitante des Tanneries. Iels reviennent sur cette découverte et sur les processus de réaction qu’iels ont mis en place.

Est-ce que vous pouvez nous raconter quelle forme prend la présence policière et la surveillance dans vos quotidiens ?

Morgan :
J’ai ’impression que la présence de la surveillance est un peu générale, elle est liée à mon téléphone et au fichage massif, mais j’ai pas l’impression d’être ciblé particulièrement. Aux Lentillères c’est sûr qu’il y a la menace permanente d’une expulsion. J’habite là-bas depuis 9 ans et tous les ans j’ai cru qu’on allait se faire expulser à la fin de la trêve hivernale. Mais à part ça au quotidien, les flics passent des fois mais la répression prends pas plein de place dans ma vie parce qu’il y a une sorte de statut quo aux lentillères. Il y a plusieurs fois des flics qui sont venus devant chez moi, il y a un côté un peu stressant mais ça n’a jamais débouché sur quoi que ce soit. Je me dis que c’est pas spécialement avec les keufs que ca se décide mais plutôt avec la mairie.

Emma : Aux Tanneries j’ai l’impression qu’il n’y a pas de présence policière au quotidien, à aucun moment j’imagine que la police va débarquer. Par contre c’est sûr que pour moi la répression est aussi dans la surveillance, dans le fichage de qui s’organise ou qui habite aux Tanneries. Comme c’est le cas dans plein d’autres lieux militants.

Comment vous avez réagit en apprenant la présence de ces caméras ?

M : Le truc stressant c’était de se dire qu’il y avait peut-être une procédure judiciaire en cours. Savoir que les flics rassemblent des infos ça met pas très à l’aise. Mais honnêtement apprendre qu’il y avait une caméra ça m’a rien fait, pas plus que toutes les autres caméras qui sont déjà dans ma vie. Savoir qu’elle était cachée ça fait quelque chose, mais je me dis aussi que les flics peuvent avoir accès à tout ce qui se passe sur mon téléphone et que c’est pas visible non plus. En vrai je ressentais plus la répression quand j’avais beaucoup de lien avec le milieu de la drogue, il fallait être loin de son téléphone, trouver plein de stratégies... C’était beaucoup plus présent à ce moment-là.

E : Pour moi ça change un truc dans le sens où j’ai l’impression de maîtriser à peu près la surveillance de mon téléphone. Même si en réalité c’est beaucoup plus latent que ce qu’on peut imaginer. La caméra ça a changé plein de chose. Au début on a beaucoup imaginé que leur présence impliquait une procédure, une enquête et donc des potentielles suites. Ça m’a un peu fait vriller parce que j’ai commencé à réfléchir à tout ce que la caméra avait filmé et au fait que les flics pourraient utiliser des trucs quelconques pour les retourner contre moi. On sait qu’ils ont déjà utilisé tout et n’importe quoi dans d’autres histoires.

Comment vous vous êtes organisé·es pour penser une réaction collective ?

E : Individuellement je pense que j’ai pas fait grand chose à part avoir peur (rires). Au début il y a eu un petit moment de paralysie collective. On a commencé par se dire qu’il fallait vraiment faire quelque chose et après pendant une période il ne s’est rien passé, peut-être parce qu’il fallait qu’on digère la nouvelle. Personnellement j’ai beaucoup stressé, puis il y a eu une réponse collective qui m’a rassuré en me donnant de la prise sur la situation.

M : Moi individuellement je me suis demandé ce que j’avais fait qui serait visible sur ces caméras. Après j’étais paumé, je savais pas s’il fallait médiatiser ou pas. Le premier réflexe que j’ai eu c’est d’aller contre moi-même. Je me disais qu’il fallait pas médiatiser parce que j’étais pris par la peur et que c’est l’arme qu’ils utilisent pour nous niquer, cette espèce de paralysie. Je me suis dit qu’il fallait aller contre ça, en parler et les afficher.

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Est ce que vous pouvez dire deux mots des difficultés à s’organiser face à ce type de répression ?

E : Ça a créé une sorte de secret, c’était difficile d’en parler. D’abord parce que découvrir une caméra ça te fait soupçonner qu’il y ait d’autres outils de surveillance, comme des micros ou des flics infiltrés. Ça crée une méfiance générale. Et il y a aussi l’envie de garder la surprise du « coup politique » de la médiatisation, faire que les flics ne soient pas au courant.

