Samedi à 18h30 mon téléphone me notifie que j’ai reçu un message sur le groupe Whatsapp que je partage avec mes collègues de travail. Depuis six ans, je suis professeure des écoles aux Grésilles dans l’école élémentaire Champollion. Au cœur du quartier, notre école porte le nom d’un égyptologue français. Difficile pour des enfants très majoritairement non blancs de s’identifier à ce genre de personnage. On pourrait dire que c’est un détail mais on pourrait aussi dire que ça dit des choses sur un impérialisme colonial qui n’est pas derrière nous.
Le samedi, si je reçois un message sur le fil Whatsapp de l’école c’est pour apprendre qu’on aura une tarte aux cerises à midi dans la salle des maîtres. Mais cette fois, ce n’était pas une tarte aux cerises, c’était “l’école brûle”. Les notifications s’accélèrent, une classe brûle, toute l’école brûle, les pompiers disent que les fumées vont détériorer l’ensemble du bâtiment… et puis finalement ils arrivent à maîtriser le feu. Panique à bord. Je pense à tout le matériel pédagogique qu’on réunit péniblement, année après année, pour faire d’une classe un univers à habiter ensemble pour apprendre, comprendre, créer, expliquer… Je pense à ce que les enfants avaient laissé dans leurs casiers. Les messages défilent. Je n’arrive pas à savoir quoi faire. J’ai peur. J’ai pas peur du feu, j’ai peur de ce que cet incendie va générer.
Les Grésilles n’ont pas bonne presse. Alors après ce genre d’évènement il ne faut pas s’attendre à de la finesse.
“Incendie volontaire d’une école à Dijon, quatrième nuit de violence.”
“Le maire enjoint les familles à exercer leur autorité parentale auprès de leurs enfants mineurs. Il remercie les pompiers et les forces de l’ordre. “
Et j’en passe.
Rien dans ces articles sur la colère, sur Nahel, sur les violences policières, sur le racisme, sur la pauvreté, sur les inégalités, sur l’injustice…
Et rien sur cette ville dans la ville, puisqu’aux Grésilles on n’a pas les mêmes privilèges qu’à Dijon.
Pour ne parler que de l’école, l’observatoire de la cohésion sociale, soit un groupe de statisticien.nes qui travaille pour Dijon Métropole, nous a présenté dernièrement une étude socio-économique comparative entre l’ensemble des écoles de Dijon et spécifiquement celles des Grésilles. Voici quelques résultats. Notez avec moi que ces données sont entre les mains de la municipalité, puisqu’elles sont produites par leur services, mais qu’elles n’apparaissent jamais dans les articles de presse ou dans les discours rapportés par les élus.
51% des familles des élèves scolarisés aux Grésilles appartiennent aux classes à faible niveau de vie en France métropolitaine. Dans le quartier Champollion le pourcentage monte à 66%.
Aux Grésilles 56% des familles vivent dans des logements sociaux contre seulement 14% à Dijon.
En moyenne, un actif au Grésilles gagne 490 euros de moins par mois que le revenu médian dijonnais.
Les familles monoparentales sont les plus touchées par la pauvreté.
15% des jeunes aux Grésilles (18-24 ans) n’ont ni emploi ni formation.
Dans son enquête, l’observatoire utilise l’IPS, Indice de Position Sociale. Il permet d’appréhender le statut social des élèves à partir des professions et catégories sociales (PCS) de leurs parents. La comparaison de l’IPS des élèves des différentes écoles de Dijon montre que toutes les écoles des Grésilles font partie des écoles dites “très défavorisées” alors qu’un tiers des écoles de Dijon font partie des écoles dites ”favorisées”. L’IPS le plus faible des écoles de l’agglomération est enregistré par l’école Champollion : 75 points contre 126 points en moyenne pour les établissements du premier degré à Dijon.
Ce constat posé, on se demande pourquoi les budgets par élève sont les mêmes pour toutes les écoles de l’agglomération dijonnaise ?
Pourquoi ceux qui nous emploient ne font pas la différence entre des maîtresses et des supers héroïnes capables de faire l’impossible ?
Pourquoi, vendredi, le préfet a fait interdire notre fête d’école alors qu’il a simplement alerté les autres établissements qui fêtaient la fin de l’année ?
Nos élèves vivent une réalité qu’on ne peut pas appréhender quand on est soi-même propriétaire, fonctionnaire, diplomé.e, blanc.he et dans une situation régulière depuis et pour toujours. Je parle pour moi qui coche les différentes cases que je viens de nommer.
Alors, malgré ma tristesse, celle de mes collègues, notre tristesse d’avoir perdu beaucoup, je me dis que, moi, nous, on ne sait pas ce que c’est d’avoir plus rien à perdre. Plus rien à perdre parce qu’on a perdu un frère, un fils, un ami assassiné par la police.
Combien sont-elles, combien sont-ils à avoir la sensation d’avoir perdu le game ? Perdu le game de l’école, perdu le game des études, perdu le game de l’ascenseur social auquel on a essayé de croire ?
Aujourd’hui nous sommes retournées à l’école, on n’avait pas le droit d’y entrer, vapeurs toxiques en suspension.
J’ai retrouvé mes collègues et comme toujours on n’est pas d’accord sur tout. Mais c’était pas important. Ce qui l’était, c’était de dire à l’adjoint au maire, aux élu.es, à l’inspecteur que toutes, on aime cette école, on aime nos élèves, on aime les Grésilles, on aime travailler avec les familles du quartier et que tout ça, ça fait un grand ensemble. Nous on aime ce grand ensemble et on veut y rester, ensemble.
On a posé beaucoup de questions, la rentrée ?, la fin de l’année ?, les locaux ?, quand ?, les travaux ?, quoi ?, récupérer nos affaires ?, voir les enfants au parc des Grésilles avec leur familles ?, manger un couscous à la MJC avec les agents d’entretiens ?, … mais on a demandé une seule chose, rester une équipe, CETTE équipe dans CE quartier.
… et puis, avant tout ça, avant le feu, on se préparait aux classes flexibles et à l’école du dehors. Alors bon, on devrait trouver une manière de s’aménager une rentrée pas pire avec nos élèves.
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