« D’où le mot « cybernétique » que j’ai fait dériver du mot grec kubernets, ou « pilote », le même mot grec dont nous faisons en fin de compte notre mot « Gouverner » (…) La thèse de ce livre est que la société ne peut être comprise que par une étude des messages et des dispositifs de communication qu’elle contient ; et que, dans le développement futur de ces messages et de ces dispositifs, les messages entre l’homme et les machines, entre les machines et l’homme, et entre la machine et la machine sont appelés à jouer un rôle sans cesse croissant. »
Norbert Wiener, Cybernétique et société
Jeudi 11 avril 2019 se tenait l’inauguration du projet de Smart city à Dijon, plus particulièrement de son poste de pilotage connecté - « Le poste de pilotage, qui sera opérationnel fin 2018, remplacera les 6 postes de contrôle actuels (PC Sécurité, PC Police Municipale, Centre de Supervision Urbaine, PC Circulation, Allo Mairie et PC Neige) (…) le poste de pilotage permettra de gérer à distance, de coordonner et d’entretenir la plupart des équipements urbains de la métropole » nous prévient le dossier de presse - élément au cœur du projet ONDijon.
L’événement s’est tenu en grande pompe au 64 quai Nicolas Rolin, en compagnie du maire de Dijon, François Rebsamen, de la présidente de la région Bourgogne-Franche-Comté, Marie-Guite Dufay, du président-directeur général du groupe Bouygues, Martin Bouygues, du président-directeur général du groupe EDF, Jean-Bernard Lévy, du directeur général du groupe SUEZ, Jean-Louis Chaussade, du président de Capegemini France, Jérôme Siméon. Une certaine idée de l’enfer sur terre. Nous avons pu y assister.
Pour y participer il fallait être invité, tout le monde n’a pas en effet le droit de voir Martin Bouygues boire du Crémant de Bourgogne. L’événement était organisé par la société de communication publique Ginger Blue et animé par sa directrice Hélène Enginger, ancienne directrice de la communication chez Suez. La cérémonie a réuni les grands de ce monde, c’est peu dire que ONDijon fascine les partisans de l’urbanisme 3.0, les fans de l’Open Data, les ultras du smartphone ... Bref, tout ce qui se fait de meilleur dans le genre agent du cyber-capitalisme, prêt à nous construire une nouvelle société de contrôle où la vie n’est plus qu’une question de bits et d’algorithme prédictif. Renoncer à toutes formes-de-vie sensible, commune et partagée, semble être ce qui les rassemble. Ils sont déjà des cyborgs, mi capitaliste sauvage, mi machine de guerre. Dijon est en passe de devenir un laboratoire pour « la métropole de demain », elle combine tous les aspects qu’une ville smart peut compter : elle est sécuritaire (269 caméras de vidéo-surveillance remplacées, intégration du poste de la police municipale au poste de pilotage connecté), elle est écologique et du même coup économe, leitmotiv principal du capitalisme vert (34000 points lumineux rénovés en remplaçant les vieilles ampoules par des LED pimpantes), elle est citoyenne (« C’est une métropole qui avance, pas pour nous même, mais au service du citoyen » osera François Rebsamen dans un moment d’égarement), elle est toute droite tendue vers l’économie et glorifie le flux. Dijon est par ailleurs arrivé en finale, l’année dernière, d’une sorte de ligue des champions de la smart city organisée à Barcelone, la Smart City Expo World Congress, aux côtés de mégalopoles mondiales telles que Londres, Singapour, ou bien encore Melbourne. Les bus iront vite. On se rendra au travail en un rien de temps, les bus seront équipés d’un système permettant aux feux tricolores de passer au vert dès qu’un bus s’approchera de l’un d’eux, de manière automatique.
Cet exemple parmi d’autres réactualise, dans l’espace social, la notion de feedback, ou de boucle rétroactive, notion de base de la plus toute jeune science de l’automatique. Soit une commande d’entrée, un ordre donné à un système, le système interprète l’ordre, et exécute une commande, c’est la sortie. Cependant, comme « le transfert de l’information ne peut avoir lieu sans une certaine dépense d’énergie », c’est-à-dire que l’ordre des choses tend naturellement vers un chaos physique, la sortie n’est jamais tout à fait l’entrée. De sorte qu’il faille en permanence ajuster la sortie d’un système en fonction de l’écart remarqué entre elle et l’entrée.