M : Moi j’ai l’impression que la nécessité du secret est bien là. Ça veut dire qu’il ne faut pas en parler beaucoup, pas au téléphone, il faut capter les gens individuellement... On sait pas qui a été mis au courant ou pas... Ça fait que des gens se retrouvent complètement extérieurs à l’histoire. Ça pour moi c’est compliqué parce que ça crée une forme de fierté d’être à l’intérieur du secret. Des personnes l’apprennent tardivement, par des gens qui sont un peu fiers de savoir depuis longtemps. Ça crée plein de rapport d’ego et de pouvoir qui empirent la situation. Est-ce que t’en es, est-ce que t’en es pas ? Est-ce qu’on a de la confiance avec toi ? Ça crée plein de trucs chiants en plus de la difficulté de s’organiser sans nos moyens de communications habituels. Tout ça fait le game des keufs : on se sent tout seul, séparé des autres... Et pour lutter contre ça il faudrait plein d’énergie mais cette énergie est mise à lutter contre les keufs. C’est toujours un peu triste ce que ça crée...

E : Il y a un truc que je vois maintenant mais que j’étais incapable de penser au début, c’est qu’il y avait un enjeu à redescendre en pression. C’était important de faire ça correctement, en respectant des pratiques de sécurité, mais il y avait aussi une part un peu irrationnelle de stress qui a provoqué de la méfiance. Je suis capable de le dire aujourd’hui parce qu’il y a du temps qui est passé, avec un processus collectif et un rassemblement. Sur le moment, on était plusieurs à ne pas être capables de voir ça... C’est un problème parce que c’est exactement là que la surveillance gagne, en mettant des obstacles aux processus d’organisation et en empêchant une réponse vraiment collective qui nous fasse nous sentir ensemble.

Pourquoi avez-vous décidez de rendre ça publique ?

E : Après le premier moment de peur, on s’est demandé si on pouvait tirer quelque chose de positif de tout ça. Les Tanneries et les Lentillères sont dans une situation particulière, ce sont des lieux ancrés à Dijon depuis très longtemps, qui sont fréquentés par énormément de dijonnais·es mais aussi par des gens de partout. Comparé à des histoires de surveillance qui ont touché des personnes de manière individuelle, on était dans une situation qui permettait plus facilement de porter un message politique sur la surveillance. En plus ça tombe dans un contexte particulier. Au même moment des caméras étaient retrouvés chez un militant du mouvement contre les méga bassine et une loi était voté, dans le cadre des JO, pour légaliser un nouvel algorithme de reconnaissance facial. Du coup ça avait du sens de porter un discours plus large.

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Un mois après la médiatisation, il y a eu un rassemblement à Dijon. C’était quoi votre envie avec ce moment ?

M : Personnellement je trouvais ça important et cool de faire un rassemblement. Je nous sentais assez séparé les un.es des autres, et j’avais l’impression de me retrouver seul face à la machine de guerre qu’est l’État. On peut écrire des articles et parler à des journalistes mais ça ne nous lie pas ensemble. Pour moi faire un rassemblement c’est se sentir ensemble en mettant de la force dans un truc concret. C’était pas juste un rassemblement statique, c’était très festif et on est aussi parti·es en manif. Pour moi ça a guéri un truc. Certain·es copains-copines étaient pas là parce qu’iels s’étaient senti·es trop loin du processus, ça m’a rendu triste parce que pour moi c’était le moment de guérir ça, de se sentir ensemble, un peu fort·es, un peu stylé·es, joyeu·ses et visibles. C’était pas un rassemblement méga offensif (même s’il a été interdit), mais pour moi c’était pas tant ça le but, le but c’était plutôt de trouver de la joie et de se dire que c’est nous, les gens visé·es par cette surveillance, et qu’on peut pas se laisser séparer. J’ai l’impression que c’est ce que ça nous a donné. Ça m’a fait trop du bien, c’était plein de force, plein de joie, un peu familial (rires), pas au sens hétéronormé et nucléaire bien sûr mais au sens où on partage nos vies quotidiennes et que certains moments sont un peu rituels ou cérémoniaux comme dans une famille. On partage de la force, on montre qu’on est là, on prend la rue.

Aussi il y a une particularité, c’est que l’organisation du rassemblement était en mixité choisie.

M : Ouais, on l’a pas décidé mais de fait on s’est retrouvé·es en mixité choisie sans mec cis et c’était vraiment super. La place des interviews et le fait de parler avec des journalistes, c’est des trucs qui sont genrés. Il y a des personnes qui ne sont pas des mecs cis et qui se sentent de prendre cette place mais moi non par exemple. Organiser un rassemblement, ça donne de la place à des gens qui se sentent pas de faire ça ou qui ne sont pas mises en avant. On pouvait partager nos doutes, se dire qu’on était stressé·es,... S’il y avait eu plein de mecs cis absolument sûrs d’eux, j’aurais juste suivi un truc. Là, l’organisation permettait le doute sans laisser place à l’inaction, un doute qui donne de la confiance et permet de soigner le processus collectif.