« La rétroaction est la commande d’un système au moyen de la réintroduction, dans ce système, des résultats de son action »
La tendance qu’a le monde physique, celui des atomes et des constellations, à se désorganiser en permanence a un nom en science physique : c’est l’accroissement inévitable de l’entropie. L’entropie caractérise le niveau de désordre d’un système. Cette notion a autant d’importance dans la tête de tout bon agent de la cybernétique capitaliste qui planche sur la gouvernance de la smart city, que dans la tête de tout bon astronome qui planche sur la mort thermique de l’Univers. L’entropie aura, quoiqu’il advienne, raison de tout, partout. C’est pour cela que ΔS, qui est la notation physique de l’entropie, hante l’esprit de Martin Bouygues. ΔS aura même raison de son monde, et au lieu de le vivre dans la résilience, Martin s’entête à construire un monde inhabitable pour tout ce qui ne lui ressemble pas, voué à l’échec, comme un ado borné et frustré. Martin, t’es un gamin et en plus, t’es pas drôle !
Cette idée il n’est pas le premier à l’avoir eu, les cybernéticiens lors des conférences Macy, dans l’ère de l’après seconde guerre mondiale, lui ont largement ouvert la voie. Rendre la société gouvernable par la technique et le calcul dans le souci d’asseoir un ordre mondial sécurisant les capitaux et les corps des puissants, était leur mission. Rendre toute insurrection contre cet état des choses impossible, était leur mission. Ils ont quelque part réussi à ressusciter le mythe de la Mathesis universalis. Il faut bien reconnaître qu’ils n’ont pas tout à fait échoué jusqu’à présent, que leur héritage intellectuelle est encore vivant. Ces conférences Macy, du nom d’un capitaine de la Navy au XIXe siècle, étaient un pot-pourri de mathématiciens, de physiciens, de médecins, de psychologues, des sociologues, tous réputés dans leur domaine. On y trouvait notamment John Von Neumann, physicien légendaire, principal architecte du projet Manhattan aux côtés de l’US Army, ou encore Norbert Wiener, auteur du célèbre Cybernétique et société sous-titré L’usage humain des êtres humains.
« On dirait presque que le progrès lui-même, et notre combat contre l’entropie, s’avèrent précisément former peu à peu la pente face à laquelle nous essayons de fuir »
Quand bien même la cybernétique contient en elle-même des contradictions indépassables qui la feront tomber d’elle-même, entropie oblige, il n’en reste pas moins qu’elle colonise nos âmes aujourd’hui. Que faire dès lors, face à cette puissance totalisante en roue libre, arrachant tout ce qu’il peut y avoir de vie à son milieu ? Un milliard de choses. Pour commencer, se pointer aux inaugurations de projets de villes intelligentes, et faire de l’intelligence au sens où l’ennemi l’utilise, c’est-à-dire passer derrière les lignes, se rendre au cœur du mal, pour récolter de l’information. A l’inauguration du projet ONDijon, on pouvait trouver tous nos types d’ennemis puisque il est issu d’un partenariat public-privé entre la métropole de Dijon et un groupement de 4 entreprises (Bouygues, EDF, SUEZ, Capegemini). Nos ennemis de la puissance publique, administrateur du monde, que l’on voit tous les jours se mettre en scène sur les plateaux de télévision, et nos ennemis de la puissance privée, véritables inspirateurs du monde cyber-capitaliste, beaucoup plus farouches, ne goûtant que très peu à la lumière, car eux savent bien que leurs têtes sont mises à prix. Ce genre d’événement, même s’il ne constitue pas en soit l’épicentre du pouvoir, a l’avantage de braquer les projecteurs sur l’intégralité des troupes adverses.
Jeudi 11 avril 2019, nous sommes conviés au 64 quai Nicolas Rolin à 15h30. Nous arrivons directement à la gare de Dijon Ville, on nous y attend déjà. Des hôtesses d’accueil installées dans le hall de la gare vérifient sur un listing si nous sommes bien invités, et nous orientent vers la sortie sud de la gare où des navettes nous attendent pour nous emmener au poste de pilotage. Nous prenons place dans une navette avec ce qui fera le dur de la faune de l’événement : des hommes, quinquas, blancs, en costume trois pièces et à l’haleine fétide. Cinq minutes suffisent pour rejoindre le poste, nous aurions finalement très bien pu y aller à pied. Arrivés sur place, nous faisons face à un bâtiment cubique floqué aux motifs que l’on retrouve sur les QR code. C’est un peu ridicule, mais le message est là à qui passera devant ce bâtiment : « ici, nous sommes à la pointe, nous construisons votre futur ».
Devant les grilles, dans la rue, stationnent deux véhicule Citroën Berlingo de la mission Sentinelle avec environ cinq hommes en faction sur le trottoir spécialement débarqués pour l’occasion. Nous faisons la queue, des vigiles vérifient nos invitations et nous invitent à rentrer dans la cour. C’est là que nous avons de nouveau affaire à des hôtesses, elles nous tendent un tour de cou où pend notre invitation sur laquelle est inscrit notre nom et notre fonction, ce qui sera très utile pour scanner la sociologie de la foule. Elles nous donnent également un bracelet qui devra s’illuminer au moment de l’inauguration formelle. Les gens attendent dehors que l’on ouvre les portes de l’immense barnum monté pour l’occasion dans lequel aura lieu la cérémonie qui doit débuter à 16h. Heureusement qu’il fait beau. Les portes s’ouvrent enfin au bout de quelques minutes et nous apparaît alors une ambiance à mi-chemin entre un club hype d’un samedi soir pour l’acoustique et un Vapostore pour l’enfumage de l’air, le tout accompagné de flashs stroboscopiques de lumière bleue. On n’y voit pas grand chose au début. Les invités rentrent par grappe, s’installent au fur et à mesure autour de ce qui semble être une scène, elle même surmontée d’une estrade sur laquelle deux sortes de grands pupitres sont installés. Les gens se posent et blaguent sur les cravates moches des voisins. Les hommes se parlent avec la suffisance qui caractérise si bien les personnes de cette classe. Les rires nerveux résonnent sous le chapiteau malgré l’assourdissante musique techno qu’assènent les baffles. La sensation d’être entouré de fous furieux se fait de plus en plus pressante, malheureusement ce n’est qu’un début. Monte alors sur scène Hélène Enginger, l’animatrice de la journée, elle prend la parole et présente brièvement le projet. Voici nos passages favoris de son discours inaugural :
« Le poste de pilotage connecté est un peu le cœur palpitant du projet … Tchouc tchouc, tchouc tchouc [Elle fait les bruits de battements de cœur avec sa bouche] »
« ONDijon, vous allez le voir c’est un projet inédit de smart city en France, à la Française »
« C’est la promesse d’une métropole connectée, mais ancrée dans la réalité, flexible mais résiliente, technologique mais humaine »
Après ce bref propos introductif, les différents présidents-directeurs généraux et les responsables politiques sont invités à monter sur scène également. Ils prennent à leur tour la parole, nous retranscrivons ci dessous les meilleurs moments :
« C’est pas en me levant un matin que je me suis dit : « on va faire ONDijon ! », c’est après mûre réflexion, avec le DGS, les ingénieurs qui l’accompagnaient à l’époque, pour certains d’ailleurs sont partis dans les grands groupes privés » (François Rebsamen)
« Rien ne peut se faire sans le numérique, il n’y a pas de développement sans le numérique, donc ce numérique faut que nous soyons présents par le biais des infrastructures, c’est la base » (Marie-Guite Dufay)
« Mais alors, ici à Dijon, dans la métropole, on dépasse toutes les bornes, on dépasse toutes les frontières ! Vous pouvez pas savoir comme c’est une émotion, de la part d’une présidente de région, que de pouvoir être au côté d’une métropole pareille ! La ville de demain c’est ici qu’elle s’invente, c’est dans le monde entier que l’on parle de Dijon ! » (Marie-Guite Dufay)
« Je pense que ce projet apporte beaucoup d’opportunités. Je pense aux personnes âgés, je pense aux personnes les plus faibles … Ça va être une manière de leurs offrir des services complémentaires, efficaces, pour leur faciliter la vie et améliorer leur condition de vie » (Martin Bouygues)
« Il fallait une ville pour innover, ça a été Dijon, le mérite évidemment à son maire » (Martin Bouygues)
« Nous avons maintenant une plateforme qui peut s’ouvrir à de nouvelles applications, à d’autres services collectifs, à d’autres idées, qui peuvent mettre la donnée, la nouvelle matière première essentielle, au service de nouvelles applications » (Jean-Bernard Lévy)