E : J’ai trouvé le rassemblement super. Le fait qu’il ait été interdit mais qu’il ait quand même eu lieu et qu’il se soit bien passé, je pense que c’est un des trucs les plus forts qui aient été faits dans cette séquence. Ça m’a fait du bien parce que c’est venu mettre une fin à la première étape de ce processus.

C’est quoi votre moment préféré ?

M : Moi j’avais participé à faire une banderole de cinq mètre de haut. On s’est rendu·es compte après l’avoir fait qu’on avait plus vraiment de spot pour l’accrocher... On est quand même parti·es au lieu de rendez-vous sans savoir ce qu’on allait en faire, alors on l’a laissée dans un vélo, mais les keufs se sont immédiatement postés autour. Quand on a fini par partir en manif sauvage, on a vu les keufs qui se cassaient, on a récupéré la banderole et c’était vraiment joyeux, comme si tous nos problèmes s’annulaient au fur et à mesure du rassemblement. Après on est allé·es place de la Lib’ devant la mairie et on a réussi à accrocher cette banderole sur les grilles de la mairie ! On a même réussi à la récupérer après, ce qui était vraiment inespéré. À ce moment-là, il y avait des objets électriques qui avaient été déversés devant la mairie et des gens se sont mis à les faire passer à travers les grilles. Plein de petits objets électroniques potentiellement sur écoute ont été balancés de l’autre coté des grilles de la mairie, avec des keufs cachés qui nous regardaient faire, c’était vraiment drôle !

E : C’est sur, c’est mon moment pref aussi (rires).

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Quelles traces vous aura laissé cette aventure ?

E : Je pense que c’est pas fini. Il y aura encore d’autre choses qui vont se décanter et ressortir dans les prochains mois. Ce que je garde en tête, c’est de davantage soigner les processus collectifs et de trouver des moyens de faire redescendre la pression et l’emprise de la surveillance, ce qu’elle provoque comme peur sur nous, comment ne pas se laisser submerger par cette peur. J’ai pas la solution pour le moment...

M : Je sais pas quelle trace politique ça laisse d’avoir dénoncé ça. Par contre humainement, comme à chaque fois que j’ai l’impression qu’on fait collectivement des erreurs, j’espère qu’on va apprendre de ces erreurs et ne pas les répéter. Est-ce que la prochaine fois on se demandera si toutes les personnes qui habitent juste devant cette caméra sont bien au courant ? Est-ce qu’on prendra en charge un peu mieux la diffusion de l’information, même si elle doit rester cachée ? Est-ce qu’on aura plus d’attention à ne pas créer des distances entre nous ? J’espère que c’est le genre de traces que ça laissera en nous.

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Notes

[1Pour récapituler l’histoire : En octobre 2022, deux dispositifs de vidéosurveillance sont découverts aux entrées de l’espace autogéré des Tanneries et du Quartier libre des Lentillères. Camouflés dans des boîtiers anodins accrochés au sommet de poteaux électriques, les deux dispositifs sont composés d’une caméra à globe orientable et d’une antenne de transmission des données, et alimentés par le biais du poteau électrique. L’analyse de photos privées et de google street view permettent d’attester la présence de telles caméras aux mêmes endroits depuis au moins 2019, sur des périodes de plusieurs mois. Janvier 2023 : sortie d’un communiqué signé par des usagers des Tanneries et des Lentillères dénonçant la surveillance dont illes ont fait l’objet et appelant à un rassemblement trois semaines plus tard dans le centre-ville de Dijon. Début Février, sortie d’une tribune de soutien dénonçant la surveillance policière, portée par le syndicat Solidaires 21 et co-signée par de multiplent organisations et personnalités du monde dijonnais. 17 février, la préfecture publie un arrêté interdisant le rassemblement « Bal masqué contre la surveillance policière » prévu pour le lendemain. 18 février, conférence de presse conjointe de l’espace autogéré des Tanneries, le Quartier Libre des Lentillères, Solidaires 21 et la Ligue des Droits de l’Homme qui tous-tes dénoncent une surveillance politique. Ce même jour, 300 personnes sont présentes au rassemblement de soutien place du Bar Heuzet malgré l’arrêté d’interdiction de la préfecture, prises de paroles de la Quadrature du Net et de Saccage2024 et manifestation festive en ville contre l’Etat policier. A ce jour, aucune réponse des institutions publiques prises à partie et reflexion en cours sur les poursuites juridiques à donner à cette affaire.

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