« Grâce à toutes ces informations on est capable de faire parler entre eux, non seulement les systèmes, mais aussi les habitants, les citoyens, les usagers, avec la ville et avec les services, ce qui fait que ça va créer une fluidité, un bien-être de vivre, et ça va générer de nouveaux services, grâce à une gestion, j’allais dire, Open Data » (Jean-Louis Chaussade)
« C’est un des plus grand, si ce n’est le plus grand, projet d’Open Data en France aujourd’hui » (Jérôme Siméon)
« Le numérique est un élément très important d’un développement équilibré de demain parce que de nouvelles applications vont apparaître (…) des maires de France, d’Europe, et du monde vont venir voir comment ça fonctionne » (François Rebsamen)
« Le monde se transforme, le monde devient de plus en plus urbain, les cités ont besoin de s’adapter aux désirs nouveaux des citoyens, d’avoir une meilleure qualité de vie, d’avoir une ville plus fluide, plus agréable, plus conviviale, la transformation de la ville fait partie du projet » (Martin Bouygues)
Voilà pour les perles. Nous laissons au lecteur le soin de juger le degré de cynisme des précédentes déclarations, notamment autour de l’ancienne ville intelligente égale ville plus inclusive, comme si nous avions besoin du fatras technologique pour bien vivre. En réalité, cette justification fallacieuse ne peut cacher les vraies motivations pour lesquelles ces projets sont construits : fluidifier les flux pour accélérer le processus d’économisation du monde, augmenter le contrôle pour contrecarrer toute forme de rébellion.
Suite à ces prises de parole, les différents notables sont invités à monter sur l’estrade, faisant face à la fois à l’assistance mais aussi aux deux gros pupitres installés sur celle-ci, pour simuler la mise en fonctionnement du poste de pilotage connecté. Vient alors une scène aussi grotesque qu’angoissante, les gros pupitres se transforment en énormes tables tactiles numériques façon Minority report, où apparaissent des empreintes de mains. Les président-directeurs généraux sont alors priés d’apposer leurs mains sur les écrans pour déclencher l’activation du système. Un peu comme l’idée que l’on peut se faire de la procédure de lancement de la bombe atomique. Une fois les 6 mains reconnues par le système, un décompte retentit avec une grosse voix bien virile en anglais à la manière des voix-off que l’on entend dans les bandes annonces de blockbuster hollywoodien. « Bravo à tous ! » conclut Hélène Enginger à la fin du décompte. Génial, merci, c’est un plaisir ! A deux mètres de nous, un homme dans un groupe de personne s’inquiète un peu : « Ça fait très Matrix, on aurait dit qu’ils allaient envoyer des bombes sur le monde entier ! ». Éclats de rire général dans le petit groupe. Ils sont habités.
Le temps des visites du poste de pilotage arrive, nous allons pouvoir voir à quoi correspond concrètement ce projet de ville intelligente. Seulement, les visites sont très courtes, cinq minutes pas plus, et c’est par petits groupes qu’elles s’effectuent. Il nous reste une bonne heure avant l’horaire auquel nous nous sommes au préalable inscrits pour la faire. Le temps de flâner un peu au milieu de nos nouveaux amis, de les rencontrer, de boire (un peu trop) de crémant de Bourgogne, de goûter au foie gras et aux macarons à la violette. Un colonel de l’armée de terre est là, des femmes se pressent pour prendre un selfie avec lui, un officier de gendarmerie, responsable de la nouvelle école des sous-officiers de la gendarmerie de Dijon est également là, il se prête bien volontier au jeu des convenances qui incombe aux relations publiques. Plus loin un groupe détonne, c’est celui des techniciens de la maintenance du poste de pilotage, ils sont vêtus de gilets oranges fluos et de pantalons bleu marine, rien à voir avec les costumes des autres. En fait, ils sont en train de se prendre en photo dans un espèce de photomaton installé au fond de la salle. Le tirage est automatique et fournit une photo offerte avec un encadré sur lequel est imprimé en lettres capitales : « INNAUGURATION DU PROJET ONDIJON DE METROPOLE INTELLIGENTE ET CONNECTEE. DIJON – 11 AVRIL 2019 ».
Nous nous faisons tirer le portrait juste après eux et comparons nos photos. Ce sont probablement les personnes les plus responsables ici présentes, nous nous sentons tout de suite mieux en leur compagnie. Nous échangeons un peu à propos du projet ONDijon. Ce sont bien des agents de la métropole, ils sont chargés de la maintenance des dispositifs, mais par exemple pas de la fibre optique. Les compétences sont partagées avec le privé, ce qui est un trait particulier de ce genre de projet. La frontière entre intérêt public et intérêt privé s’efface pour faire place à l’intérêt économique comme valeur unique. Nous bougeons de groupe en groupe, nous bousculons ceux qui nous gênent sans embarras, c’est pas tous les jours que nous nous croisons après tout. Et puis tout ça commence à sérieusement nous gonfler. Une vieille dame seule à l’air bien sympathique, qu’à cela ne tienne nous l’abordons. Elle a la bouche pleine de foie gras. Elle se présente comme une simple Dijonnaise, mais que peut-elle bien faire ici, n’est-ce pas un peu select comme endroit ? Nous creusons un peu, nous sentons que ça ne peut être aussi simple. Mais non, c’est une adhérente du Parti socialiste bien sûr ! Le parti, ou plutôt le spectre politique, auquel le maire appartient ! Elle n’a pas d’avis sur le projet, elle fait juste toutes les inaugurations auxquelles Monsieur le maire veut bien l’inviter, y a deux semaines c’était une nouvelle source d’eau : « Avec des personnalités aussi ! ». Passionnant. Nous passons.
Alors, alors, y-a-t-il quelque chose d’intéressant à se mettre sous la dent. Un cadre d’EDF, trop barbant. Un responsable du crédit foncier de France, il est moche. Une hôtesse d’accueil, elles sont surmenées, elles n’auront pas de temps à nous accorder. Tiens un universitaire au crâne dégarni, que vient-il faire ici ? Nous apprenons que c’est un homme de science, un microbiologiste, mais qu’il n’est pas venu ici avec cette casquette, il s’occupe en fait de la toute nouvelle chaire spécialement dédiée à la smart city créée en février 2019 à l’université de Bourgogne. Et oui Jamy ! Dijon, attire un max d’écoles d’ingénieurs sous l’impulsion du projet ONDijon : l’ESEO ou encore l’ESTP Paris, l’école spéciale des travaux publics, on peut même faire, à l’université, un Master 2 « Smart City et gouvernance de la donnée ». Il faut que nous nous rendions à l’évidence, l’intelligence a ses limites avec les gens chiants, ça nous coûte énormément d’énergie de faire semblant, comme si tout ça était parfaitement normal. L’espionnage produit nécessairement des gens dingues. Il est impossible de tenir une légende sans se confondre avec elle-même au bout d’un moment, le danger est schizophrénique. Les vestes de costumes que nous portons déteignent sur nous, les chemises de jeunes cadres dynamiques nous écrasent à l’intérieur d’un rôle que nous ne maîtrisons plus tellement. Nous décidons alors de nous asseoir dans un gros canapé en simili cuir blanc et de laisser le temps filer. Pour se redonner un peu de vigueur, nous repensons à un passage de La société industrielle et son avenir de notre cher Ted :
« Pour toutes ces raisons, la technologie est une force sociale bien plus puissante que l’aspiration à la liberté. Mais il faut apporter à cette affirmation une réserve de taille. Il est certain qu’au cours des prochaines décennies, le système industriel-technologique subira des tensions considérables liées aux problèmes écologiques et économiques, et plus particulièrement aux troubles du comportement humain (aliénation, rébellion, agressivité, troubles sociaux et psychologiques divers). Nous espérons que ces tensions prévisibles entraîneront le système à sa perte, ou du moins l’affaibliront suffisamment pour qu’une révolution se produise et soit victorieuse. Alors seulement aura t-on la preuve que le désir de liberté est plus puissant que la technologie. »
Qu’aurait-il fait ? Probablement qu’il aurait réservé au poste de pilotage connecté le même sort qu’a connu une vieille cathédrale parisienne récemment. Ça n’aurait évidemment pas le même panache. Cependant, il est sûr que les grandes fortunes se précipiteraient de la même manière pour le reconstruire, non pas pour se donner bonne conscience ou soigner leur image, mais pour maintenir leur contrôle.
Il est l’heure de la visite. Un groupe d’une quinzaine de personnes s’est créé devant le bâtiment. Nous pénétrons à l’intérieur d’un immeuble vide, aux murs blancs, et grimpons comme ça trois étages par un escalier en béton. Nous arrivons devant l’accueil du poste, le design est très épuré et donne une ambiance start-up branché comme il faut. Nous suivons notre guide, Blaise un brave type chargé de la filière numérique pour la métropole, dans une grande salle totalement vide. Il nous prévient d’emblée : « Je n’ai que 5 minutes pour vous présenter le projet, c’est la commande, la règle du jeu ». A ce moment là, nous sommes tous face à une immense baie vitrée qui donne, comme si nous étions sur une mezzanine, une vue plongeante sur une salle de contrôle avec deux rangées d’une vingtaine d’écrans d’ordinateurs chacune, le tout faisant face à un mur de plus gros écrans, surmonté d’une horloge digitale. C’est moins impressionnant qu’un centre de contrôle de mission de la NASA, mais un peu plus que le poste de commandement de Nicolas, l’officier de liaison pour le comité de surveillance du voisinage dans Hot Fuzz.
Blaise nous apprend que la surface qu’occupe le poste est de 1200m² qu’il y a environ 50 personnes qui y travailleront à temps plein, dont 30 issues des collectivités et 20 des entreprises privés. Blaise a décidé de nous en mettre plein la vue, il se donne : « Ici, c’est vraiment le cœur du réacteur du projet ONDijon ! ». Il pointe du doigt une direction plus à gauche pour commencer, nous ne voyons pas ce qu’il y a trop à regarder, il nous invite à nous coller à la baie vitrée pour essayer de deviner le « Centre d’information et de veille opérationnelle ». C’est la partie du projet consacrée aux policiers municipaux et aux opérateurs vidéos, la bonne surveillance bien classique, que nous ne sommes malheureusement pas autorisés à voir « pour des raisons de confidentialité ». Apparemment, l’installation est pratiquement la même que ce que nous avons devant nous. Blaise y vient. Dans le poste de commande qu’il y a face à nous, les opérateurs géreront le nettoyage de la voirie, la télésurveillance des bâtiments publiques, les feux de circulation, l’éclairage public, les bornes escamotables, toutes les interventions techniques ... Plus à droite, c’est la partie sur la mobilité sur le territoire consacrée à la gestion du trafic des bus, des tramways, du stationnement. Encore à droite, toujours en bas, il y a une salle avec des antennes téléphoniques où arrive l’ensemble des appels des habitants, c’est l’ancien service "Allô mairie" transformé en "Allô Grand Dijon", environ 400 appels/jour.
Maintenant, nous levons nos yeux et à notre droite se trouve une salle avec un grand bureau central faisant face à un nouveau mur d’écrans. « Ici, c’est la salle de crise. Elle a vocation à servir en cas d’événements exceptionnels » apprenons-nous, il y a déjà des gens à l’intérieur qui ont l’air de s’ennuyer face à leurs ordinateurs. En balayant du regard d’un point fixe, nous sommes passés des déchets aux flics, des feux tricolores à la salle de crise, des tramways à la télésurveillance des bâtiments publics. On se croit plongé dans un mauvais rêve de ceux qui font grincer les dents la nuit, duquel on se réveille en sueur, mais rien n’y fera, tout ça est bien réel. De toute manière, la visite est déjà finie. Nous décidons de ne pas totalement suivre le groupe qui redescend déjà et de nous perdre un peu dans les couloirs. Nous découvrons qu’à chaque étage des citations de personnalités, probablement piochées au hasard sur citations.com, complètement fumeuses, sont inscrites sur les murs. Au 2e étage on peut lire une citation de Coluche : « Les portes de l’avenir sont ouvertes à ceux qui savent les pousser », au 1er c’est une citation de Woody Allen : « Un comportement bon et honnête n’est pas seulement moral, mais peut également être pratiqué par téléphone ». Ce genre de mise en scène de la parole va parfaitement bien avec une entreprise plus large visant à vider le langage de son sens, même parfois à renverser totalement le sens des mots : habiter dans un camp de travail planétaire devient habiter dans une ville plus conviviale, saccager les corps de ses semblables devient se mettre au service du citoyen, une ville sèche pour les âmes, qui ne font plus que la traverser, promise à un désastre inéluctable devient une ville intelligente. Il se fait tard pour nous, et l’alcool que nous avons bu en trop grande quantité nous fait tourner la tête, ne nous facilitant pas la tâche pour sortir de cette maison de fous. Peu à peu nous nous éloignons de ce bâtiment, quittons nos amis éphémères, laissant derrière nous les barbelés qui entourent le lieu pour revenir à des aventures plus saines.
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